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Mais, me direz-vous en souriant, car tant de naïveté, tant d'ignorance font sourire, ce que vous entendiez là, n'était-ce pas simplement un poème longuement élaboré, puis récité, ou jailli sous la poussée de l'inspiration ?... Oui, je sais... quand le fracas des mots heurtés les uns contre les autres couvre leur sens... quand frottés les uns contre les autres, ils le recouvrent de gerbes étincelantes... quand dans chaque mot son sens réduit à un petit noyau est entouré de vastes étendues brumeuses... quand il est dissimulé par un jeu de reflets, de réverbérations, de miroitements... quand les mots entourés d'un halo semblent voguer suspendus à distance les uns des autres... quand se posant en nous un par un, ils s'implantent, s'imbibent lentement de notre plus obscure substance, nous emplissent tout entiers, se dilatent, s'épandent à notre mesure, au-delà de notre mesure, hors de toute mesure ?...
Gallimard, 1980, « Je ne comprends pas », p.148
Afficher en entierLe mot « amour », comme le mot « Dieu », évoque l'absolu, l'infini... une perfection qui est, qui doit être là partout où son règne arrive... rien, si infime que ce soit, qui ne la fasse apparaître toute entière, pas le plus léger mouvement qui ne la mette tout entière en danger...
Gallimard, 1980, « Le mot Amour », p.79
Afficher en entierAmitié. C'est, vous le savez, une institution d'où l'on ne peut sortir sans un laissez-passer délivré uniquement pour de solides raisons...
Afficher en entierQui n'a jamais été surpris par un des effets les plus étranges que produit l'échange de ces mots "Je vous aime" ? par ce pouvoir qu'ils ont de doter aussitôt chacun de ceux qui les prononcent de qualités uniques, incomparables, que personne d'autre ne peut leur enlever, dont nul n'est même capable de juger... les habitants de la terre entière pourraient se rassembler pour contester l'existence chez l'un ou l'autre d'une de ces qualités et ils seraient aussitôt refoulés... "Que voulez-vous ?"... maintenus à distance respectueuse et réduits au silence par la puissance magique de ces seuls mots agités devant eux : "Ils s'aiment".
"Je vous aime", ce sont les paroles du sacre prononcées tandis que chacun pose sur la tête de l'autre la couronne, l'investit d'une supériorité avec laquelle personne au monde, si pourvu qu'il soit de tous les dons, si paré qu'il soit de toutes les grâces, ne peut songer à rivaliser.
Comme Dieu, celui qui a prononcé ces mots : "Je vous aime" a le pouvoir de retirer ce qu'il a donné.
"Amour", p.77-78.
Afficher en entierMaintenant, si vous avez encore quelques instants à perdre, si tous ces drames ne vous ont pas lassés, permettez-moi de vous convier encore à celui-ci.
Il promet, me semble-t-il, j'espère ne pas me tromper, quelques épisodes ou développements qui ne sont pas tout à fait dépourvus d'intérêt.
Vous ne serez pas surpris d'apprendre, puisque ce sont les mots, certains mots qui, à eux seuls, nous occupent en ce moment, que ce drame, c'est un mot, un petit mot tout simple qui le produit.
Ce mot est « mon petit ».
Gallimard, 1980, « Mon petit », p.103
Afficher en entierMais qu'attend-il ? Que lui est-il arrivé ? Il ne peut pas bouger, il est comme ligoté... c'est, qui de nous ne l'a éprouvé... c'est qu'il est pris dans le fil de la conversation ou plutôt que ce fil autour de lui s'enroule, le tient enfermé... il regarde ces mots qui sont là, tout près... mais il faut pour les atteindre, pour s'en emparer rompre ce fil, le déchirer et arrachant tout, bondissant au-dehors lancer, déclenchant la lumière aveuglante, le fracas: Ne me dites pas "mon petit"... et il n'en n'a pas la force, le lien qui l'enserre est trop solide, trop bien noué, il fait quelques mouvements pour se dégager, il tressaute faiblement et puis il renonce, il fait semblant...
Afficher en entierIch sterbe. Qu'est-ce que c'est ? Ce sont des mots allemands. Ils signifient je meurs. Mais d'où, mais pourquoi tout à coup ? Vous allez voir, prenez patience. Ils viennent de loin, ils reviennent (comme on dit : « cela me revient ») du début de ce siècle, d'une ville d'eau allemande. Mais en réalité ils viennent d'encore beaucoup plus loin... Mais ne nous hâtons pas, allons au plus près d'abord. Donc au début de ce siècle - en 1904, pour être plus exact - dans une chambre d'hôtel d'une ville d'eaux allemande s'est dressé sur son lit un homme mourant. Il était russe. Vous connaissez son nom : Tchekhov, Anton Tchekhov. C'était un écrivain de grande réputation, mais cela importe peu en l'occurrence, vous pouvez être certains qu'il n'a pas songé à nous laisser un mot célèbre de mourant. Non, pas lui, sûrement pas, ce n'était pas du tout son genre. Sa réputation n'a pas ici d'autre importance que celle d'avoir permis que ces mots ne se perdent pas, comme ils se seraient perdus s'ils avaient été prononcés par n'importe qui, un mourant quelconque. Mais à cela se borne son importance. Quelque chose d'autre aussi importe. Tchekhov, vous le savez, était médecin. Il était tuberculeux Et il était venu là, dans cette ville d'eaux, pour se soigner, mais en réalité, comme il l'avait confié à des amis avec cette ironie appliquée à lui-même, cette féroce modestie, cette humilité que nous lui connaissons, pour « crever ». « Je pars crever là-bas », leur avait-il dit. Donc il était médecin, et au dernier moment, ayant auprès de son lit sa femme d'un côté et de l'autre un médecin allemand, il s'est dressé, il s'est assis, et il a dit, pas en russe, pas dans sa propre langue, mais dans la langue de l'autre, la langue allemande, il a dit à voix haute et en articulant bien « Ich sterbe ». et il est retombé, mort.
Et voilà que ces mots prononcés sur ce lit, dans cette chambre d'hôtel, il y a déjà trois quarts de siècle, viennent ... poussés par quel vent ... se poser ici, une petite braise qui noircit, brûle la page blanche ... Ich sterbe.
2000 - [Folio n° 1435, p. 11-12]
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