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Le premier regard que je rencontre est celui d’Évelyne. Il est noir, tout bleu que soit son œil. Puis Falvine, allumée et complice. Menou, hochant la tête et poursuivant un monologue sotto voce, très désobligeant mais qu’elle ne peut malheureusement pas me laisser entendre car il serait alors entendu d’Évelyne. Le seul regard que je ne rencontre pas est celui de Miette et cette absence me fait de la peine.
Catie tient ouvert un sac en plastique et Miette y jette du sable avec une petite pelle à ordures. Catie a une façon triomphante et nonchalante de tenir ce sac large ouvert, tandis que Miette travaille comme une esclave, une esclave muette et par surcroît aveugle, car je passe à deux pas d’elle sans qu’elle lève les yeux et sans que je reçoive, comme d’habitude, son délicieux sourire.
Afficher en entierIci, je donne un petit coup de gueule : ce genre de chose, désormais, n’est plus tolérable ! Quand je donnerai un ordre, j’entends, ne plus perdre de temps à discuter avec des emmerdeuses !
Je me lève. La séance, qui n’a pas duré dix minutes, est terminée. On est loin de la logomachie d’antan.
Catie n’a rien dit, mais elle m’a lancé un très curieux regard. De haine ? De ressentiment ? Pas du tout. Ce serait plutôt du genre : je suis une emmerdeuse ? Eh bien, tu vas voir ! Mais le « tu vas voir » n’était en aucune façon une menace. Si j’osais, je le qualifierais plutôt de promesse.
Afficher en entierJe ne réponds pas. C’est fini. Nous n’avons plus rien à nous dire. Hervé attend. Il promène autour de lui ses yeux noirs, sensibles et francs. Sa petite barbe en pointe lui va bien. Elle le pose et le vieillit. Et il est là à nous regarder, à regarder la Menou – il a tout de suite senti le faible qu’elle avait pour lui – les fenêtres à meneaux, les trophées d’armes entre les fenêtres, la cheminée monumentale. Sa pomme d’Adam remonte dans son cou et bien qu’il fasse bon visage, je sais bien que ce gosse, car c’est un gosse, est très ému. Et qu’il n’a qu’une peur : perdre les gens qui l’ont déjà adopté. Perdre Malevil.
Afficher en entierJ’assistai muet au déferlement des passions nationalistes que j’avais moi-même déchaînées. À mon sens, je ne pouvais même plus révéler aux compagnons l’intention parodique de ma lettre. Ils s’étaient trop enflammés. Ils m’en auraient voulu. Je tâchai cependant de calmer les plus ardents et j’y réussis avec le concours de Thomas et de Meyssonnier, puis de Colin, quand il fut solennellement décidé que nous n’abandonnerions jamais « nos amis de La Roque » (Colin). Et qu’au cas où ils seraient molestés ou lésés, Malevil interviendrait, comme, d’ailleurs, il était dit dans ma lettre.
Afficher en entier— Momo ! Momo ! crie la Menou.
Quelqu’un a ri, peut-être Peyssou. Moi aussi, j’ai envie de rire. Par affection pour Momo, parce qu’un acte pareil, si enfantin, si dérisoire, ça lui ressemble tant. Et aussi, parce que rien de ce que fait Momo ne tire à conséquence, parce que Momo est une parenthèse dans le sérieux de la vie, parce que Momo « compte pour du beurre ». Parce que je n’imagine pas que rien puisse jamais arriver à Momo. Il a toujours été si protégé – par la Menou, par l’oncle
Afficher en entierAu tournant en épingle à cheveux qui m’amène dans le lit du torrent, je peux voir sans me retourner, car le chemin à cet endroit est presque parallèle à lui-même, la Menou courir de toutes ses forces, et derrière elle, la rattrapant, Évelyne ! Je suis démoralisé au dernier degré par cette suite inouïe d’actes d’indiscipline. Je ne sais pourquoi, je suis maintenant convaincu que Catie et Thomas vont eux aussi déserter leur poste et nous suivre : Malevil va rester sans défenseurs. Tous nos biens, toutes nos réserves, toutes nos bêtes, abandonnés à qui veut entrer ! Je suis désespéré et tandis que je cours, le cœur cognant contre mes côtes, les dents serrées, ma gorge se contracte à me faire mal. Je suis hors de moi de fureur et d’appréhension.
Afficher en entierNous sommes très occupés et pourtant, rien ne nous presse. Nous disposons de vastes loisirs. Le rythme de la vie est lent. Chose bizarre, bien que les journées aient le même nombre d’heures, elles nous paraissent infiniment plus longues. Au fond, toutes ces machines qui étaient supposées faciliter notre tâche, autos, téléphone, tracteur, tronçonneuse, broyeur de grain, scie circulaire, elles la facilitaient, c’est vrai. Mais elles avaient aussi pour effet d’accélérer le temps. On voulait faire trop de choses trop vite. Les machines étaient toujours là, sur vos talons, à vous presser.
Afficher en entierJ’ai enfin les loisirs de détailler Catie. Elle est plus grande et moins bien en chair que Miette, ayant dû être influencée à La Roque par les magazines féminins et leur culte de la maigreur. Elle a, comme sa sœur, un nez et un menton un peu forts, de beaux yeux noirs, mais ceux-ci très fardés, une bouche saignante de rouge et une chevelure moins abondante mais plus élaborée. Elle porte un blue-jean très collant, une chemisette bariolée, une large ceinture à boucle d’or, et aux oreilles, autour du cou, aux poignets et aux doigts un grand nombre de bijoux de fantaisie. Ainsi faite et ornée, elle paraît sortir d’une des bonnes pages de Mademoiselle Âge Tendre, et son attitude déhanchée, désinvolte et nonchalante, un bras appuyé contre le mur de l’échoppe et le bassin sorti et porté en avant, est me semble-t-il, copiée sur les mannequins du catalogue de la Redoute.
Afficher en entierEn même temps, à me baigner dans cette lumière, j’éprouve un sentiment inouï de délivrance, de légèreté. Je fais faire une volte à Malabar pour sentir sur le dos et la nuque la chaleur du soleil. Et afin de lui présenter successivement toutes les parties de mon corps, je me mets à tourner au pas sur le sommet de la colline, suivi aussitôt par Amarante qui ne demande pas son avis à Thomas pour imiter l’étalon. Je regarde la terre à mes pieds. Malaxée et pénétrée par la pluie, elle n’est déjà plus poussière. Elle a repris un aspect vivant. Dans mon impatience, j’y cherche même la trace d’une pousse fraîche et je regarde les arbres les moins brûlés comme si je pouvais y distinguer des bourgeons.
Afficher en entierMomo est assis sur le tabouret d’osier, enveloppé du peignoir de bains à ramages bleus et jaunes que je me suis acheté peu avant le jour de l’événement. L’œil en fleur, le sourire d’une oreille à l’autre, le Momo resplendit, tandis que Miette, debout derrière lui, contemple son œuvre. Il est méconnaissable, le Momo. Son teint s’est éclairci de plusieurs tons, il est rasé, le cheveu coupé et coiffé et il trône sur son siège, parfumé comme une courtisane, car Miette lui a versé sur le corps le contenu d’un flacon de Chanel, oublié dans l’armoire par Birgitta.
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