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Dans la bagarre qui suivit, l’un des deux trébucha sur Wassia, passé inaperçu jusque-là, et tomba avec un cri de douleur. Il interpréta mal ma main tendue pour l’aider, considéra cela comme une agression avec voie de fait – de cela aussi, je ne pouvais pas lui en vouloir – et me frappa fermement avec sa lampe de poche.
Les policiers renoncèrent désormais à enregistrer nos identités sur place, nous fûmes emmenées comme des criminelles et atterrîmes sur la banquette arrière d’une voiture de police. Sur le trajet vers le commissariat, Darya n’arrêta pas de pester dans sa barbe. Heureusement, en russe. Je regardai fixement par la fenêtre tandis que des proverbes jaillissaient dans ma tête. Quand le vin est tiré, il faut le boire. C’est le Bon Dieu qui nous a punies. Il se trouvera toujours quelqu’un pour rire de notre malheur.
Afficher en entierÇa va coûter cher, me dis-je en fixant la porte de la cellule. Violation de propriété, violation de sépulture, équarrissage illégal, entrave à un agent dans l’exercice de ses fonctions, aggravés d’infractions avec coups et blessures. De nouveau, je fixe Darya. Dans ses yeux s’accumulent des larmes, une goutte pend de son nez.
Ma belle-mère a la larme facile, comme le reste de ma famille par alliance. Pourquoi est-ce qu’elle chiale justement maintenant, je ne me l’explique pas. Regrette-t-elle les difficultés dans lesquelles elle nous a mises ? A-t-elle peur des conséquences ? Pleure-t-elle Wassia et se demande-t-elle ce qu’il va maintenant advenir de lui ? Ou bien est-ce un regret général, diffus, sur l’injustice du monde ? Je ne lui pose pas de questions, je suis trop fatiguée, j’ai la nausée et ma tête me fait mal à cause du coup de lampe de poche.
Afficher en entierAprès plusieurs essais, je franchis la clôture. Penchées en avant, nous nous glissâmes à travers les arbustes épineux ; une demi-heure plus tard, nous avions atteint le buisson sous lequel nous attendait Wassia. Dans un effort commun acharné, nous tirâmes le colosse sur un demi-kilomètre jusqu’à la sépulture élue et creusâmes un trou à tour de rôle, à l’aide de la pelle. Avec satisfaction, je remarquai que ce travail ne réussissait ni à la cape, ni aux talons aiguilles.
Silencieuses, en nage et dans une rare harmonie, nous avions déjà creusé un trou d’environ deux mètres sur deux de large et trente centimètres de profondeur quand les rayons d’une lampe de poche nous atteignirent au visage. Ma belle-mère poussa un cri et brandit la pelle au-dessus de sa tête. Je me trouvais dans le trou et ne résistai que difficilement à l’impulsion d’enfoncer ma tête dans la terre meuble.
Afficher en entierNous nous garâmes dans la Fuhlsbütteler Strasse, nous enfonçâmes à travers des jardins calmes jusqu’à nous trouver devant la clôture du cimetière. Haute de plus de deux mètres, avec un grillage à mailles serrées, elle s’élevait devant nous dans le ciel nocturne. Triomphante, j’eus un sourire moqueur.
« Darya, ma chère, après toi », dis-je poliment en pensant : elle ne passera jamais. Ne serait-ce que dans cette tenue.
Je m’étais attendue à ce qu’elle soit habillée en noir et avec des vêtements pratiques, en accord avec les circonstances et notre entreprise. Au lieu de quoi Darya portait une combinaison à motif léopard, une longue cape sombre qui descendait jusqu’au sol, des talons aiguilles et une pochette assortie. Elle ressemblait à un mélange entre le comte Dracula et Barbarella.
Afficher en entierSix jours plus tard, une fine pluie persistante tombant sur la ville, Wassia fut hissé dans le coffre du vieux break et transporté jusqu’à Ohlsdorf. Comme nous l’avions espéré, la zone était presque déserte à cause du temps. À l’abri des regards, nous traînâmes le cadavre jusque sous un rhododendron en fleurs de sorte qu’il ne soit plus visible du chemin, nous retournâmes à Billstedt et attendîmes la nuit.
Vers une heure, il faisait suffisamment sombre pour Darya. Et moi, ça m’était complètement égal. Cela tenait vraisemblablement au cognac que j’avais consommé comme de l’eau ces dernières heures. Non, je ne bois pas, je ne suis pas une ivrogne. L’alcool est pour moi davantage un médicament, un baume qui se dépose sur mes nerfs et leur fait croire à un semblant de normalité. Vacillante, je me levai et piquai les clés de la voiture à Darya.
Afficher en entierDès le lendemain, je me retrouvai dans une allée au sein d’une vaste parcelle du cimetière d’Ohlsdorf, donnant fermement le bras
à Darya qui, perchée sur ses Louboutin, se dandinait à mes côtés à une hauteur vertigineuse. Elle avait rejeté le plan avec le gardien du cimetière (chacun peut se tromper une fois dans sa vie) et favorisait, à présent, une variante encore moins officielle.
Afficher en entierRostislav, mon beau-père, s’abstint élégamment de prendre une décision en dodelinant de la tête, en marmonnant pour lui-même de manière incompréhensible et en éclatant parfois en sanglots soudains. Après tout, un parent proche était décédé.
Artiom, mon mari, était là où il était toujours quand on avait besoin de lui : pas ici. Indisponible, en déplacement professionnel, très loin, dans une autre ville. « Ma chérie, tu comprends, quand même, tu t’en charges, je compte sur toi. »
Afficher en entierJ’avais d’abord été d’avis de laisser Wassilij, aussi appelé affectueusement Wassia, chez le vétérinaire après qu’on l’eut euthanasié. Et je sus immédiatement que ma proposition était inacceptable. Alors, le mastodonte mort migra jusqu’à la datcha à Billstedt, entreposé sous une bâche noire dans le jardin de mes beaux-parents, humide en ce mois d’avril, et moisit dans son coin tandis que nous nous empêtrions dans des discussions sans fin.
L’enterrer dans le jardin ? Non, après, les groseilles, les cornichons, les tomates sont immangeables car la terre est contaminée. Une théorie tout à fait intéressante que je n’osai pas contredire.
Afficher en entierJe ne sais pas si elle m’a comprise. Ma belle-mère ne parle pas allemand. Elle vit dans mon pays depuis dix-huit ans. Mais elle ne parle pas allemand. Parfois, elle dit « Salut » ou bien « À tout de suite » alors que nous ne nous revoyons que dix jours plus tard. Elle connaît quelques mots, quelques expressions, quelques bribes de phrases, à part ça, elle se refuse à apprendre ma langue. Pourtant, quand je discute avec son fils, je vois à l’éclat de ses yeux qu’elle comprend plus que ce qu’elle veut bien admettre.
Elle doit aussi avoir, en secret, enrichi son vocabulaire de termes essentiels. « Salauds, nazis », hurlait-elle sans le moindre accent il y a deux heures encore alors qu’elle frappait violemment de son sac Gucci les policiers qui nous arrêtaient au milieu de la nuit au cimetière d’Ohlsdorf.
Afficher en entierJ’examine discrètement ma belle-mère du coin de l’œil. Cette folle est assise là, les lèvres pincées, le trait d’eye-liner encore plus étalé que d’habitude, son postiche s’est libéré de la barrette à l’arrière de sa tête et les mèches blondes serpentent autour de son visage anguleux. Elle ressemble à un personnage de bandes dessinées qui a reçu une décharge électrique. Elle n’en a pas reçu. Elle est simplement comme elle est toujours. Aussi folle qu’un furet enragé.
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