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Commentaires de livres appréciés par masquedor

Extraits de livres appréciés par masquedor

date : 09-01-2022
" Les Loups Blancs se déplaçaient donc au complet et en grande tenue pour escorter leur hôte. C'était tout naturel. Par la suite, il était également invité à un événement qui ajouterait aux réjouissances du jour de Noël, puisque ce jour-là serait aussi celui de notre Promesse – ainsi en avait-il été décidé à la Cour d’Honneur.
Nous trouvâmes notre invité occupé à préparer sa potion, qu’il appelait foutraloup. Il nous accueillit avec un sourire entendu ; chaque fois que nous le voyions, nous avions le sentiment très net qu’il attendait notre venue en partageant notre secret, comme si une sorte de télépathie – à cette époque, je ne connaissais pas ce mot ! – existait entre nous et lui. Mieux vaut parler de communion d’esprits née d’intentions partagées :
– Quand ils sentiront ça, les loups, ils foutront le camp aux trente-six diables !
Si son assurance n'avait pas été contagieuse, nous l’aurions néanmoins trouvée en examinant et en reniflant cette étrange mixture qui glougloutait dans un chaudron placé dans l’âtre. Même sans être loup, il y avait de quoi refluer par réflexe, je vous le jure ! Le père Viaud avait alors toutes les caractéristiques d’un sorcier d’antan, tandis qu’il remuait avec une longue spatule de bois la foutraloup, qu’il allait parfois jusqu'à goûter d’un air connaisseur :
– Y en a plus pour bien longtemps, mes gaillards !
– Pouah ! me glissa Pierre. Moi, je refuse qu’on me dise ce qu’il a mélangé avec quoi pour obtenir ça !
– C'est certain, dis-je sur le même ton. Si les loups s’enfuient, c’est parce qu’ils ont trop peur qu’il leur en fasse boire !
L’oreille fine du vieil homme avait certainement perçu la remarque du CP car il émit son petit rire grinçant, sans paraître se vexer.
Pour ma part, cette préparation me faisait penser à cette loubade dont m’avait un jour parlé mon défunt grand-père : c'était aussi une sorte de potion, voire de pommade selon certaines régions de montagne, que l’on préparait dès l’hiver naissant pour guérir les morsures de loups. Le père Viaud, pour sa part, préférait prévenir plutôt que guérir et c'était dans cette très claire intention qu’il préparait, en vieux sorcier moderne, sa propre mixture.
Dès qu’elle fut « prête » – c'est-à-dire capable d’empuantir l’atmosphère mieux que n’auraient su le faire les sanies de cochon que l’on répandait au printemps sur les herbages –, le père Viaud en remplit trois de ces énormes bombonnes de verre serties dans des contenants d’osier, récipients particulièrement en usage dans notre région. Le temps de les charger sur le traîneau et nous voilà partis sur les traces des loups.
Enfin, si l’on peut dire… En effet, ces traces, nous n’en découvrîmes aucune qui fût exploitable. Même celles aux abords de la ferme de Fernand, figées dans la neige par le gel, étaient trop anciennes pour constituer une preuve tangible du passage des carnassiers. Certes, ils avaient hurlé dans le proche voisinage mais d’où exactement ? Impossible de le dire : les vallées de la Combeauté, rivière qui traversait toute la commune du Val d'Ajol, étaient suffisamment encaissées pour répercuter n’importe quel son. Même les chouettes effraies pouvaient y donner d’impressionnants concerts ! Revenir sur d’anciennes pistes déjà relevées ne nous apprit rien de neuf. On se contenta donc de répandre la foutraloup dans ces lieux où, nous en étions sûrs, des loups étaient déjà passés.
– Au fond, c’est de la veine pour eux, dis-je. Comme ça, les chasseurs n’auront pas plus de chance que nous.
– Mais eux, ils ont des chiens, remarqua Fernand.
– La foutraloup va les dépister, assura Henri, avec une confiance qu’il ne partageait peut-être pas autant qu’il le prétendait.
Fernand, Jacques et Alain avaient préféré garder leur opinion pour eux. Quant à Pierre, il jetait des coups d’œil inquiets vers tous les points de l’horizon, comme s’il s’attendait à ce qu’une meute de fauves affamés se jetât sur nous.
Des sentiments contradictoires se bousculaient donc dans nos esprits lorsque, l’épandage terminé, nous redescendîmes dans la vallée..."
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YECHOUA, L'ENFANT-MIRACLE
Roald TAYLOR
(extrait)
© éditions du Masque d'Or, 2019
tous droits réservés
PROLOGUE
MOI, Yakub, premier fils du premier mariage de Yoshé, descendant de la tribu de
David, j’ai voulu atteindre la ville de Rome à la fin du règne de l’antéchrist
Néron, dans le but de rejoindre la communauté chrétienne qui s’y était
rassemblée, car l’évangélisation de la cité maîtresse du monde apparaissait comme une victoire
essentielle pour l’établissement perpétuel du règne de Dieu sur la terre et les hommes.
Quand le petit bateau marchand grec à bord duquel j’avais pris passage voulut débarquer à
Ostie, il reçut l’ordre de demeurer au large pendant plus d’une journée, du fait de l’effervescence
qui régnait dans le port. Cette véritable panique était causée, ainsi que nous le sûmes plus tard, par
l’incendie de l’Urbs1
, un sinistre inexplicable qui avait jeté la plèbe et les soldats sur les chemins
environnants, les seconds s’efforçant vainement d’endiguer le flot terrorisé de la première.
Devant mon insistance, le capitaine du navire fit mettre à l’eau un esquif qui m’amena au
quai. Pendant la traversée, il avait fallu louvoyer entre des dizaines d’autres embarcations qui
voulaient toutes appareiller en même temps, tellement la panique paraissait intense. Sur le quai, un
centurion m’intima l’ordre de ne pas bouger : il avait l’intention de me retenir pour m’interroger, je
suppose. Mais il fut bientôt accaparé par ses légionnaires, qui demandaient ses ordres pour
contenir la foule et régler les départs des bateaux. Le matelot qui avait gouverné la barque en
profita pour virer de bord et faire force rames vers son navire – et moi, pour me fondre dans la
cohue.
Personne ne faisait attention à moi. En outre, plus je m’avançais vers le centre de la ville,
plus la densité de la populace décroissait. Tant mieux car, depuis le départ de Pierre, j’éprouvais le
sentiment que le temps, la vie presque, s’effritait sous mes pas. Notre église traversait une crise
extrêmement grave, à moins qu’elle ne fût parvenue à l’un des stades les plus élevés de sa jeune
histoire. C’était bien pour en être convaincu, de l’un comme de l’autre fait, que j’avais entrepris ce
long voyage depuis Jérusalem.
Je n’eus pas trop de peine à découvrir la maison où l’on devait me fournir le moyen de
poursuivre mon chemin jusqu’à Rome. Elle appartenait à Marcus, l’un de nos frères romains. Je me
fis connaître de lui en lui présentant une petite médaille ornée d’un poisson, c’est-à-dire de
l’Ichtus2
, insigne de notre communauté. Il me fit entrer dans sa maison, qui ne comportait qu’une
seule pièce servant à la fois de cuisine, de salle à manger, de chambre à coucher avec trois alcôves,
qu’il partageait avec sa femme et ses deux fils, et d’atelier de réparation de ses filets. Je me sentis
rasséréné, car j’étais en terrain de connaissance : cette humble demeure imitait les cahutes de mes
amis pêcheurs, sur les rives de la Mer de Galilée3
.
– Partirons-nous ce soir pour Rome ? lui demandai-je.
– C’est impossible, répondit-il à mon grand désappointement. Les gardes prétoriens avaient
1
L’Urbs (en latin : “la Ville”) : nom traditionnellement donné à la Rome antique.
2
Les initiales ICHTUS forment les mots Iesos Christos Tuos Uios Soter (“Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur”, en grec).
Elles furent le signe de reconnaissance des chrétiens entre eux lors des grandes persécutions.
3
Autre nom du lac de Tibériade.
commencé par empêcher la populace de quitter l’Urbs. Maintenant, c’est l’armée qui en interdit
l’entrée. D’ailleurs, ce serait imprudent : même les catacombes, les carrières, les faubourgs sont
systématiquement fouillés ; on y recherche et on y arrête tous nos frères chrétiens.
– Pourquoi cela ?
– L’empereur Néron a décrété que l’incendie avait été allumé par les chrétiens. On a
d’abord murmuré que le chef de sa garde avait lui-même bouté le feu à Rome, avec une cohorte de
soldats triés sur le volet – sur ordre de Néron, bien entendu. Mais l’empereur vient de jeter nos
frères en pâture aux Romains déchaînés. Dans quatre jours, ils seront tous livrés aux bêtes, dans le
Cirque Maxime.
Je dus m’asseoir brusquement à l’audition de cette horrible nouvelle. La femme du pêcheur
m’apporta un gobelet de vin coupé d’eau. Depuis la mort du Rabbi – ou plutôt depuis sa glorieuse
résurrection –, notre église était aussi persécutée que le furent jadis les Hébreux captifs des
pharaons d’Égypte – le plus souvent par les Hébreux eux-mêmes, zélés défenseurs de la loi de
Moïse. Voilà que les Romains prenaient ce même parti ; il leur avait donc suffi d’un grand malheur
et d’une dénonciation calomnieuse ! L’humanité était donc si versatile, si sournoise, si lâche ?
J’eus honte tout à coup d’avoir ainsi réagi. Marcus dut voir clairement cette succession
d’ombres qui assaillaient mon esprit, sans doute par les subites altérations de mon visage. Il posa
sa main sur mon épaule :
– Ne désespère pas, Yakub : nos frères vont mourir pour notre foi, ils s’y sont tous préparés.
Bientôt, le Rabbi les accueillera dans le Royaume de son Père. J’aurais moi-même suivi leur
exemple, ainsi que ma femme et mes fils, si Pierre lui-même ne m’en avait dissuadé.
À ces mots, je relevai la tête :
– Shimon-Pierre est venu ici ?
– Oui. Il était sur le point de partir, de quitter Rome et même l’Italie, mais le Rabbi lui est
apparu sur le chemin. Il lui a dit : “Si tu abandonnes mon peuple qui va mourir, alors moi, j’irai à
Rome pour être crucifié une seconde fois.”
Cette révélation stupéfiante me plongea dans un abîme de perplexité. Ainsi, voilà qu’il était
revenu, qu’il avait parlé, le Rabbi ! Yéchoua était prêt à revenir parmi les hommes, s’il le fallait !
Mais alors, il me fallait surmonter mon trouble, prendre sur moi afin de ne pas me laisser
envahir par une émotion plus que légitime. Nos frères souffraient, ils allaient mourir, il était juste
que, moi aussi, je porte ma propre croix.
– Que t’a dit Pierre ? demandai-je à Marcus.
– Il te demande de retourner à Jérusalem. Lui seul partagera le sort de nos frères romains.
Tu peux aller jusqu’à Rome si tu veux, je suis prêt à t’y emmener dès demain ou dans deux jours au
plus tard, lorsque la route sera plus sereine, mais ce soir, sois mon hôte. Puis, obéis à Pierre : ce
qu’il t’enjoint est un ordre formel, car l’œuvre du Rabbi n’est pas encore achevée sur sa terre
d’origine.
Je méditai pendant de longues minutes, puis je prononçai, presque pour moi-même :
– Yéchoua a fait de grandes choses, il a accompli des miracles. Même Paul de Tarse, qui fut
un de nos plus grands ennemis, est désormais l’un des piliers de notre Église. Puisse Yéchoua, le
Rabbi, ouvrir le cœur de l’empereur, si telle est la volonté de Dieu...
Le pêcheur me jeta un regard étonné :
– Yéchoua était le nom du Rabbi ?
– Oui, selon la tradition de notre peuple, les Juifs...
– Et tu le connaissais donc si bien ?
– Naturellement...
Je laissai s’écouler un moment, puis terminai ma phrase :
– ... j’étais son demi-frère aîné.
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Sophie DRON
LA LEGENDE DU NORSGAAT
2 – l'Air, Myrtan'
(extrait)
© éditions du Masque d'Or, 2019
tous droits réservés
CHAPITRE UN
Drenngur
Espérance : disposition de l'esprit humain qui consiste
en l'attente d'un futur bon ou meilleur.
U-DELÀ de l’Emmerfréis, s’étendait l’Yrath’ Freiya – littéralement – la Terre de l’Hiver,
tant il était vrai que, la plupart du temps, celle-ci s’apparentait à un immense et morne
désert blanc, battu par des vents forts et glacials. Seules ruptures à la monotonie du
paysage : un large fleuve, l’Arruk, pris dans une épaisse couche de glace une bonne partie
de l’année ; à l’Est, une gigantesque forêt de hauts sapins et, au cœur du pays, quelques
monts peu élevés. La neige, omniprésente donc, ainsi que les jours particulièrement courts durant le
fort redouté et long hiver – la Freiya – conjuguaient leurs efforts pour rendre ce territoire
particulièrement inhospitalier.
Des Éleveurs-nomades s’étaient pourtant acclimatés à ce milieu hostile : un peuple à la peau, aux
yeux et aux cheveux clairs, organisé en kaers, ou Familles, pouvant accueillir chacune jusqu’à
plusieurs centaines d’âmes. Dès les premiers signes annonciateurs de la Quiéra – la saison douce
– les kaers migraient vers les plaines où elles savaient trouver du throp’, ces lichens gras dont
raffolaient les khrindas, les grands rennes laineux. Car les humains dépendaient entièrement de
cette espèce endémique, qui leur procurait l’essentiel – viande, graisse, fourrure, cuir, os – mais
aussi de chiens puissants, semblables à de grands loups blancs et gris : les forks. Ces derniers,
endurants et intelligents, servaient – selon les besoins – de gardiens efficaces et vigilants pour les
troupeaux, mais aussi d’attelages, aussi rapides qu’infatigables, pour les traîneaux les plus légers.
Les yourtes octogonales, qui abritaient chaque Foyer, avaient été conçues pour être démontées et
transportées aisément. Une fois l’an donc, et avant que la débâcle ne rende la traversée de l’Arruk
par trop dangereuse, traîneaux et troupeaux ralliaient en longs convois les terres riches. De même,
sitôt le retour de la Freiya, l’embâcle rapide permettait d’emprunter le chemin inverse pour
regagner la protection de la Terre des Sapins, la Nissav’. Si le climat pouvait s’avérer implacable, la
guerre ne s’était pas encore transportée sur ces étendues glacées. Les hommes avaient trop à faire à
assurer leur survie au quotidien, pour penser à s’entretuer en nombre et de telles contrées ne
tentaient aucun conquérant de l’Odd Rrimm. Ce fut parmi l’une des plus grandes Familles, la kaer
An-Kum, que se déroulèrent les premières années d’existence de Myrtan’, la troisième parmi les
Quatre à savoir communiquer avec moi.
Le blizzard soufflait sans discontinuer depuis plusieurs jours, ponctué par de fortes rafales de neige,
empêchant tout déplacement vers les plaines de l’Urga, où les An-Kum s’apprêtaient à passer la
Quiéra. Mais la tempête, dont la violence s’avérait inhabituelle à cette époque de l’année, était
tombée comme un couperet et se prolongeait de façon inquiétante, stoppant net les Familles dans
À
leur lente progression, alors qu’elles n’étaient encore qu’à mi-chemin du but de leur voyage. En
attendant de pouvoir reprendre la transhumance, les troupeaux avaient été hâtivement parqués,
tandis que les hommes demeuraient à l’abri des grandes yourtes. Les structures de bois, à la fois
souples et solides, recouvertes de peaux étanches juxtaposées et liées entre elles avec une parfaite
régularité, étaient conçues pour résister aux pires intempéries. Elles craquaient et gémissaient sous
l’action ininterrompue du vent coléreux, mais offraient des abris sûrs. Dans la yourte de Drenngur,
Ogdan surveillait l’eau, mise à chauffer sur l’âtre central, en prévision de l’accouchement de la
seconde épouse de son fils. Kaya, dont le travail avait commencé quelques heures plus tôt, était
installée sur un lit bas, fait de peaux tendues sur une structure du même bois que celui des yourtes.
Le moment venu, elle accoucherait à genoux, comme toutes les femmes de son peuple, mais dans
l’immédiat, elle tentait de récupérer entre deux violentes contractions. La première femme de
Drenngur, Baadal, avait gardé près elle ses propres enfants, ainsi que ceux de Kaya. La partie
privative des femmes avait été divisée en deux par une cloison épaisse composée de peaux rigides.
L’espace réservé aux hommes était le plus vaste de l’habitation et faisait face à la porte d’entrée. Il
servait à la fois de lieu de réception, de prise des repas et enfin de repos pour les fils de plus de dix
ans, ainsi que pour leur père.
Âgée de vingt-deux ans, Kaya avait mis au monde quatre enfants. Son premier né, Rona, était un
garçon fluet mais résistant, tandis que sa petite fille avait hérité d’une santé fragile. Deux de ses
grossesses s’étaient terminées tragiquement, le bébé – un garçon à chaque fois – n’ayant pas
survécu à l’accouchement. Mauvais sort, malchance… Tout n’était, pour ce peuple, qu’une question
de maladresses ou de fautes commises envers les forces obscures, entraînant leur courroux. Le bruit
commençait à courir, au sein de la kaer, que les Esprits étaient en colère contre Kaya. Et même si
elle ne savait pas quelle était son crime, même si son époux ne lui avait jamais adressé le moindre
reproche, elle redoutait – plus que tout – de lui imposer une nouvelle déception. Sa pâleur
excessive, provoquée à la fois par l’inquiétude et la souffrance – laquelle devenait de plus en plus
forte – ne suffisait pas à cacher son extrême joliesse. Baadal, la Première Epouse, qui avait donné à
Drenngur huit garçons et quatre filles, était solidement bâtie et dotée d’un tempérament placide,
mais elle n’avait jamais été aussi attirante que Kaya. Quatre de ses fils possédaient maintenant leurs
propres yourtes et troupeaux ; de plus, toutes ses filles avaient fait un bon mariage. Elle était réputée
dans toute la kaer, bonne épouse et bonne mère. Cinq ans plus tôt, elle avait accueilli l’arrivée d’une
nouvelle femme pour Drenngur avec un certain soulagement : à cette dernière serait maintenant
dévolue la tâche de porter des enfants – une importante descendance étant le signe de l’affection
des Esprits – afin de perpétuer la kaer. Son mari prenait toutefois soin de ne pas la négliger et, Kaya
étant facile à vivre, les relations entre ses deux femmes étaient cordiales, pour ne pas dire amicales.
Mais celle qui régnait vraiment sur la maisonnée était la sévère Ogdan, intransigeante avec ses brus,
particulièrement avec Kaya, dont la beauté lui semblait non seulement inutile, mais aussi – et cela
sans justification aucune – une potentielle source d’ennuis. La seule affection, dont cette femme
sèche et aigrie était capable, allait toute entière à son fils aîné.
L’enfantement fut long et pénible. Ogdan, qui voyait là une nouvelle manifestation du désamour de
l’au-delà, assista Kaya dans un silence réprobateur. Avant l’aube, une fille naquit enfin,
heureusement en parfaite santé et hurlant à pleins poumons, afin de bien le faire savoir à tous. La
jeune mère avait perdu beaucoup de sang et était très affaiblie ; Ogdan grommela tout en coupant et
liant le cordon ombilical, tandis que Baadal, venue aider pour la délivrance, s’extasiait devant le
bébé.
Un peu plus tard, Ogdan envoya Rona prévenir son père, qui s’était rendu à la yourte de l’un de ses
aînés. Drenngur et le jeune garçon ne tardèrent pas à revenir, couverts de neige, malgré leur court
trajet. Ils prirent soin d’entrer par le pied droit sans heurter le seuil, afin de ne pas attirer le mauvais
sort. Au-dehors, le vent hurlait et sifflait toujours, redoublant de violence, faisant grincer plus
encore les structures de bois, comme s’il ne voulait laisser aucun instant de répit. La porte, mal
fixée par Rona – rendu malhabile par ses moufles en peau – se mit à battre violemment, permettant
au froid et à la neige d’entrer en rafales rageuses. Ogdan jeta un coup d’œil noir à l’enfant et, tout
en maugréant, se précipita pour rattacher les liens, puis replaça avec soin la protection en laine
bouillie qui garantissait des courants d’air. Le garçonnet, aux cheveux dorés et à l’air éveillé, courba
l’échine dans l’attente d’une semonce ou d’un soufflet qui, pour une fois, ne tombèrent pas. Il en fut
tout surpris et courut rejoindre ses frères et sœurs sans demander son reste. Une fois ses dix ans
atteints, seuls les hommes seraient autorisés à lui faire des reproches ou à le punir. En attendant, il
trouvait qu’Ogdan profitait sans compter de la période durant laquelle elle pouvait encore le
corriger. Qu’elle n’ait pas saisi l’occasion était une aubaine non négligeable !
Drenngur était un homme d’une bonne trentaine d’années, de belle prestance, très blond, posé et
calme. Chef de sa kaer depuis la mort de son père, Paël, il était possesseur d’un important troupeau.
Il n’avait que deux femmes – ce qui était peu pour un homme de son âge et dans sa position au sein
de cette ethnie patriarcale et polygame – et comptait donc, désormais, quinze enfants en vie. Ses
khrindas faisaient largement vivre son Foyer et ceux de ses garçons mariés. Il était respecté par les
nomades, dont certains venaient quêter ses conseils, au moins autant que ceux du puissant Samian
Erind, dont l’autorité dépassait pourtant largement la sienne. Les Samians étaient détenteurs des
deux pouvoirs les plus prestigieux : religieux et médicaux. Ils étaient tout à la fois sorciers,
guérisseurs et devins. Nulle décision importante n’était d’ailleurs prise sans leur assentiment.
Le Chef commença par retirer ses fourrures et ses bottes, les plaçant près du feu pour qu’elles
sèchent et foula pieds nus les épais tapis tressés, qui tapissaient chaque recoin de la yourte, se
dirigeant vers l’espace, où Kaya se reposait. Le lit de celle-ci était orienté vers l’entrée, afin de
faciliter le contact avec les Esprits, sensés l’aider durant l’épreuve de l’enfantement. La jeune mère,
toujours très pâle, allaitait un bébé superbe, qui tétait goulument. Kaya se couvrit la poitrine. Le
corps des femmes et des filles nubiles devait être exposé le moins possible aux regards, même à
celui d’un époux en dehors de l’intimité, faute de quoi la coupable était taxée de légèreté et courait
le risque d’être accablée du mépris de ses semblables, voire pire encore : rejetée par la communauté.
Et ceci équivalait à une peine de mort, car les chances de survie sous de telles latitudes étaient
pratiquement nulles. Même si la kaer de Drenngur n’avait pas recours à de telles pratiques, la
réputation était un bien infiniment précieux.
– Une fille, lança sèchement Ogdan !
Drenngur caressa les cheveux encore humides de sueur de sa femme ; cette dernière, exténuée,
n’osait lever les yeux, attendant la réaction de son époux ; il lui sourit d’un air apaisant :
– C’est la volonté des Esprits ! Il se trouve justement que Yorar m’a tout dernièrement laissé
entendre qu’il serait heureux que son premier fils, Oth’, soit lié à notre Famille. Le garçon a déjà
une promise : Témer, la cinquième fille d’Ordal de la kaer An-Sohr. Je lui proposerai cette enfant en
Seconde Epouse, puis, je me mettrai d’accord avec lui sur la dot.
Ogdan eut un grognement approbateur, relativement satisfaite pour une fois : Yorar, Chef d’une
autre grande Famille, la kaer An-Rohm, avait un troupeau, certes moins important que celui de son
fils, mais déjà plus qu’honorable. La respectabilité de Yorar ne pourrait en ressortir que renforcée, si
une union était décidée entre les deux Familles et il ne serait peut-être pas trop gourmand sur le
nombre de khrindas à offrir. Car c’était bien là le problème avec les filles : il fallait une dot,
délestant les kaers d’un nombre parfois important de précieux rennes. Les femelles khrindas ne
donnaient naissance qu’à un seul faon. Et, à cause des prédateurs, des maladies ou d’une Freiya trop
longue, la moitié des jeunes animaux n’atteignait pas l’âge adulte. Le fils premier- né de Yorar, tout
comme Drenngur – en vertu de son droit d’aînesse – hériterait de la majeure partie du troupeau à la
mort de son père et deviendrait Chef à son tour. Il était donc un parti recherché. La première fille de
Kaya, Lyssandr’, était – quant à elle – promise depuis sa naissance à Raël, de la plus modeste kaer
An-Doll. Tout s’arrangeait finalement plutôt bien !
Drenngur pencha sa courte barbe blonde vers le bébé plein de vie :
– J’ai fait prévenir Erind ; il ne devrait plus tarder ! L’enfant est vigoureuse ! constata-t-il avec joie.
Les Esprits t’aiment, Kaya !
Kaya le remercia d’un sourire soulagé. Elle se sentait très lasse, mais ne voulait s’assoupir, que
lorsque sa fille aurait reçu son nom, qui serait ensuite incanté neuf fois par le Samian à haute voix,
afin que les Esprits la reconnaissent en ce monde et, le jour venu, dans le monde des morts.
– Plus vigoureuse que Lyssandr‘, renchérit la vieille Ogdan de sa voie âpre, ne devrait pas être trop
difficile !
– J’ai choisi son nom, poursuivit Drenngur, sans tenir compte de l’interruption. Elle sera
Myrtan’, Joie des Esprits.
Le bébé s’était arrêté de téter et, enfin repu, semblait sur le point de s’endormir. Drenngur
tressaillit : il avait nettement senti comme la caresse d’une brise tiède sur sa joue. Au même instant,
il eut conscience du silence aussi total qu’inattendu, qui régnait soudain. Il hésita, puis gagna à
grands pas la porte d’entrée qu’il entrouvrit avec précaution : alors que, l’instant d’avant, les
gémissements du vent étaient à leur paroxysme, tout était maintenant calme et apaisé. Le ciel,
désormais entièrement exempt de nuages, déroulait à l’infini son tapis bleu et mordoré, ponctué
d’étoiles pâles. Bientôt, le soleil ne se coucherait pratiquement plus, nimbant le ciel de la couleur
symbolisant la Quiéra : l’or. Fêtes et réjouissances entre kaers battraient alors tout leur plein.
– Par les Esprits ! s’exclama-t-il, éberlué. Jamais, de toute ma vie, je n’ai assisté à une fin de
tempête aussi rapide !
Il sourit, songeant alors que la même nuit lui avait apporté une enfant viable et la fin de l’inquiétude
qui le rongeait : les plaines étaient encore à des jours de traîneau et les khrindas les moins résistants
commençaient à pâtir. Grâce à cette miraculeuse accalmie, sa kaer pourrait reprendre sa migration
saisonnière !
Lisez la suite dans la Légende du Norsgaat – 2 : l'Air, Myrtan'
en vente sur le site www.scribomasquedor.com (catalogue 2)
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date : 02-07-2020
Sophie de KERSABIEC
LE TRIPLE ANNEAU
(extrait)
© Éditions du Masque d’Or, 2019
tous droits réservés
–––––––––––––––––––-
Chapitre 1.
« C’est qu’il y a dans l’amitié, comme dans l’amour, un mystère original. Une sorte d’appel. Une rencontre
providentielle entre deux personnages qu’une connivence singulière transforme en élection et en dilection
mutuelle. Mystère qui nous échappe sans doute. Mais il dépend un peu de nous que cette élection, d’une étincelle
primitive, devienne flamme, puis flambée certaine, réchauffant réciproquement et durablement deux cœurs faits
pour s’entendre. Pourvu qu’on sache, de part et d’autre, l’alimenter fidèlement, comme le feu permanent d’un
Kraal en hiver. »
Rémi Fontaine, Le Livre d’Hermine. (1994)
ÉTAIT un joli bout de femme, comme aurait dit mon grand-père, qui n’avait pas
les yeux dans sa poche. Grande blonde aux yeux bleus, sourire discret et joues
de pêche. Ce que je savais d’elle était le peu qu’elle en avait dit ce premier
mardi soir de décembre où elle était venue à l’aumônerie des jeunes professionnels : Jeanne
Gouer – qu’elle prononce Gouerre, avec un accent rauque, en insistant sèchement sur les
consonnes, comme si elle désirait avaler le « ou » – vingt-trois ans, nouvelle dans le quartier,
venant d’être recrutée comme secrétaire médicale à l’hôpital Necker.
L’aumônerie est une petite pièce accueillante dans un coin des bâtiments paroissiaux. On
s’y retrouve chaque semaine pour discuter entre jeunes actifs de notre façon de vivre en
chrétiens, au boulot notamment. J’en suis ce que l’on pourrait appeler la cheffe d’équipe.
Chaque année d’aumônerie débute en septembre, comme si l’on voulait se faire croire que
l’on est scolaires encore ; ah ! le bon temps de la scolarité !
Jeanne est arrivée en décembre, alors qu’en quelque sorte l’équipe était déjà bien
constituée. Elle s’est intégrée avec une grande discrétion, en douceur, et cependant elle a
changé quelque chose dans le groupe. Elle avait une façon de regarder, en silence, qui lui
donnait un air sérieux. On aurait même pu la croire plus âgée. Pourtant, elle débarquait parfois
avec un pas dansant, joyeux, et alors elle semblait une sémillante fillette.
Nous venions de tous les coins de France et des alentours. Parisiens de souche, Normands,
Bourguignons, Alsaciens, Marseillais, Berrichons, Belges. Nous avions de vingt à trente ans,
les bac+5 côtoyaient les BEP-vente-caissière-à-Carrefour.
Parmi nous, il y avait Marine qui bossait à la pharmacie de la gare Montparnasse. On
prenait tous le temps de lui dire bonjour avant de sauter dans le train de nos vacances ou de
C’
nos week-ends. Cependant, jamais Marine n’eut l’occasion de voir Jeanne à la pharmacie.
Tous les week-ends de Jeanne se déroulaient à Paris ; on se croisait le dimanche matin à la
messe. Et si elle avait eu des vacances, je crois qu’elle les aurait, elles aussi, passées dans la
grise capitale.
Était-elle comme moi une parisienne de toujours ? Je ne le croyais pas. Elle n’avait pas
l’aisance que les Parisiens de naissance ont dans le métro ou le bus. Elle avait des yeux trop
rêveurs, des regards perdus parfois qui ne pouvaient que rêver d’une terre bien à elle, qu’elle
aurait aimé revoir de temps en temps, le week-end, au lieu de rester à Paris. Elle n’était pas
Parisienne, ça se sentait.
Son nom, je l’appris un soir à l’aumônerie, était breton. Assis sur les poufs et autres
canapés, on vidait la première bouilloire de la soirée en attendant l’aumônier, en retard
comme toujours.
― Gouer, c’est breton, non ? questionna Amaury, un grand brun aux lunettes
rectangulaires, gentiment appelé entre nous « Le Quid », celui qui sait tout sur tout, et un peu
plus que tout.
― Oui, c’est breton, acquiesça Jeanne de cette voix légèrement grave qui détonnait avec sa
stature fine et ses traits distingués.
― Et, si je ne m’abuse, ça signifie « paysan ». C’est un peu décalé de s’appeler « paysan »,
lorsqu’on habite Paris, continua Le Quid.
Créer le débat, chercher à coincer son interlocuteur, en public de préférence, relevait du
jeu, voire de la passion, chez Amaury. Il n’y voyait rien de méchant.
― Gouer, c’est bien « paysan », répondit-elle. Mais il n’y a aucune incohérence à s’appeler
ainsi et à habiter Paris.
Elle laissa passer un instant de silence, suffisamment long pour observer nos regards
étonnés, et plus particulièrement celui d’Amaury, mais suffisamment court pour garder
l’avantage. Puis, elle ajouta, d’une voix très sûre d’elle, avec un petit sourire en coin :
― C’est quoi, un paysan, pour toi ?
Le Quid avait paru surpris par cette question toute simple, trop simple.
― Ben un cultivateur, un homme qui travaille la terre.
Le sourire de Jeanne se précisa : Amaury venait de tomber dans son piège, elle allait
l’achever d’une réplique ou deux ! Elle reprit d’une voix ferme et basse :
― C’est plus que cela, un paysan. C’est celui par excellence qui aime la terre, le « pays ».
C’est celui qui travaille la nature, non pas simplement parce que c’est son métier mais parce
qu’il l’aime et qu’il reconnaît qu’elle est plus forte que lui. Le paysan reconnaît qu’il n’est
rien, et c’est pour cela qu’il est grand !
― Comment ça, il reconnaît qu’il n’est rien ? osa Amaury.
― Rien. Qu’une poussière. Rien parce que la nature est plus forte, qu’elle peut ne pas tenir
compte du travail de l’homme et anéantir toute sa culture, tous ses rêves. Un grand coup de
vent, une vague plus grosse que les autres… Le paysan n’est rien mais sans lui le monde n’est
rien. Il n’est qu’une poussière, pas solide, pas éternelle mais dont le monde a besoin pour
construire la vie. C’est tout cela un paysan, celui qui construit la Vie, même s’il sait que la
Vie est plus forte… Il est petit le paysan, ur gouer-bihan !
La voix de Jeanne avait légèrement changé de ton, descendant un peu plus encore dans les
graves mais le regard bleu n’avait pas cillé, les traits étaient restés fermes.
Ce petit discours m’avait conforté dans l’idée qu’elle avait un coin de Paradis bien à elle,
sur cette terre, où elle eut pu passer quelques congés. Son cœur vibrait pour un bout de terre,
breton peut-être. Mais inlassablement, le dimanche, elle était au dixième rang de chaises de
paille de l’église paroissiale. Et pourtant, elle ne travaillait jamais le week-end.
Elle était assez solitaire : plusieurs fois je l’ai croisée dans le quartier que l’on habite toutes
les deux, jamais elle n’était accompagnée, si ce n’est ce samedi de mai, où il faisait si beau
pour la saison. Le type avec qui elle se promenait était un grand militaire en treillis, au béret
rouge des parachutistes. Un grand type comme bien des filles de vingt-ans voudraient avoir à
leurs cotés. Mais ne brûlons pas les étapes de notre récit.
Elle était toujours habillée avec une jolie simplicité et ne s’ornait d’aucune parure, boucles
d’oreilles, collier, foulard ou je ne sais quoi d’autre. Seule, une bague ne quittait pas sa main
gauche. Une bague très discrète, à son image. Si discrète que je ne l’avais pas remarquée les
premières fois où je vis la jeune femme, en décembre, mois où les mains se cachent souvent
au fond de nos poches ou sous des gants.
Le diamant de la bague était tout fin. Au contraire l’anneau, bien que magnifique, était un
peu large, trop large à mon goût, même s’il ne choquait pas sur son doigt allongé. C’était un
anneau d’or qui semblait constitué de trois anneaux, trois anneaux d’or soudés. La bague était
en réalité merveilleuse par son mélange de classicisme et d’originalité. En souriant, un mardi
de mars, je la désignai d’un regard à mon fiancé Augustin qui me répondit, par le même biais,
que j’avais fort bon goût.
Était-ce une bague de fiançailles, une bague de famille ? Quelque chose, je ne sais quoi,
m’empêchait de demander à Jeanne d’où provenait ce bijou. J’ai habituellement la langue
bien pendue et une curiosité intense mais Jeanne m’impressionnait sans que je sache bien
pourquoi. Elle était pourtant ma cadette de deux bonnes années et ne faisait rien pour me
mettre mal à l’aise. Bien au contraire, l’on s’entendait à merveille, sans pour autant partager
de ces petits secrets qui scellent une amitié.
Elle avait un grand sourire quand on se croisait, à l’entrée ou à la sortie d’une bouche de
métro. On faisait quelques pas ensemble avant que nos chemins nous séparent. Ça ne durait
pas, les rencontres ne durent jamais dans ce grand Paris.
D’elle, je ne savais toujours rien de plus, ni son adresse, ni son histoire. Mais je connaissais
ses goûts, sa préférence pour les tenues vertes ou bleues, son amour du chocolat (lisible dans
ses yeux quand on passait, sortant du métro, devant le chocolatier le plus réputé de
l’arrondissement) sa passion pour les romans historiques « depuis quelques années » disaitelle, sans jamais rien préciser, ne voulant pas se dévoiler en quelque sorte, non par volonté
farouche de rester secrète mais parce que l’occasion de s’ouvrir à autrui ne lui semblait pas
encore venue.
Un soir, à l’aumônerie, Audrey, l’une des plus jeunes d’entre nous, lui avait demandé – dans
ces premières minutes où l’on se dit bonjour en enlevant son manteau et où l’on sert les
premières tasses de café ou de tisane, en attendant que tout le monde arrive – si elle pouvait
lui montrer sa bague si originale. Jeanne avait tiré la main de sa poche quelques instants mais,
rapidement, avait refermé ses doigts fins. Il s’était fait un bref silence puis Gus était arrivé ;
on n’attendait plus que lui pour commencer.
Lisez la suite dans le triple Anneau
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date : 02-07-2020
LA PORTE DE WINGARD
Thierry ROLLET
(extrait)
© Éditions du Masque d’Or, 2020 – tous droits réservés
CHAPITRE 1
LES AMOURS DE LA PRINCESSE
UCY était éveillée mais maintenait son corps et son esprit dans une somnolence
lénifiante et quasi-hypnotique, qui lui permettait de revoir, dans une sorte de
rêve dirigé, les faits marquants qui avaient amené jusque dans sa couche
Zwinel, le maître des Elfes.
C’est bercée à la fois par le souffle de l’être encore endormi et par ses propres
souvenirs que la princesse d’Isther revit en imagination cette série d’événements aussi
terribles que merveilleux.

Le commencement de l’histoire du rapprochement entre les Elfes et Isther, ancien clan
viking érigé en royaume, avait, en vérité, duré de longs mois, composés d’apparitions et
d’interventions sporadiques, puis de tentatives de rapprochements, d’abord timides, puis de
plus en plus personnalisées. Elles étaient lentement passées d’échanges de cadeaux discrets à
des rendez-vous assez brefs entre les citoyens de Mitgard, domaine des Humains, et ceux de
Wingard, royaume des Elfes et des Nixes, pour se terminer par des entrevues de
plénipotentiaires – ou équivalentes.
La plus grande confusion se généralisait alors entre l’enclave de Mitgard où
s’établissait Isther et un univers intermédiaire, qui n'était pas encore Asgard ou pays des dieux
vikings, mais qui semblait offrir à Isther le havre de paix vers lequel tendaient tous ses
habitants, las des luttes et des pillages incessants qui régnaient constamment entre les divers
clans vikings.
Le petit royaume insulaire, situé entre les Orcades et les Shetlands, trouvait depuis
longtemps « l’amitié » de ses voisins, autres clans vikings, un peu trop lourde. Certes, Isther
oubliait assez fréquemment de payer le tribut en chevaux et en poisson réclamé par les
Vikings du Grand Fjord du Sud, ledit tribut, tout à fait symbolique, assurant la suzeraineté du
Grand Fjord bien plus qu’il ne l’enrichissait. Par ailleurs, la menace permanente des clans
vikings, qui n'admettaient que du bout des lèvres l’indépendance du petit royaume, avait
contribué à transformer peu à peu en cauchemar le quotidien d’Isther. Certes, le petit royaume
n'avait pas à se plaindre réellement des Vikings, n’ayant jamais subi de leur part que quelques
rapines de peu d’importance, en surplus de vagues accusations de « trahison » après la
sécession isthérienne. Pourtant, les tentatives de réconciliation entre les Isthériens et les autres
Northmen ne tendaient à assurer qu’une paix armée – pour ne pas parler de conflit latent –
dans les eaux proches de l’archipel car les Vikings aimaient trop la guerre, sur mer comme sur
terre. Isther, ne voulant plus s’associer à cette existence de violences et de massacres, avait
L
demandé à la fois aux dieux et à ses devins et magiciens de lui assurer une protection aussi
indéfectible que possible, quitte à faire glisser le petit royaume dans un univers parallèle, où il
ne rencontrerait ni combats ni pillages.
C'est donc dans ces conditions que la communication entre Isther et Wingard s'était
établie.
Dès que les premières tentatives de rapprochement entre les deux mondes parurent en
bonne voie d’aboutissement, elles arrivèrent à point nommé car Isther avait alors maille à
partir, en surplus des Vikings, contre tout un essaim de pirates saxons qui, à des périodes de
plus en plus fréquentes, menaçait ses navires de pêche et de commerce. Un adversaire de plus
et d’autres violences en perspective !
C’est ainsi qu’un jour, l’équipage d’un navire isthérien malmené par une attaque de
ces pirates fut sauvé du naufrage par un gunzwoll, vaisseau éthéré apte à franchir l’espacetemps entre Mitgard et Wingard. Après une courte lutte qui vit les pirates et leur nef
s’effondrer en cendres dans la mer, le navire des Elfes ramena à bon port le dogre1
isthérien et
repartit sans adieu. Par la suite, lors de rencontres en mer entre pêcheurs et d’autres
gunzwolls, un troc avantageux s’établit, sous la forme d’échanges d’objets fabriqués par les
humains, dont les Elfes semblaient friands, et d’autres produits de Wingard, tels que des
parfums capiteux qui n’avaient nul besoin de contenants : sortis de la main griffue d’un Elfe,
ils se répandaient dans l’air et y demeuraient en permanence, jusqu'à ce que l’ouverture d’une
autre main d’Elfe le remplaçât par une nouvelle fragrance. Ainsi commencèrent les
enchantements du peuple isthérien.
Les gunzwolls apprirent ainsi rapidement à reconnaître la bannière dorée aux trois
cercles rouges d’Isther, tandis que les pêcheurs découvraient désormais sans méfiance les
silhouettes diaphanes qui surgissaient parfois de nuées spontanées, pour se poser ensuite avec
délicatesse sur la mer, dont les eaux se calmaient immédiatement pour recevoir ce visiteur
d’un monde intermédiaire. Du poisson, des armes, des bijoux et, bien entendu, des parfums
furent ainsi de plus en plus souvent échangés entre Elfes et Isthériens.
Et c’est ainsi qu’une paix encore indécise avait commencé à s’établir au sein de ce
nouvel univers, où le monde des Elfes et celui des Humains tendaient désormais à établir une
sorte d’indicible osmose.
Elle devait être bien vite dépassée par les événements à venir…

Le mouvement d’un corps dans le lit, à côté d’elle, sortit la princesse de sa rêverie. À
la clarté de la pleine lune, qui entrait à flots dans sa chambre, elle contempla une nouvelle
fois, avec la même curiosité teintée d’une vague appréhension, le corps du maître des Elfes et
des Nixes. Pour se rassurer, elle aurait voulu penser à une beauté barbare ou divine. Ces
qualificatifs étaient malgré tout assez vagues pour ne pas éteindre en elle ce sentiment mêlé de
soumission et de crainte. Non, certes, ce n'était pas le fiancé de ses rêves, tout en muscles et
en solide charpente osseuse, apte à affronter tous les dangers dans tous les combats. Non, car
ce corps-là n'avait pas grand-chose d’humain, sauf dans ses grandes lignes : tête, corps,
membres… Mais pouvait-on appeler bras et jambes ces appendices où s’amalgamaient des
ailes membraneuses de chauve-souris pour les supérieurs, des poils noirs et rêches et des
sabots à un doigt pour les inférieurs ? En outres, ce qui tenait lieu de jambes à Zwinel se
résumait à deux membres grêles et arqués vers l’arrière, comparables à des pattes de chèvre.
Quant à la tête ! Elle était oblongue, presque sans nez ni lèvres car les immenses yeux
maintenant clos et le menton en longue pointe prenaient toute la place. Non, certes, Lucy

1
Bateau de pêche de la mer du Nord.
n’épouserait jamais l’un de ces nobliaux orcadiens que son père, le roi Wolf, souverain
d’Isther, lui avait autrefois destiné. Maintenant qu’à 18 ans, elle avait perdu sa virginité grâce
à plusieurs nuits déjà passées avec Zwinel, elle pouvait être sûre de lui appartenir en totalité,
bien qu’il eût tout de même abusé de son pouvoir en la séduisant puis en consommant une
union qui, bien sûr, n'avait pas grand-chose de commun avec un mariage au sens propre du
terme. Alors, comment l'avait-il séduite, cet être si peu humain ? Comment la princesse avaitelle pu s’unir avec un non-humain ? L’union entre Isther et Wingard devait-elle se faire
ainsi ? Lucy tenta en vain de détacher son regard du sexe monstrueux qui s’érigeait encore
entre les « jambes » de Zwinel ; il lui avait appris le plaisir, cette jouissance à laquelle elle
n'avait pas droit en tant que femme, en ces temps où toute épouse était placée entièrement
sous la coupe de son époux. Mais justement, Zwinel ne l'avait-il pas, par ce moyen,
totalement placée sous la sienne ?
Le Maître des Elfes assurerait de bien meilleures forces nouvelles au petit royaume
insulaire qui en avait un urgent besoin, la menace de ses voisins humains se faisant de plus en
plus pressante. Le roi d’Isther lui-même ne mésestimerait sans doute pas un gendre de ce
peuple venu d’ailleurs, sur le point de convertir entièrement les Isthériens à une existence
féerique, mille fois plus belle que celle que lui eût réservée son ancien statut humain… Lucy
se répétait ces principes déjà débattus tout en demeurant les yeux rivés sur ce corps nonhumain qui, quelques instants plus tôt, lui avait fait connaître une fois encore ce septième ciel
dont rêvent tous les amants – et au sens propre du terme, puisqu’il en venait… !
Le corps de l’Elfe bougea encore. Ses deux ailes membraneuses frémirent. Il les ouvrit
comme une corolle florale, émit un son flûté et ouvrit ses immenses yeux. Lucy sentit encore
une fois le formidable regard qu’il darda immédiatement sur elle comme un double
jaillissement de lumière noire, qui la perçait, pensait-elle, jusqu'aux tréfonds de son être.
– N'est-ce pas que tu vas convertir mon peuple en l’unissant avec le tien ?
– Quoi ? grommela Zwinel, mal réveillé et qui, à cet instant, ressemblait bien plus à un
simple amant émergeant de ses brumes qu’à un être venu de l’au-delà.
Souriant avec indulgence, Lucy contempla son elfique amant comme un présent du
Ciel : en vérité, c'était les dieux qui l'avaient conduit ici, lui faisant rencontrer l’être
surpuissant qu’elle s'était toujours souhaité pour futur époux. Peu importait qu’il eût violé les
usages en même temps que la couche princière, puisqu’il avait ainsi prouvé sa détermination,
et Lucy la sienne, et consommé d’avance l’union de deux univers appelés à vivre dans les
espaces encore inconnus de la paix et de la sérénité…
– Convertir ? grommela encore Zwinel. De quoi parles-tu ?
Vraiment mal réveillé, il avait utilisé le langage des Elfes et non le norrois, qu’il
parlait pourtant couramment avec Lucy. Elle-même estimait qu’elle avait fait des progrès
étonnants dans la langue des Elfes, puisqu’elle l'avait compris sans peine.
– Laissons cela, mon aimé, chuchota-t-elle. Ce sera pour notre avenir dans notre futur
univers.
– Mais de quoi parles-tu ? reprit Zwinel en norrois, cette fois.
Sa voix ressemblait à l’écoulement d’un ruisseau cascadant entre des pierres, semblant
en entraîner parfois dans des sons rauques ou des consonnes heurtées. Lucy avait appris à la
trouver musicale et même melliflue.
– Chut ! Parle moins fort, beaucoup moins fort. Je sais que tu as endormi mes gardes
et même ma matrone chaperon, mais je ne souhaite pas que notre secret soit révélé trop tôt.
– Notre secret ! fit plus doucement Zwinel, avec un sifflement qui était chez lui
l’équivalent d’un petit rire. Il est bien gardé, en effet : tous tes gardes et même ta matrone
savent que tu reçois un Elfe dans ton lit une nuit sur trois. Quant à mon peuple, il se doute
bien de ce que fait son maître lorsqu’il s’évade de Wingard durant ces fameuses nuits, presque
sans protection dans le monde de Mitgard. Au moment même où je plonge du gunzwoll pour
aborder la côte en quelques coups d’ailes, mes servants savent que je vais retrouver ma
favorite humaine. C’est une coutume de notre peuple, qui s’est parfois uni à des mortelles et
elle s’applique à tout le monde, même au maître !
Lucy se sentit quelque peu mortifiée de s’entendre qualifier de « favorite ».
– Tu aurais pu mieux renseigner ton peuple, en lui disant que j’étais ta promise, ta
fiancée…
– Il n’aurait pas compris : chez nous, une Humaine que l’on va visiter en vue d’une
union inhabituelle et contre nature dans Wingard est une favorite, sans plus. Une fiancée, un
homme, le Maître surtout, va la choisir à la frontière entre Wingard et Asgard, sans se cacher.
Lucy se sentit prête à pleurer, mais l’attirance qu’elle éprouvait et qui outrepassait
même le désir physique s’imposait toujours. Elle posa sa tête sur l’épaule de l’Elfe :
– Ne t’impatiente surtout pas, mon aimé : notre union ne sera bientôt plus un secret…
– Je t’ai dit qu’elle ne l'était plus depuis longtemps !
– Je veux dire : un secret officiel. Un jour, on annoncera publiquement notre prochaine
union, en même temps que celle d’Isther avec Wingard.
Zwinel admira un instant les formes sculpturales de sa maîtresse humaine et princière,
révélées par la lumière lunaire qui entrait à flots dans la chambre : il n'était pas lui-même
insensible à un charme hors du commun dans son monde… Puis, il se redressa à demi sur la
couche, ouvrant grand ses ailes.
– Comme vous êtes compliqués, chez les tiens ! Même pour unir deux univers, on ne
fait pas tant de manières, comme on dit chez vous ! La cérémonie en elle-même est toute de
magie, de sensations qui n’ont rien à voir avec… Mais tu ne saurais comprendre encore !
– Cette cérémonie, je l’attends : ce sera la conversion de mon peuple, la conversion de
tous les miens au bonheur universel !
Zwinel soupira : il avait un peu oublié cette « formalité ». Certes, lui-même, ainsi que
l’union des esprits qui tenait lieu d’assemblée dirigeante dans son monde souhaitait vivement
cette union, qui lui permettrait d’établir des bases fermes et fortifiées dans le voisinage
immédiat des Humains, situation qui se révélerait sans aucun doute favorable à la création
d’un nouvel univers ou, du moins, au renforcement de Wingard. Pour y associer Isther, il avait
répondu favorablement au messager de la princesse, qui avait poussé la hardiesse jusqu'à
invoquer la présence du Maître des Elfes dans sa proche chambre, nuitamment encore. Leur
première rencontre, le début de leur union charnelle, remontait presque à une lune désormais.
Cette audace n'était pas pour déplaire à un Elfe, au contraire !
Zwinel se leva complètement, quittant le lit pour aller baigner son corps verdâtre dans
la lumière de l’astre nocturne par la fenêtre d’en face. Il jugea qu’il était vers la mi-nuit chez
les Humains. Dans Wingard, le temps n'avait pas beaucoup d’importance mais il lui fallait
néanmoins quitter maintenant ce château si confiant dans ses murailles absurdes, cette
chambre si mal gardée contre les êtres d’au-delà, pour regagner son gunzwoll personnel, qu’il
barrait lui-même, avec la seule aide de deux servants. Lucy voulut qu’ils échangeassent un
baiser d’adieu – qu’il préféra abréger : sa langue brûlante eût littéralement embrasé la bouche
de cette Humaine si fragile par rapport aux Elfes ! Zwinel détendit ses ailes et, telle une flèche
de lumière verte, il franchit la fenêtre. Lucy le regarda descendre le long de la muraille,
semblant se jouer d’elle comme un liquide vert qui eût suinté entre les pierres, puis arriver
jusqu'au petit chemin de ronde situé juste sous sa chambre et qui, à sa demande alimentée de
quelques pièces d’or, n'était pas gardé cette nuit-là : elle savait Zwinel tout à fait capable,
pourtant, de subjuguer les soldats pour les rendre temporairement aveugles et sourds – mais
avait-elle voulu l’aider comme une Humaine qui souhaiterait assister un Elfe ? Enfin, se
plaçant tout contre la muraille de la tour, il sembla disparaître à l’intérieur des pierres. Il avait
donc choisi de demeurer sur place, afin de ne pas perdre de temps lors de sa prochaine visite ?
Pas du tout : Lucy le comprit en distinguant, dans un seul éclair, l’image d’une nef semblant
toute de cristaux, qui fulgura un instant dans le ciel enténébré comme un crachement de
foudre : Zwinel venait de rejoindre son gunzwoll.
Incommodée autant qu’attristée par l’apparente froideur de son amant, Lucy se leva
elle aussi, couvrant sa nudité d’une longue chemise. Elle le souhaitait audacieux, mais aussi
plus attentionné. Sans doute était-ce peu compatible de laisser cohabiter en soi ces deux
sentiments disparates, notamment chez un Elfe…
Elle frissonna et plaqua soudain ses deux mains sur sa gorge : le malaise revenait. En
vraie princesse d’un royaume marin, elle s’interdit de s’étendre de nouveau, préférant dissiper
l’indisposition par le froid de la nuit et la clarté lénifiante de la lune. Soudain, une nouvelle
inquiétude lui vint, analogue à celle qu’elle avait éprouvée quelques jours plus tôt, lors d’un
entretien avec Rebecca, sa matrone chaperon : et si c'était vrai… ? Si c'était bien cela… ?
Quel risque, quel danger… et, en même temps, quel espoir nouveau d’unir deux peuples issus
de deux mondes parallèles l’un à l’autre, de la manière la plus solide, la plus durable qui fût !
Mais l’avenir était-il réellement conforme aux souhaits de deux amants ? Lucy et
Zwinel étaient plus que cela, la princesse en était persuadée. Par conséquent…
Pour l’heure, mieux valait se recoucher et finir sagement la nuit.
Peut-être le sommeil soulagerait-il ces douleurs intermittentes que Lucy, sans l’avoir
avoué à personne d’autre que Rebecca, ressentait dans son abdomen depuis plusieurs jours…
Mais il était dit que Lucy ne dormirait pas cette nuit-là : un horrible hurlement venait
de faire résonner tous les échos de cet étage du château… !
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ET UN BORTSCH POUR NICOT, UN !
(Arthur Nicot n°10)
Extrait
© éditions du Masque d'Or, 2020 – tous droits réservés
PROLOGUE
CA fait déjà quelque temps qu’on se pratique et vous commencez à me connaître.
Arthur Nicot, détective privé genevois, le Robin des Bois de chez Calvin,
toujours prêt à sauver la veuve et l’orphelin ; le Don Quichotte de chez Rousseau
qui ne compte ni son temps, ni son argent pour se battre – non pas contre des moulins à vent –
mais contre l’ordre établi et les fonctionnaires de police qui lui mettent des bâtons dans les
roues ; enfin le fonceur de chez Voltaire qui adopte aisément l’irrévérence de ce brave
François-Marie Arouet pour remettre vertement à leur place ceux qui voudraient le contrer.
J’aurais aussi pu dire le jouisseur de chez Grisélidis Réal, la passionaria féministe
genevoise qui a pris, entre autres, la défense des péripatéticiennes, ceci en rapport avec ma
passion pour la gente féminine et les nombreuses conquêtes qui parsèment mes récits, mais là,
je crois que je me vanterais un peu et ce n’est pas mon genre, vous me connaissez (!?)…
Ceci étant précisé, il est temps que je me présente.
Je m’appelle David Morgan (vous avez compris ma dédicace à David Morgon ?) et ce
nom, ce n’est pas moi qui l’ai choisi. Coïncidence ? Voire…
Il y a de cela une semaine, j’ai été contacté par téléphone par un certain Bob Mercury,
membre de la direction du renseignement de cette honorable institution qu’est la CIA, qui m’a
demandé de but en blanc, sans ambages et dans un français impeccable, avec à peine un
soupçon d’accent ricain, de travailler pour la Company.
Vous imaginez d’ici mon étonnement, ma stupéfaction ! Je me suis permis de lui
demander comment il avait eu connaissance de ma petite personne et qui lui avait conseillé de
s’adresser à moi, petit privé néanmoins considéré comme le meilleur de notre ville (mais ça,
modeste comme je suis, je ne le crie pas sur les toits), à peine avais-je formulé ma question,
disais-je, que le verrouillage du sacro-saint secret professionnel, le cloisonnement se sont
immédiatement enclenchés.
« Tout ce que je vous demande, M. Nicot, c’est votre accord de principe sans poser
aucune question. Et à partir de cet instant – si vous acceptez – vous ne vous appellerez plus
Arthur Nicot. On vous donnera une nouvelle identité et tout ce qui va avec, en même temps
que votre ordre de mission. »
Je lui ai quand même demandé :
« J’ai néanmoins une question à vous poser : si je refuse cette « mission », comme
vous dites, que va-t-il se passer ?
– Je ne peux pas vous répondre. Tout ce que je puis vous dire, c’est que vous êtes
parfaitement l’homme de la situation. Un tri très sévère a été opéré et le choix s’est très
rapidement porté sur vous. Il n’y a malheureusement aucune autre alternative : c’est vous,
point !... Inutile de préciser que dès le moment où vous aurez accepté notre offre, vous ne
Ç
devrez en parler à personne, ni votre famille, ni vos amis les plus proches. C’est un détail
absolument incontournable et vital… »
J’ai laissé un long silence que Mercury, impatient, a finalement rompu :
« Alors, M. Nicot ?
– Vous pouvez me laisser un temps de réflexion ?... Vous devez comprendre que j’ai
besoin de penser à tout cela et que je ne veux pas prendre une telle décision à la légère…
– Vous ne le « voulez » pas, comme vous dites, mais vous « devez pouvoir » la prendre
le plus rapidement possible. Je vous rappelle demain matin à huit heures. J’espère que vous
aurez pris la bonne décision… »
Et il a raccroché sans autre forme de politesse.
Curieux bonhomme ce Bob Mercury. Je suis sûr que ses parents et ses amis doivent
l’appeler « Bobby ». Je me demande à quoi ont pensé ses parents lorsqu’ils l’ont prénommé
Bob – qui, en réalité, doit être Robert. Bobby Mercury, ça ne s’invente pas ! Peut-être étaientils fans du groupe Queen ?
Sitôt après ce coup de fil de l’étrange Mr. Mercury, j’ai quitté mon bureau. J’avais
besoin de prendre l’air, de m’aérer la tête et de réfléchir à cette histoire qui me tombe dessus
comme une météorite.
Mais surtout, j’ai une envie folle de téléphoner à mon pote Philipe Royer pour lui
raconter tout ça et surtout pour lui demander conseil, mais je repense aux paroles de Mercury
qui a précisé qu’il était « vital » de ne parler de cette affaire à quiconque, même mes plus
proches. Vital pour moi, évidemment ! On pourrait me retrouver dans un caniveau, une balle
entre les deux yeux et le bon vieux Dr Silverman, médecin-légiste de son état, se ferait un
plaisir de « m’ouvrir », comme il se plaît à le dire, pour enfin voir ce que j’ai dans le ventre.
Ou alors, je pourrais tout simplement disparaître dans la nature et on ne me
retrouverait jamais. On connaît les méthodes expéditives et définitives de ce genre de
personnes…

1
Mardi 8 février 2005, 8 heures du matin.
ON téléphone portable posé sur la table de nuit émet sa petite musique
lancinante. J’ouvre un œil et je reçois plein cadre l’écran lumineux de mon
réveil électronique qui indique 8 heures pile. Plus exact que ça il peut pas,
Bobby Mercury ! Et il commence par m’engueuler :
– J’ai essayé de vous appeler à votre bureau, vous n’y étiez pas ! Heureusement que
j’avais votre numéro de portable…
– Je ne suis pas un fonctionnaire, mon cher Bobby, c’est le privilège de l’artisan
indépendant, il n’a pas d’horaires fixes.
– Pourtant, il faudra vous y faire… Et dites, pourquoi vous m’appelez Bobby ?
– Je trouve ça rigolo, Bobby Mercury… pas vous ?
– Non, pourquoi ?
– Bobby Mercury, Freddy Mercury, ça ne vous dit rien ?
– Absolument pas, il répond d’un ton sec.
Je n’insiste pas et il poursuit :
– Vous avez réfléchi ? Vous avez pris votre décision ?
Pendant le restant de la journée d’hier et une bonne partie de la soirée, j’ai eu le temps
de cogiter. Je lui réponds :
– Oui, j’accepte le deal.
Mon expression le fait rire et il lâche :
– C’est plus qu’un deal, Monsieur Nicot, c’est un vrai travail, sérieux et tout… Bon,
vous êtes prêt ?
– Non, je me lève. Je vous ai dit que j’étais un travailleur indépendant, sans horaires
fixes…
– Eh bien, je vous répète qu’il va falloir vous y faire, m’interrompt-il ; faites votre
valise car vous ne pourrez pas retourner chez vous, à partir de maintenant vous avez une
nouvelle identité et vous vivrez à l’hôtel. Prenez le plus d’affaires possible, vêtements,
nécessaire de toilette, comme si vous partiez en voyage et trouvez-vous à neuf heures à
l’Ambassade des États-Unis, vous savez où elle se trouve ?
– Oui, je connais.
– Dites au vigile qui se trouve à l’entrée que vous avez rendez-vous avec Douglas
McDormand. On vous remettra un badge et on vous conduira à son bureau. Voilà, pour moi,
notre relation s’arrête là. Good luck, M. Nicot.
Et il raccroche, aussi sec. Pas très chaleureux ce Mercury. Voyons maintenant à quoi
ressemble Douglas McDormand.

9 heures, Ambassade des États-Unis, Chambésy.
Tiens, c’est drôle, je me trouve tout près de chez ma tante Charlotte et sa Pension des
Mimosas. Je pourrais presque passer lui faire un petit coucou avant de m’embarquer dans
cette aventure. Je ne sais pas encore que le mot aventure n’est qu’un euphémisme à côté de ce
qui m’attend.
M
On me demande de garer ma vieille Porsche, pas encore pourrie, devant la grille
d’entrée, gardée par des vigiles amerloques et des représentants de notre police locale. Tous
sont armés de fusils mitrailleurs et arborent un air menaçant, particulièrement les flics locaux
qui veulent se faire bien voir par leurs collègues ricains.
Je me dirige vers une guérite tout en verre (blindé, à coup sûr), dans laquelle se trouve
un immense black qui semble être debout alors qu’il est bien assis derrière son guichet. Il doit
largement dépasser les deux mètres et peser un bon quintal de muscles, sans un pouce de
graisse.
Il ne parle pas une broque de français et lorsque je lui annonce mon rencart, il me
répond :
– I know. Hold a sec’ please1
.
Je suis sûr qu’il doit très bien se débrouiller en français, surtout s’il travaille ici depuis
un certain temps, mais on est en Amérique et en Amérique, on parle américain !
Il farfouille dans une boîte en bois allongée dans laquelle sont rangées des fiches et
autres babioles et en extirpe un badge plastifié orné d’une pince pour l’accrocher à mon
revers. Il me le tend et j’ai la surprise d’y découvrir ma photo (où l’ont-ils dégottée ?) et un
nom que je découvre pour la première fois : David MORGAN.
Ils n’ont pas perdu de temps ! Le grand black me fait signe de fixer mon badge au
revers de mon blouson et me dit de regagner ma voiture. Là, un flic local examine mon badge
et me fait un salut militaire en disant :
– Allez-y, on vous ouvre.
Je gare ma tire sur un parking réservé aux visiteurs et un vigile ricain vient me prendre
en charge. Il est rouquin, baraqué comme un catcheur et mâche du chewing-gum pour faire
couleur locale. Il me dit :
– Hi, I’m Harry.
– Hi, I’m David, nice to meet you.
Il sort un papier de sa poche et dit encore :
– For Douglas McDormand, isn’it ? C’mon, follow me2
.
Je ne vais pas m’amuser à traduire toutes ces conversations en angliche, c’est crevant.
Alors, à partir de maintenant, tout ce qui sera dit en anglais sera doublé en français, comme au
cinoche.
Nous pénétrons dans le bâtiment gris et pas très beau et Harry me précède jusqu’aux
ascenseurs. Direction dernier étage, c’est dans les hauts sommets que ça se passe. Nous
longeons ensuite un long couloir désert et parvenons enfin devant une porte sur laquelle est
simplement écrit :
OFFICE 1
Pas de nom. La discrétion est de rigueur, l’Ambassade US n’est pas censée abriter
l’antenne de la CIA
Harry frappe à la porte et une voix forte retentit :
– Entrez !...
– Voici Mr. Morgan, Doug.
McDormand le remercie, se lève et vient à moi, la main tendue. Il est grand, blond,
coiffé en brosse et doit avoir une quarantaine d’années. Je sens tout de suite qu’un bon feeling
s’installe entre nous. Il est sympathique, souriant et son regard bleu foncé est franc et
lumineux. Ça change de Mercury que je ne connais pas, mais que j’imagine facilement avec
un balai dans le cul...

1
Je sais. Une seconde svp.
2
Pour Douglas McDormand, s’pa ? Viens, suis-moi.
Il est habillé décontracté, rien à voir avec un fonctionnaire de l’Ambassade, puisqu’il
porte un jean délavé, un sweat-shirt marqué Berkeley University et une paire de baskets rouge
et bleu.
– Enchanté de vous connaître, Mr. Morgan. Je viens de recevoir le dossier de Langley,
nous allons tout de suite pouvoir nous mettre au travail.
– Je vous avoue que je suis impatient de savoir de quoi il retourne, Mr. Mercury ne
m’a pas dit grand-chose.
Doug sourit et dit :
– Je constate que votre anglais est parfait. C’était un peu notre souci.
Je lui réponds :
– Je n’ai aucun mérite à cela, ma mère était américaine et m’a toujours parlé anglais à
la maison.
– C’est pour ça que vous avez cet accent new yorkais. C’est parfait, on n’en demandait
pas tant ! Mais commençons d’abord par votre identité et votre histoire.
Il ouvre le dossier – assez volumineux – qui se trouve sur son bureau et sort un
passeport américain qu’il me tend :
– Voici votre passeport. Vous vous appelez donc David Morgan, vous êtes né le 11
janvier 1961 à Brooklyn – ça tombe bien pour l’accent new yorkais – fait-il en clignant de
l’œil. Maintenant votre famille. C’est important que vous appreniez par cœur tout ce qu’il y a
sur cette feuille. Vous devez pouvoir répondre sans hésiter à toutes les questions qu’on
pourrait vous poser sur vos parents, grands-parents et votre fratrie. Rassurez-vous, on n’a pas
trop chargé la mule, on vous a inventé un frère aîné et une petite sœur. C’est déjà bien
suffisant ! Je vous laisse la liste, vous aurez tout le temps de la mémoriser lorsque vous serez
à votre hôtel. Le départ de la mission ne pourra se faire que lorsque votre comparse arrivera à
Genève.
– Mon comparse ?
– Votre comparse féminine. Il s’agit de Miss Sally Donovan, agent depuis 2002, elle
vous secondera dans votre mission.
Décidément, je vais de surprise en surprise. Voilà maintenant qu’on m’affuble d’une
comparse. J’espère au moins qu’elle est jolie ! Mais McDormand poursuit :
– Venons-en maintenant à l’affaire en elle-même. Vous connaissez Berne ?
– Un peu, mais pas autant que Genève. Je pense que vous êtes au courant du clivage
qui existe entre la Suisse Romande et la Suisse Alémanique et quand je dis Suisse Romande,
c’est surtout Genève. Nous nous sentons à mille lieues de la mentalité alémanique et lorsque
nous franchissons la barrière de rösti3
, comme on dit ici, on se sent étranger. Cette barrière
virtuelle délimite la frontière entre la Suisse Romande et la Suisse Alémanique. Ceci dit, ça va
mieux depuis quelques années et la tension est nettement moins grande qu’auparavant.
– Ça n’a pas une très grande importance, vous vous familiariserez rapidement avec
l’environnement.
– Alors, pourquoi Berne ? je demande.
Doug sort une photo format carte postale du dossier.
– Cette femme est Mrs Stella McDermott. Elle est l’épouse de l’Ambassadeur des
États-Unis à Berne, Mr. Anton McDermott. Depuis quelques mois, elle est soupçonnée d’être
très active au sein d’une organisation proche du Ku Klux Klan. L’ambassadeur – qui est un
républicain convaincu – n’a cependant jamais adhéré à l’idéologie de cette secte et se fait
beaucoup de souci pour sa femme.
– Mais cette organisation proche du KKK, elle a une antenne à Berne ?
– Il paraît, mais personne n’a jamais pu la localiser.

3
Galette de pommes de terre cuites, coupées en lamelles et rôties à la poêle, qui sert d’accompagnement à
différents plats.
Il me tend la photo de Mme l’ambassadrice. C’est un portrait d’une belle femme
d’environ trente-cinq ans, cheveux roux foncé, tirant sur l’auburn, longs et bouclés. Ses yeux
sont turquoise et donnent à son regard une profondeur différente des yeux verts classiques qui
eux, peuvent refléter un regard plus froid. Il y en a qui disent « des yeux de serpent ».
À ce stade de notre discussion, j’en suis au point de me poser la question : « Pourquoi
moi ? » et je la pose à Doug qui me répond avec un petit sourire sibyllin :
– Parce que vous êtes l’homme de la situation. Vous avez été l’objet d’un tri très
sélectif, compte tenu de vos antécédents, de votre passé professionnel ainsi que des qualités
qui vous caractérisent et vous avez été choisi parmi une trentaine de candidats.
– Et je peux savoir qui étaient ces candidats ?
Je lis un petit air de reproche dans son regard :
– Je n’irais pas jusqu’à dire « secret défense », mais « secret professionnel ».
– Très bien. C’est tout ?...
– Non, encore une chose : pour cette mission, vous êtes censé être un journaliste et
Sally Donovan, votre binôme, sera votre assistante-photographe. Vous serez attachés à un
bureau qui a ses assises dans les locaux du Berner Zeitung, important journal bernois. Ce
bureau est l’antenne suisse du Washington Post.
« Ah ! j’allais oublier : donnez-moi votre téléphone portable. Vous ne devez plus
l’utiliser pendant votre mission. En voici un autre que vous pourrez utiliser en toute quiétude.
Il a été codé par nos ingénieurs de Langley et est totalement indécelable. Où que vous soyez,
vous ne pourrez pas déclencher les bornes conventionnelles et, par conséquent, pas être repéré
sur les appareils de recherche de la police. Il est évident que vous pouvez l’utiliser mais ne
jamais appeler quelqu’un de votre entourage. L’appareil est également codé pour bloquer tout
numéro qui ne serait pas agréé par la Company.
– Ben mon vieux ! lâché-je en soupirant ; vous ne faites pas les choses à moitié !...

Je me pose plein de questions en regagnant ma Porsche sur le parking des visiteurs. Il
y a un tas de choses qui me paraissent bizarres dans cet entretien que j’ai eu avec Doug
McDormand. Les réponses qu’il m’a faites aux questions que je lui ai posées ne me satisfont
pas pleinement.
« Pourquoi moi ?... » Parce que, paraît-il, je suis l’homme de la situation. J’ai été
choisi parmi une trentaine de candidats et je suis persuadé que je ne suis pas, de loin, le
meilleur pour ce genre d’opération. Et puis,, ils ont des milliers d’agents qui se répartissent
dans le monde entier. Serait-ce parce que je suis déjà sur place ? Dans ce cas, pourquoi
envoient-ils une nana de Langley pour m’assister ? Ils auraient très bien pu la trouver ici…
Et puis, cette soi-disant secte proche du KKK dont Mme McDermott se serait
rapprochée, pourquoi est-elle établie à Berne ? Et comment se fait-il que la CIA soit incapable
de localiser l’adresse de cette secte, eux qui disposent de tous les moyens les plus sophistiqués
pour trouver n’importe quoi n’importe où ? Il y a quelque chose qui cloche dans tout cela…
Ils m’ont fait loger à l’Hôtel Mandarin Oriental, anciennement nommé Hôtel du
Rhône, un cinq étoiles situé au bord du fleuve du même nom, Quai Turrettini. Ils ont les
moyens, vu le prix des chambres dont le plus bas est aux alentours de 500 F. Ils auraient pu
me mettre dans un hôtel plus modeste, plus discret…
La chambre que j’occupe est magnifique, avec vue sur le Rhône qui chemine en
direction de sa jonction avec l’Arve avant de passer la frontière pour se diriger vers Lyon.
Avant tout, je décide quand même de passer un coup de fil à Philippe Royer, mon pote
l’avocat, au risque de me faire tancer par McDormand qui, peut-être, découvrira que j’ai
appelé mon pote, bien que j’aie pris la précaution d’acheter un téléphone pas cher, jetable et
en principe indécelable.
Je l’appelle directement sur son portable et sa voix grave retentit dans le cornet :
– Royer !...
– Salut cher Maître, comment va ?
– Ah, c’est toi ? dit-il après une hésitation ; qu’est-ce que c’est que ce numéro
masqué ?
– Un nouveau téléphone, je t’expliquerai. Écoute, j’ai pas beaucoup de temps. Je
voudrais juste te dire de ne pas t’inquiéter si tu n’entends plus parler de moi pendant quelque
temps. Je suis sur une nouvelle affaire délicate dont je ne peux pas te parler et je ne serai pas
chez moi pendant une durée indéterminée. C’est pour ça que j’ai changé de téléphone. Je te
donnerai des nouvelles dès que je pourrai, mais ne cherche pas à me joindre. C’est tout ce que
je peux te dire.
– C’est quoi cette mascarade ? demande Philippe, et c’est quoi cette affaire
« délicate » ?
– Je viens de te dire que je ne pouvais pas t’en dire plus. Moins tu en sauras, plus je
pourrai travailler tranquille, c’est tout ce que je peux te dire.
– C’est insensé !... tu peux au moins me dire où tu es ?
– Non ! Ni où je suis, ni où je vais…
– Eh dis, plaisante le cher Maître, tu te prends pour SAS, le Prince Malko ?
– Y a un peu de ça… non, je plaisante, me rattrapé-je ; écoute, il faut que je te laisse,
j’ai du taf. À bientôt, embrasse Cathy pour moi. Salut !...
Et je raccroche aussi sec. Pauvre Philippe ! Il doit être dans tous ses états, mais j’ai
peur de lui en avoir déjà trop dit, notamment lors de son allusion au Prince Malko.
Bon, maintenant il faut que je me mette à mémoriser les noms et prénoms de ma
nouvelle famille, ainsi que mon nouveau C.V. et je sens que ça ne va pas être une mince
affaire.
Lisez la suite dans Et un bortsch pour Nicot, un !
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PREMIERE PARTIE

– J
E vous rends votre interrogation écrite de la semaine dernière. Et je suis loin d’être satisfait !
Tous les élèves retinrent leur souffle. Un tel préambule ne présageait rien de bon de la part de Maître Skan.
– Un ramassis de sottises : voilà ce que sont vos copies ! Un tas de torchons infâmes... et même illisibles pour la plupart !
La colère de Maître Skan montait. La sentence allait bientôt tomber. Déjà, les têtes rentraient dans les épaules et les cœurs battaient la chamade. Mais tout à coup, le professeur, qui jetait les feuilles sur les tables tout en soliloquant, suspendit ses gestes, brandissant l’une d’elles.
– Ah non ! Je me trompais. Voici la seule bonne copie : c’est celle de Karl Walling.
Toutes les têtes se tournèrent vers l’intéressé, très gêné.
– Un kenzor d’argent ! précisa Maître Skan.
Un long murmure d’étonnement parcourut les rangs. C’était vraiment une appréciation exceptionnelle, qui allait permettre à l’heureux récipiendaire de figurer au tableau d’honneur de la division. Après une interrogation comme celle-là !
– Debout, Walling !
Le jeune garçon obéit. Sa gêne avait maintenant disparu et son vissage aux traits bien dessinés ne reflétait plus qu’une immense et bien légitime fierté.
– Premier débarquement de l’homme sur la Lune ?
– 21 juillet de l’an 24 EA.
– Premier terrien dans l’espace ?
– 12 avril de l’an 16 EA.
– Premier satellite artificiel de la planète Terre ?
– 4 octobre de l’an 12 EA. Nom : Spoutnik I. Poids : 83 kg.
– Arrivée de la première énergonef arghonne dans le Système Solaire ?
– 20 août de l’an 117 EA.
« Il a l’air de connaître l’Ère Atomique par cœur, ce gars-là ! » songeaient plusieurs élèves.
– Parfait ! commenta le maître. Toutes mes félicitations, Walling !
Ce dernier prononça la formule rituelle vis-à-vis d’un maître arghon :
– Honneur en votre esprit, Maître.
– Tout vous revient, répondit le maître avec une égale politesse. Dites-moi, Walling : le nom de votre famille est-il sur la liste des colons prêts à partir ?
Le sourire de Karl disparut d’un seul coup. On le vit même se mordre la lèvre, comme pour maîtriser une émotion. Tête basse, il répondit faiblement :
– Non, Maître.
Le visage de Skan, qui était jaune et allongé avec de très grands yeux mauves, comme tous les Arghons, perdit de sa couleur et devint grave.
– Dommage, vraiment dommage...
Avait-il vraiment murmuré cela, même pour lui seul ? Les élèves du premier rang n’auraient pu le jurer. D’ailleurs, c’était trop incompatible avec la retenue émotionnelle qui caractérisait les Arghons.
– Rasseyez-vous, Walling, reprit aussitôt le maître. Correction, maintenant !
Tandis que le maître faisait courir son dé à écrire sur le tableau magnétique, Karl, la tête dans ses mains, laissait errer son regard éteint vers la grande baie de cristoplex. À travers celle-ci, il pouvait voir les dômes de Copernicus City III, reliés entre eux par tout un réseau de galeries qui, d’en haut, faisait ressembler la ville à une gigantesque pieuvre étendue sur le sable uniformément gris. Là-bas, au loin, les hautes montagnes déchiquetées marquaient la limite du Cirque Copernic.
Ce paysage, Karl le connaissait depuis sa naissance. Comme tous les Humains, il était d’origine sélène. Le dernier Terrien authentique s’était éteint à l’âge de 96 ans depuis plus d’un demi-siècle déjà...
La sonnerie annonçant la fin du cours et de la journée pour les scolaires le tira brusquement de sa rêverie morose. Comme un automate de l’Ère Préatomique, il rangea mécaniquement ses affaires dans sa mallette et se retrouva dehors sans savoir comment – « dehors », c’est-à-dire dans la longue galerie qui, partant de l’Éducentre CO-3, allait opérer sa jonction avec les couloirs formant les Boulevards Extérieurs.
Perdu dans ses songes, Karl sursauta en se sentant tiré par la manche. Il se retourna : Luke Mévine, son meilleur ami, lui souriait.
– Dis donc, p’tit père Kenzor d’Argent, on snobe les copains, maintenant ?
Amusé par ce langage d’avant-guerre, Karl sourit à son tour.
– Grouille ! reprit Luke. On va louper l’Express !
– J’aimerais mieux marcher un peu, si ton temps n’est pas compté.
– Pas pendant cette période. D’accord, je t’accompagne.
Ils partirent sans se presser sur la voie métallique à l’usage des piétons. La grande galerie avait la forme d’un demi-cylindre, fait de grandes plaques de cristoplex opaques celles-là, pour éviter au maximum les effets nocifs des ultraviolets. Elle était divisée en deux parties, séparées par une rampe : d’un côté, le double monorail magnétique réservé aux Express, véhicules en forme d’obus qui assuraient les transports en commun ; de l’autre, la coursive que longeaient les deux adolescents.
– Tu n’as pas l’air bien équilibré, reprit Luke après un moment de silence. Tu ne prends pas tes euphorisants ou tu souffres d’accoutumance ?
– Bah ! Ni l’un ni l’autre…
– Tu devrais être content, aujourd’hui : tu vas rapporter un kenzor d’argent à ta famille. Grâce à toi, vous allez tous avoir droit au Tableau d’Honneur de la Division et à des points gratuits pour la prochaine séance de Régénération Physiologique.
Karl savait très bien que, depuis une loi récente, les gains des élèves allaient de pair avec ceux de leurs parents et que leur cumul était désormais possible. Mais il n’émit qu’un vague grognement. Un Express les dépassa dans un chuintement très assourdi. L’air balayé par l’engin automatique leur souffleta le visage.
– Écoute ! fit Luke, désemparé par le mutisme de son ami. Si tu m’as demandé de t’accompagner pendant ma période inactive pour bouder pendant tout le trajet, je...
– Oh ! Rgarde !
À ce cri de Karl, les deux garçons vinrent coller leurs nez à l’une des fenêtres pratiquées dans le revêtement de cristoplex. Le spectacle en valait la peine : un splendide clair de Terre ! Ce n’était pas encore la Pleine Terre, mais un premier quartier de couleur jaune sale, avec par endroits de profondes crevasses noires. Tel leur apparaissait l’antique berceau de l’Humanité : la Terre de l’an 148 de l’Ère Sélène – ou l’an 205 de l’Ère Atomique.
Ils contemplèrent pendant un long moment ce qui avait été une planète vivante. Puis, Luke reporta son regard sur son camarade. Il lut dans les yeux de ce dernier une grande mélancolie, comme un irrésistible désir de rejoindre cet astre dévasté, perdu dans les ténèbres du vide spatial, mais trônant tout de même au milieu des autres points de vie, luminaires minuscules à côté de la voisine de Séléné...
– C’est donc cela, le mal de l’espace ? demanda Luke.
Karl le fixa soudain avec dureté.
– Je sais ! s’écria-t-il. Je suis né sur Séléné, mais je ne peux pas m’empêcher de penser à la Terre, la planète de nos ancêtres ! Eux qui possédaient un vrai paradis, ils ont réussi à le détruire ! Parce qu’ils n’en étaient pas dignes ! Parce que... Parce que... !
Il bafouillait. Des passants se retournèrent, surpris et vaguement scandalisés. Gêné, Luke entraîna le bouillant Karl vers les dégravitors et en appela un.
– On n’est pas là pour donner un spectacle. Tu vas nous faire prendre pour un de ces Passéistes qui n’amusent plus personne ; ils sont tout juste tolérés aujourd’hui. Viens, allons chez moi. Mes parents rentreront tard ce soir de la mine d’uranium : ils ont un décompte de temps à rattraper d’hier. Nous serons tranquilles pour deux bonnes périodes.

aaa

La ville sélène de Copernicus City III, en majeure partie souterraine, ne comportait que des habitations plus fonctionnelles que confortables et la cellule de type 4 des Mévine ne faisait pas exception à cette règle. Luke reçut donc son ami dans une chambre équipée d’un lit-placard, d’un bureau encastré dans le mur pourvu d’un vidéophone et de quelques sièges coquilles. Au mur, des écrans lumineux représentaient des images de paysages transformables à volonté, seule note de fantaisie dans cet intérieur sévère. Les deux garçons s’installèrent et se mirent tout de suite à leur travail.
– Tu as déjà fait l’audiolyse d’histoire terrienne sur « les origines de l’installation de l’Humain sur Séléné ? » demanda Luke. Moi, je sèche.
– Je l’ai terminé hier soir. Tu n’es pas allé à Mnémothèque ?En consultant l’Ordicentre, on a accès à toute la documentation nécessaire.
– Peut-être, mais ça ne me dit rien d’interroger ce machin qui voudra bien faire les choses en y mettant deux ou trois bonnes périodes. Ou alors, il me dira de repasser... ou de lui donner un dial où transmettre les infos. Toi, tu as déjà les roms que ton père t’a offerts...
– Compris. Je te les filerai.
– Merci. Dis donc, tu ne voudrais pas me lire ta prose, que je voie comment tourner l’ensemble ?
– Si tu veux. Je l’ai sur moi.
Karl tira un rom de sa serviette et l’enclencha dans le lecteur. Sa propre voix, récitant le rapport enregistré, retentit dans la pièce :

LES ORIGINES DE L’INSTALLATION DE L’HUMAIN SUR SÉLÉNÉ
« Lors de ses premiers pas sur Séléné, appelée Lune à l’Ère Préatomique, l’Humain considérait celle-ci comme un monde mort, assez peu digne d’intérêt, et n’envisageait pas sérieusement de s’y établir. Dès la fin de l’An 25 de l’Ère Atomique, des projets de station sélène permanente avaient été ébauchés mais, faute de crédits, aucun ne put être réalisé.
« C’est alors qu’éclata sur la Terre le conflit que tous les Humains appréhendaient ; comme les nations avaient instauré une paix durable, c’est avec la nature, donc avec leur propre planète, que les Humains durent se battre. Tout d’abord, le 26 mai 75 EA, un cyclone d’une ampleur démesurée, dont la cause demeure indéterminée, naquit dans l’Océan Pacifique et ravagea douze jours durant les côtes des continents asiatique et américain, pour se scinder finalement en plusieurs autres tourbillons de taille plus réduite mais aux effets dévastateurs. La tourmente, qui avait également troublé jusqu’aux abysses océaniques, fit sauter divers dépôts secrets de déchets nucléaires. Puis, elle mit à mal les industries continentales de récupération thermique, qui assuraient une température clémente dans certains pays jadis confrontés à de trop rudes hivers.
« D’énormes quantités d’énergie industrielle furent ainsi libérées, causant d’effroyables ravages et provoquant d’autres séismes tels que tremblements de terre, réveils de volcans, nuages et pluies de cendres, etc. Les efforts désespérés des Humains pour sauver leur planète s’étant vite révélés parfaitement vains, les quelques trois millions de survivants, sur les six milliards d’individus qu’abritait alors la Terre, envisagèrent sérieusement d’abandonner le monde ancestral.
« Ce fut à cette époque que les premières énergonefs des Arghons, peuple extraterrestre avec lequel les Humains avaient déjà établi des contacts téléchroniques huit années plus tôt, arrivèrent sur la Terre le 17 septembre 76 EA et modifièrent la situation.
« Les Arghons, peuple non humain de nomades interstellaires, apportèrent aux Terriens désemparés une aide précieuse dans leur installation sur Séléné, qui eut lieu entre le 1er octobre et le 15 décembre 77 EA, date de l’achèvement des dix cités sélènes dans l’Océan des Tempêtes, et surtout de dix autres dans les sites privilégiés de Séléné : les Cirques Hipparque, Tycho, Copernic, Langrenus et Ptolémée, où des sondes avaient découvert, en 58 EA, de l’eau gelée et des gisements d’uranium.
« C’est ainsi que, depuis maintenant 148 années terriennes, soit un peu moins de six années sélènes, les Humains vivent dans ces 20 cités semi-souterraines, comptant chacune quelque 150 000 habitants et toutes réparties sur ce que l’on appelait autrefois, sur Terre, la face visible de la Lune. Les conditions de vie restent précaires, mais assurées par les cultures hydroponiques d’algues comme la chlorelle, qui fournissent à la fois l’essentiel de l’alimentation et l’air respirable par photosynthèse.
« Ainsi, l’Humanité peut-elle envisager son avenir immédiat avec un certain optimisme. »
L’audition terminée, Luke hocha gravement la tête :
– Pas mal ! J’aime surtout la conclusion.
Karl lui jeta un regard furieux et désespéré à la fois. Il jeta même par terre le rom qu’il venait de retirer du lecteur.
– La fin ! Tu plaisantes ! Si j’avais vraiment conclu par la phrase que j’avais en tête, je...
– Tais-toi donc ! Je la devine, ta phrase : elle dirait que tu ne crois pas au devenir de l’Humanité. Tu as bien fait de ne pas la mettre ; la note que tu aurais eue ne serait rien à côté des ennuis que tes parents éprouveraient à cause de toi : atteinte au bon entendement public, voilà comment l’Autorité appellerait ça ! Tu te rends compte ?
– Moi ? Je ne me rends compte de rien parce que je me moque de tout !
– Mais enfin ! Qu’est-ce qui peut te mettre dans des états pareils ?
– Évidemment, tu t’en fous, toi ! s’écria Karl, reprenant, dans son émotion, le langage de l’Ère révolue. Ta famille a été tirée au sort pour l’émigration. Pas la mienne !
Karl avait sur le bout de la langue d’autres remarques déplaisantes de ce genre mais il les ravala. Marmonnant une vague formule d’excuse, il fit deux pas vers la porte. Luke le retint et le força à lui faire face. Les yeux de Karl débordaient de larmes.
– Ça te fait si mal que ça ?
– Bien plus encore ! Quelle idée absurde et criminelle de trancher un tel problème par un simple tirage au sort, effectué par une machine, encore mieux ! Ces Arghons sont monstrueux !
– Tu ne dois pas parler ainsi de nos sauveurs ! protesta Luke, indigné malgré lui. Depuis plus d’un demi-siècle qu’ils ont pris contact avec nous, ils ne nous ont apporté que des bienfaits ! C’est eux qui se sont souciés de l’avenir de notre espèce en proposant une émigration importante vers une nouvelle planète, jeune et déserte, où tout reste à bâtir...
– Ils n’emmènent qu’une partie d’entre nous !
– Ils font ce qu’ils peuvent : ce n’est pas leur faute si, dans la flotte d’énergonefs qu’ils sont parvenus à rassembler, il n’y a de place que pour un tiers des Humains sélènes.
– Bien sûr, ce n’est pas leur faute s’ils n’ont pas pu en construire davantage! Sans oublier qu’ils en sont les inventeurs, naturellement !
– Et sans oublier non plus qu’ils ont travaillé d’arrache-pied, avec nos techniciens, à modifier leurs énergonefs de façon à les rendre vivables pour des organismes humains, naturellement ! Toi qui es si bien informé, tu m’étonnes en ignorant cela !
– Je le sais aussi bien que toi. Il n’empêche que leur « bonne œuvre » a un côté profondément injuste : s’en remettre à un sort absurde, analysé par une machine imbécile !
Luke faillit dire que la machine en question : un ordicentre ultra-perfectionné, n’avait précisément rien d’une « machine imbécile ». Mais il comprit combien cette remarque pourrait paraître blessante pour la famille d’un non-sélectionné. Il s’efforça donc de se montrer compatissant :
– Je comprends ce que tu ressens : c’est ce qu’éprouvent tous ceux que le premier tirage au sort n’a pas désignés. Pourtant, ils ne seront pas lésés pour autant : tu sais que quelques heureux métissages humano-arghons ont produit une nouvelle race, forte, plus saine et remarquablement intelligente. Maître Skan lui-même est l’un de ces hybrides, encore trop peu nombreux ; il va atteindre sa septième année et il est déjà adulte, infiniment plus sage et plus instruit qu’un vieillard humain ! Toi aussi, peut-être, tu épouseras une arghonne : elle te donnera des enfants prodigieux. Rends-toi compte que tu vas sans doute contribuer à faire naître une race surhumaine !
Luke s’exaltait en parlant ainsi. Mais son ami ne paraissait guère plus enthousiaste que précédemment. Il rêvait d’échapper à la lugubre existence sélène, pour partir vers l’espace, qui l’attirait comme jadis la mer attirait les mousses, dans les âges anciens de l’Humanité. Il tenta de s’expliquer, d’ordonner le flot de ses pensées, qui noyait son esprit :
– Je te remercie pour tes paroles encourageantes mais essaie de comprendre que je ne pourrai jamais m’habituer à vivre ici, sachant que, par la faute d’un caprice du sort et de l’analyse d’une machine, je n’aurai jamais la possibilité de vivre une existence mille fois plus belle, dans l’espace et sur un nouveau monde ! Tandis que toi...
– Moi ! soupira Luke. Si je parlais comme un ancien Terrien, je dirais que la perspective de ce voyage me flanque une frousse terrible ! Je ne suis pas né pour l’espace, moi, et je...
Un tintement aigrelet retentit tout à coup : la porte automatique de l’appartement s’ouvrait, car son œil électronique avait identifié les arrivants.
– Voilà mes parents qui rentrent, dit Luke.
Les deux amis se remirent au travail et ne parlèrent plus de voyages dans l’espace ce soir-là : la période de loisirs était achevée.
(lisez la suite dans "Voir l'espace et mourir"
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CHAPITRE 1

L’ENRÔLEMENT


C
E soir-là, tout était gris. Gris le lycée américain, gris le ciel à la sortie, grises les rues d’ordinaire si joyeuses à cette heure, grise l’humeur de Peter. C’est pourquoi il n'avait nulle envie, ce soir, d’accompagner à la brasserie locale les quelques amis qu’il avait pu se faire au sein de son équipe sportive. En effet, il n’en avait plus ailleurs, notamment dans le groupe qu’il avait été contraint de quitter sans aucune gloire, ni pour lui ni pour le groupe. La guerre qui faisait rage en Europe occidentale n'était-elle pas due à une agression nazie ? Et Peter n'était-il pas, de notoriété publique, un ancien élève d’une grande école nazie ? Dans ce cas, comment tolérer plus longtemps sa présence dans une troupe d’éclaireurs pour lesquels guerre et nazisme ne faisaient plus qu’un ? Peter avait bien vu que, depuis quelques temps déjà, on le regardait avec méfiance, on se détournait de lui. Lorsqu’il en demandait la raison, on haussait les épaules et on se contentait de l’isoler en le maintenant dans des tâches subalternes qu’il exécutait pourtant, toujours décidé à ne pas faire parler de lui, ni avec envie ni avec reproche. Et puis, dès la veille, le chef de troupe l'avait convoqué, pour lui signifier, l’air tout juste embarrassé, que sa présence parmi les éclaireurs n'était plus vraiment souhaitable. Peter, qui sentait venir le vent, n’en avait pas demandé davantage, s’offrant même le luxe de claquer la porte en repartant.
Que lui importait désormais de vivre comme un de ces adolescents un peu trop réjouis à son goût et qui ne pensaient, en sortant des cours, qu’à aller trinquer dans cette brasserie où l’on servait de la bière pas chère ? Non, ce soir-là, il ne les accompagnerait pas : la bière n’aurait plus le même goût, lui semblait-il. Jusqu’aux copains qui n’auraient plus le même rire, ainsi que le lui soufflait le grand vent de tristesse qui balayait en lui toute velléité d’espérer en quoi que ce soit d’autre que la solitude.
Il allait désormais rester seul, tout seul, irrémédiablement seul, sans pouvoir un instant s’expliquer la nature de ce sentiment, si étrange et si soudain.
Tout avait changé ce soir-là, autour de lui et même en lui…

Souvenirs de Peter :

Je ne possédais d’ordinaire aucun sens divinatoire mais cette curieuse sensation… je devrais dire : ce souhait inconscient de changement, d’évolution dans mon existence allait se concrétiser d’une manière tout à fait inattendue sitôt rentré au logis. L’oncle Mark en serait le principal artisan.
Quelle erreur avais-je pu commettre en le considérant d’emblée comme une sorte de père tranquille, appréciant la douceur de vivre qu’éprouvent généralement tous les résidents en Suisse ! Il est vrai que je connaissais fort peu de choses de son passé : pourquoi avait-il émigré en Suisse ? Il occupait, je le savais, un vague poste dans une sorte d’annexe de l’ambassade américaine. Je ne l’avais jamais interrogé sur son travail : l’aventure que j’avais si récemment vécue dans cette Allemagne gangrenée par le parti nazi, les regrets que j’y avais laissés, sous la forme de l’ami que je n’avais pu sauver en même temps que moi, toutes ces péripéties m’accaparaient l’esprit au point de ne plus m’intéresser à quoi que ce fût d’autre. Sitôt remis de ce périlleux passage de frontière, j’avais pris le parti de ne m’attacher qu’aux multiples petits soucis du quotidien, qui étaient ceux d’un lycéen ordinaire – du moins, tel que je voulais le paraître…
Hélas diverses indiscrétions de sources indéterminées avaient semé dans la rumeur publique quelques épisodes de mes récentes aventures : plusieurs de mes condisciples savaient que j’avais été membre de la Hitlerjugend, puis élève dans la Napola de Postdam ; j’avais recueilli de leur part diverses réactions, allant de la curiosité passionnée à la méfiance à peine dissimulée : quand on a fui un pays soumis à une dictature assez féroce pour mettre certains de ses concitoyens dans des camps sur lesquels couraient des bruits effroyables, un régime assez criminel pour ériger le racisme en doctrine d’État, on suscite forcément un certain intérêt, apte à s’exprimer de différentes manières…
Ces précautions que je m’étais imposées, cette volonté de m’enfermer dans un unique souci du quotidien, n’avaient jusqu’ici pas vraiment réussi à endormir complètement les démons qui dévoraient mon âme. Le mot est juste : je les ressentais comme une sorte de cancer qui s’ingéniait à affaiblir et ma volonté et ma résistance physique. J’attendais, j’appréhendais leur réveil tôt ou tard… mais nullement de la façon que mon oncle lui-même allait m’imposer !
J’avais néanmoins toute confiance en lui : je savais qu’il n'avait jamais partagé les sympathies de Maman et de ma tante Guthrie pour le triple K et qu’il me plaignait notamment pour le sort que m’avaient imposé à la fois ma mère et Rudolf Waldmann, mon père, dont elle vivait séparée en attendant de pouvoir un jour adopter la nationalité allemande. La guerre qui venait d’éclater entre le Reich, la France et l’Angleterre, suite à l’agression nazie contre la Pologne, devait encore ralentir ces formalités. Heureusement car ainsi, je n’avais eu qu’un seul parent à fuir, en surplus de la Hitlerjugend et de la Napola. Je n’avais d’ailleurs nulle envie de les revoir ; l’oncle Mark constituait toute la famille qui me restait, ainsi que le réceptacle de l’immense besoin d’affection que je ressentais après des mois vécus dans cette atmosphère d’horreur permanente…
Je me demande donc encore pourquoi il avait, ce soir-là, pris le risque insensé de tout détruire en une seule entrevue… ?
Dès l’entrée dans la pièce qui servait de bureau à l’oncle Mark – j’avais coutume de le retrouver là tous les soirs, où il s’informait des petits événements de ma journée –, je vis qu’il n'était pas seul : le docteur Deriaz et lui-même tenaient conciliabule, assis non loin d’un appareil de radio que je découvrais pour la première fois, encastré dans un compartiment toujours clos de la bibliothèque ; il était en état de fonctionnement, à en juger par la lumière qui sourdait de son principal cadran et des grésillements qui s’échappaient du haut-parleur. D’un geste, oncle Mark me fit signe de fermer la porte capitonnée. Puis, il se tourna vers le médecin. Tous deux m’avaient accueilli d’un sourire, mais qui m’avait tout de suite paru un peu forcé, comme s’ils s’apprêtaient à m’annoncer une nouvelle sinon mauvaise, du moins délicate à formuler…
– Assieds-toi, Peter.
Le ton de Mark était ferme, plus ferme que d’habitude. Avait-il un reproche à me faire ? Je n’eus guère le temps de m’interroger ; déjà, le docteur me questionnait :
– Comment vous sentez-vous, mon jeune ami ?
– Très bien, grâce à vos bons soins, docteur !
J’avais répondu avec un franc sourire : j’aimais beaucoup le docteur Deriaz, ami personnel de mon oncle et qui m’avait accueilli dans sa clinique et soigné avec autant de dévouement que mon oncle. Lui seul, pour l’heure, souriait franchement lui aussi, me regardant comme on considère avec satisfaction une bonne œuvre accomplie. Pour accroître ce sentiment, j’entrepris de lui raconter ma séance sportive du jour, où j’avais même battu le record de mon lycée sur 400 mètres plat, ce qui prouvait que j’étais en pleine forme grâce à ses bons soins… Au moment où, emporté par une sorte de fièvre quelque peu puérile, j’allais enchaîner sur d’autres épreuves d’athlétisme, au cours desquelles je m’étais classé tout aussi honorablement, oncle Mark m’interrompit :
– Peter, que dirais-tu de retourner en Allemagne ?
Fort heureusement, j’étais assis : cette question, si simple qu’elle parût, m’aurait fait tomber à la renverse ! Comme je restais muet de stupeur, le teint blêmi et le cœur battant, Mark renchérit :
– Tout se passerait par l’intermédiaire de l’ambassade américaine à Berlin : tu y serais escorté et muni d’un Aussweis officiellement délivré par l’ambassade du Reich à Genève…
– Peut-être êtes-vous trop sûr de vous, Mark, intervint Deriaz. Comment pouvez-vous être certain que les nazis vont accepter le retour d’un déserteur dans la Napola de Postdam ?
– Mais tout justement parce que ce sera la première fois qu’un déserteur leur reviendra ! fit Mark en écartant les bras pour témoigner de son assurance. Ils en seront tellement surpris qu’ils signeront n’importe quoi sans sourciller, le premier instant de surprise passé ! Et puis, du fait de la guerre, ils n’auront jamais trop de volontaires. Enfin, il suffira que Peter se montre contrit et soumis, ce qu’il est très capable de faire, j’en suis certain : son entraînement à la Napola le servira, j’en suis sûr, mais contre les nazis, cette fois !
Chacun de ces mots pénétrait mon esprit comme autant d’images d’un violent éclat. Je revoyais l’imposante façade du château abritant la Napola, puis les terribles séances d’entraînement et de discipline où l’on s’ingéniait à briser la volonté des Jungmänner pour en faire des robots humains, dépourvus de tout sentiment autre que l’obéissance sans discussion… Soudain, le présent supplanta ces terribles souvenirs, me faisant éprouver une souffrance plus terrifiante encore qui tordit littéralement mes entrailles. Je parvins à bredouiller :
– Oncle Mark… c’est vrai ? Tu… tu veux me renvoyer là-bas ?
– Oui, mais pas comme étudiant, Peter : comme agent de renseignements, sous l’égide des États-Unis !
Il avait mis dans cette phrase un ton de conviction que je ne lui connaissais pas. En même temps qu’il la prononçait, il tirait de la poche intérieure de sa veste un porte-carte de cuir noire contenant notamment un insigne en forme d’étoile dorée, portant, inscrit sur son pourtour, les mots UNITED STATES SECRET SERVICE.
Je reçus un nouveau choc : lorsque j’étais écolier en Virginie, j’avais bien sûr entendu parler de ce service de renseignement créé juste à la fin de la Guerre de Sécession et qui était notamment chargé de veiller à la sécurité interne de l’Union et sur la personne du Président. Et l’oncle Mark la portait ! Il faisait donc partie de ces G-men qui mettaient leur vie en danger pour protéger les intérêts de l’Union ? Où donc était ce « père tranquille » que j’avais cru deviner en lui ? Et le docteur Deriaz, que venait-il faire là-dedans ?
– Le docteur est un de nos agents en Suisse, expliqua mon oncle, comme s’il avait lu dans mes pensées. Il fait lui aussi partie d’une section détachée du USSS, même s’il n’est pas Américain. Il sert notre pays par attachement, car il a de la famille là-bas. Nous avons mis ce plan au point ensemble : tu retournerais à la Napola de Postdam, raccompagné officiellement par les deux ambassades, allemande et américaine, pour solliciter ta réintégration en qualité de déserteur repenti… Bien sûr, c’est risqué et même plus que surprenant, mais c’est justement là-dessus que nous comptons…
– De toute façon, mon garçon, si les nazis refusent de vous réintégrer, vous serez aussitôt rapatrié en Suisse, toujours par l’ambassade américaine dont vous serez le protégé. On ne pourra donc rien contre vous, soyez-en sûr !
L’oncle Mark approuva d’un signe de tête cette nouvelle intervention du docteur, puis enchaîna :
– Les États-Unis ne sont pas en guerre contre le Reich, mais le Président Roosevelt s’intéresse de très près à la guerre en Europe occidentale. Bien entendu, il ne souhaite pas du tout la victoire de l’Allemagne, vu le terrible danger que représente le nazisme pour la paix du monde. C’est justement cette paix qu’il tient à sauvegarder, par tous les moyens possibles, quitte à avouer un jour que notre pays n’est plus neutre. Et c’est là qu’intervient l’USSS, dont tu serais le plus jeune membre, si tu voulais, sans doute même le plus méritant si, au cours de cette mission de renseignement, tu pouvais sauver ton ami Gerhard, dont tu m’as parlé avant tant d’émotion…
J’ai toujours été certain, depuis ce soir-là, que l’oncle Mark avait lâché ce dernier argument d’une manière très délibérée, pour me décider et vaincre mes ultimes craintes. Je ne pouvais le taxer de déloyauté s’il alliait l’amitié au service de la patrie, puisque je m’étais senti d’emblée, à cette minute-même, prêt à mettre en pratique de semblables intentions.
– Alors, Peter, ta réponse ? s’enquit Mark.
– C’est oui, Messieurs, dis-je nettement en me levant de mon siège et en considérant les deux hommes qui me faisaient face.

aaa

Peter n'avait, en vérité, guère réfléchi en disant oui à une telle proposition. Plus tard, dans la nuit, il fut réveillé par une angoisse soudaine et réalisa quel serait son proche avenir, sous la forme d’un raz-de-marée d’anxiété qui déferla sur lui, tout d’abord sans rencontrer d’obstacle : comment ! Il allait retourner dans cet enfer, cette école de la haine où tous les étudiants se devaient de rivaliser de performances, non pour leur propre édification mais dans le souci d’écraser celles des autres, afin de les dominer ? Il s’en était enfui et venait d’accepter d’y retourner : était-il devenu subitement fou de se porter volontaire pour renouer avec les thèses nazies de supériorité de la race et de rejet de tout ce qui n'était pas allemand ? Renouerait-il, par la même occasion, avec ce Ku Klux Klan où sa mère et sa tante l’avaient fait entrer de force, tandis qu’il vivait encore chez elles, à Portsmouth, Virginie ?
Il faillit se lever d’un bond pour courir réveiller son oncle et lui dire que non, vraiment, cette proposition était au-dessus de ses forces, que jamais il ne pourrait retourner dans cette école où on n’enseignait qu’une haineuse compétition permanente au lieu d’une forme de camaraderie…
Camaraderie ! Ce mot survint comme un barrage, puis se mua dans son esprit en un souffle qui balaya la vague d’anxiété, supprimant du même coup toute forme de désarroi en lui-même. N'avait-il pas connu un camarade justement dans cette école de la haine : Gerhard ? Ne s'était-il pas enfui avec lui, affrontant de multiples dangers dans une Allemagne hyper-militarisée, vouée à la suspicion et à la délation ? Pour qui donc n’accepterait-il pas de retourner affronter l’école de la haine, sinon pour l’en faire sortir définitivement, lui qui n'avait pas eu la chance de passer entre les mailles du filet nazi, tendu jusque dans le no man’s land séparant les frontières suisse et allemande ?
Ce sentiment acheva de muer son désarroi en une sorte de froide détermination. Chose curieuse, il lui semblait retrouver dès maintenant celle qui l'avait soutenu durant toute leur aventure après leur commune évasion de la Napola. Rasséréné, il se rendormit.

aaa

Cependant, il n’eut pas le temps matériel d’exprimer ses intentions : l’entraînement pour sa future mission d’espion commença dès le lendemain matin.
Mark Williamson avait enjoint à son neveu de se lever plus tôt encore qu’un jour d’école, ce qui n'avait pas manqué d’étonner Peter : février ayant commencé, on en était aux vacances, qu’il espérait passer au ski avec son oncle. Bien entendu, il n’en était plus question, ce que le garçon comprit très vite et sans explication : il allait désormais lui falloir prendre l’habitude de comprendre les ordres silencieux ou prononcés à demi-mot – le plus important étant « Aye aye , sir ! » L’oncle Mark prit néanmoins le temps d’expliquer que Peter ne retournerait plus au lycée américain, où son inscription allait d’ailleurs être annulée dans la journée. Motif officiel : retour aux States. En effet, le dénommé Peter Williamson devait désormais disparaître de la circulation ou peu s’en fallait.
Sitôt le petit-déjeuner avalé, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Il était 7 h 30, tout était réglé comme une horloge, ainsi que Peter s’en rendit compte dès qu’il fut en présence d’un homme en civil, qui, pourtant, ne pouvait être qu’un officier d’active, très probablement membre lui aussi de l’USSS. Il emmena Peter sans qu’ils eussent été présentés l’un à l’autre : désormais, la nouvelle recrue Williamson ne devait plus connaître personne, pas même ses propres camarades, qui eux-mêmes ne connaîtraient jamais que sa fausse identité, si jamais on lui en donnait une.
Pour l’heure, il était surtout question d’embarquer dans une puissante berline aux vitres teintées, qui démarra en trombe, pilotée par un chauffeur aussi mystérieux que l’officier, avec lequel Peter n'avait échangé qu’une brève salutation.
La voiture déposa ses passagers directement dans le garage souterrain d’une grande maison qui ressemblait au siège social d’une grande entreprise. Encore lui fallut-il poursuivre son chemin entre plusieurs voitures déjà garées, parmi lesquelles aucune place libre ne subsistait, jusqu’à une porte blindée qu’un employé en bleu de travail ouvrit depuis sa guérite, en appuyant sur un bouton. Un autre garage apparut, plus vaste que l’autre et presque aussi bondé, dans lequel patrouillaient des soldats en armes, portant quant à eux l’uniforme des MP. L’un d’eux escorta Peter et l’officier jusqu’à un ascenseur, qui les amena à un couloir éclairé d’une lumière parcimonieuse. Six portes pleines y débouchaient, derrière lesquelles on percevait des crépitements de machines à écrire, sans autre bruitage. L’officier ouvrit l’une d’elles, la seule derrière on n’entendait aucun bruit. En la franchissant, Peter éprouva le sentiment très net que, désormais, son aventure au sein de l’USSS commençait, sans qu’il pût revenir en arrière.

aaa

Les jours qui suivirent, bien loin de ressembler aux vacances que l’ex-lycéen Williamson avait espérées, furent des journées d’entraînement intensif à toutes les techniques avec lesquelles l’agent Danny Boy – Peter dut apprendre par cœur son nouveau surnom et son immatriculation – devait se familiariser le plus rapidement possible.
Parmi elles, seul l’entraînement sportif, effectué dans un stade lui aussi souterrain, lui sembla plus ou moins facile : déjà accoutumé aux plus grands efforts, aux meilleures performances et même à diverses formes de combat rapproché, « Danny Boy » subit le tout et même triompha de quelques épreuves sans trop de peine. Une douzaine d’autres garçons, plus âgés que lui, partageaient cet entraînement et, s’il ne les surclassa pas tous, il sut s’imposer dès les premiers jours. Par contre, Peter peina durant quelques temps sur les techniques de radio, le chiffrage notamment, qui mit ses capacités mémorielles et logiques à rude épreuve. Il dut également se familiariser avec le maniement d’armes, qu’il n'avait pas eu vraiment eu le temps de connaître, ayant quitté la Napola trop vite. Il s’étonna que l’USSS utilisât surtout des armes allemandes, notamment le PM Schmeisser et ce curieux pistolet Mauser à long canon, auquel on pouvait adapter une crosse qui lui servait aussi de gaine de rangement. Tirer et faire mouche avec de telles armes n'était pas une mince affaire et Peter fit fréquemment connaissance avec la trique que le sous-officier instructeur maniait avec adresse et célérité. En vérité, il n’existait guère de différence entre ce genre d’instruction militaire et celle en usage dans la Napola de Postdam, mis à part les soins dont les apprentis-espions étaient l’objet : un matin, l’un d’eux fut blessé à la cuisse lorsqu’une balle se fragmenta en quittant le canon de son pistolet. On utilisa deux des garçons – l’un d’eux fut Peter – pour le transporter à l’infirmerie. Danny Boy ne tarda pas à comprendre que les soldats sans uniforme que lui et ses compagnons étaient devenus restaient constamment précieux aux yeux de leurs chefs. Bien plus tard, il devait apprendre que tous avaient fait l’objet d’une sélection très sévère ; quant à lui, c'était bien son passé à la Napola qui avait décidé de son recrutement.
Peter n’eut guère de contacts avec ses compagnons d’armes. On s’ignorait pour ainsi dire, l’entraînement étant suffisamment prenant pour que l’on pût s’abstenir de toute démonstration d’amitié ou conversation oiseuse. Même l’instructeur n'avait pas d’autre nom que sir, d’autre réponse à ses ordres que « Aye aye, sir ! » Un jour où Peter voulut l’interroger, pour satisfaire sa curiosité, sur l’objectif précis d’un exercice, il reçut un coup de schlague dans les reins, puis l’instructeur lui indiqua un panonceau portant ces mots : « My job is so secret that I don’t know what I’m doing » Il se le tint pour dit.
L’instruction dura trois semaines, set jours sur sept sans aucune interruption. Le matin, dès potron-minet, Peter embarquait chez son oncle dans la grosse voiture noire, seul avec le chauffeur désormais, avec lequel il n’échangeait pas le moindre mot. Le soir, vers 20 heures, après une journée ô combien harassante, la même voiture le déposait à la maison. Bien entendu, il ignorait où allaient ses compagnons. D’ailleurs, il était chaque soir dans un tel état d’épuisement qu’il prenait tout juste le temps d’avaler un frugal repas, avant d’aller s’effondrer sur son lit… pour tout recommencer dès le lendemain aux aurores.
Peter avait l’impression d’être muré dans un vaste tombeau où la lumière du jour n’entrait que d’une façon fort discrète. Une seule fois, on les fit tous sortir – encore avait-on choisi un jour où il neigeait d’abondance – à seule fin de les larguer chacun en un point distinct de la ville, sans argent ni papiers. Tous avaient pour instruction de regagner la grande maison en moins de deux heures. Tous réussirent, ayant sans doute fait l’éducation de leurs yeux avant d’intégrer ce centre d’entraînement pour jeunes espions et ainsi pris d’instinct des repères par les fenêtres du minibus qui les avait semés dans le centre-ville.
Certains en avaient même profité pour améliorer l’ordinaire en rapportant quelques flasques d’alcool ou paquets de tabac ou de cigarettes habilement dérobés de-ci de-là. Peter fit du zèle, ramenant quant à lui un paquet entamé, subtilisé dans la poche d’un passant et qu’il offrit à son instructeur. Les ayant acceptées sans méfiance en remerciant d’un signe de tête, le sous-officier MP faillit brûler sa moustache lorsque l’une des cigarettes lui lança une longue flamme au visage sitôt allumée. Peter expliqua ensuite qu’ayant gardé en poche une cartouche entière, il en avait extrait la poudre pour « farcir » plusieurs des cigarettes du paquet. Lui-même et le MP furent réprimandés, Peter pour avoir conservé cette cartouche alors que tous devaient partir « propres » et l’instructeur pour avoir accepté sans méfiance un paquet entamé qui pouvait être piégé – et qui l’était en vérité !
– Avec une cigarette empoisonnée, votre parcours finirait ici ! commenta brièvement l’officier responsable.
Danny Boy reçut néanmoins confirmation, d’un bref coup d’œil, que son initiative avait été appréciée.

aaa

– Docteur Deriaz ! Je ne pensais pas avoir le plaisir de vous revoir avant mon départ !
Le médecin eut un bon sourire en serrant la main de Peter :
– C’est que je pars moi-même dès demain, Danny Boy. C’est pourquoi il nous fallait cette dernière entrevue avant de rejoindre le théâtre des opérations.
Peter se sentit quelque peu interloqué. Néanmoins, il n’en fit rien paraître et ne posa aucune question : le fait que le Dr Deriaz l’eût appelé « Danny Boy » démontrait que l’entretien avait un rapport direct avec la mission et que le médecin en faisait partie intégralement. L’oncle Mark parut apprécier la discrétion de son neveu. Il entra aussitôt dans le vif du sujet :
– Peter, ta formation est terminée dès ce soir. Tu le sais, je pense ?
– C’est ce qu’on m’a dit, oncle Mark.
– OK. Désormais, apprends le nom de code du docteur : Pilger . C’est sous ce nom qu’il est introduit dans le Reich, avec un passeport allemand authentique. On s’est déjà occupé du tien : il a été déposé à l’ambassade allemande à Genève. Tu y es convoqué pour demain à 11 heures.
Peter commençait à prendre l’habitude des brèves instructions de son oncle, si bien qu’il ne s’étonna de rien. La grande aventure allait commencer – ou plutôt, elle devait recommencer en sens inverse de la précédente. Un léger frisson parvint tout juste à parcourir son échine. Certes, il allait retourner dans cet enfer d’où il s'était évadé, portant cette fois sur son visage le masque du repentir.
Cependant, ce repentir serait-il accepté ? Lui ferait-on confiance au point de le réintégrer dans la Napola de Postdam ? Toute cette préparation au métier d’espion ne se résumerait-elle pas à une grossière tentative d’esbroufe ?
– Nous saurons donc demain si ta préparation à tes nouvelles tâches pourra se satisfaire de la couverture du déserteur repenti, reprit Mark, comme s’il avait lu les pensées de son neveu. Bref, une seule question : les nazis croiront-ils à cette histoire ? Si oui, il va de soi que ton retour à la Napola sera assuré. Il n’en reste pas moins qu’ils te considèreront comme suspect, du moins dans les premiers temps. Tu dois t’attendre à une surveillance constante, voire à toutes sortes de brimades…
– Je les connais déjà toutes, oncle Mark.
– Peut-être, mais cette fois, on pourrait bien en inventer de spéciales pour toi…
– Ou bien, au contraire, lui faire un pont d’or ou, du moins, un exemple pour tous les Jungmänner, opina le médecin. Qui sait si notre Danny Boy n’aura pas droit à un bel article de louanges dans le Volkischer Beobachter ?
Mark voulut bien rire de ce qu’il considérait sans doute comme une plaisanterie :
– Pourquoi pas sa photo en couverture de Signal, pendant que vous y êtes ?
– Vous ne connaissez pas les nazis comme je les connais, poursuivit Deriaz, qui semblait tout à fait sûr de lui. Avec eux, on peut être porté aux nues aujourd'hui pour finir condamné à la déportation le lendemain ou vice versa.
– Hum ! grommela Mark. Moi, je crois surtout aux résultats. Sachons les attendre.
Peter allait quitter la pièce lorsque son oncle le rappela :
– Je devine encore ce que tu as derrière la tête, mon petit : sauver ton camarade Gerhard, pas vrai ? Oublie-le dans les premiers temps : la mission passe avant tout. Plus tard, tu verras bien… Mais surtout, ne va pas te faire d’illusions : dans un pays en pleine tourmente, les ordres et les contrordres sont tels qu’on ne sait jamais à quoi s’attendre. Donc, pas de sensiblerie, compris ?
– Oui, mon oncle.
Peter avait répondu par une sorte d’automatisme. Sa pensée était déjà auprès de Gerhard. Elle ne le quitta ni pendant le repas du soir ni pendant cette dernière nuit qu’il passait chez son oncle. Même dans ses rêves, elle s’imposa. Quiconque eût été présent dans sa chambre aurait entendu le garçon endormi grommeler tout haut :
« Ça m’est égal, tous leurs discours, tous leurs principes ! Je viendrai, Gerhard, je viendrai te chercher, je t’en fais le serment ! »
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date : 07-04-2017
Roald TAYLOR

LE MEURTRE DE L’ANNÉE

Polar













Couverture : Can Stock Photo
















ISSN 1768-8108
ISBN 978-2-36525–059-7
© Éditions du Masque d'Or, 2017

Roald TAYLOR






LE MEURTRE DE L’ANNÉE

Polar

suivi de

MEURTRE MÉDIÉVAL

Nouvelle



COLLECTION ADRÉNALINE






Éditions du Masque d'Or
18 rue des 43 Tirailleurs
58500 CLAMECY
Tél/Fax : 03 86 27 96 42
www.scribomasquedor.com

Du même auteur :



v aux Éditions du Masque d’Or
ü le Testament du Diable, recueil de contes fantastiques (coll. Fantamasques)
ü Sauvez les Centauriens ! roman de science-fiction (coll. Supernova)
ü l’Île du Jardin sacré, polar (coll. Adrénaline)


En préparation au Éditions du Masque d’Or :

ü La Guerre des Astéroïdes suivie de la suprême Existence, romans de science-fiction (coll. Supernova)




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J
’AVAIS suivi les instructions à la lettre, pour une fois – peut-être aussi parce que, pour cette fois, ce n'était pas une quelconque administration qui m’enjoignait de les suivre. Non, c'était un type, une personne, un homme dans la foule – ou une femme ? Non, j’en doutais. Appelons ça une intime conviction. Pour ce que ça vaut d’habitude, évidemment…
Donc, j’étais arrivé dans ce troquet de la banlieue de N*** que je ne connaissais même pas. Le genre de taule que je n’aurais jamais fréquentée, de toute façon : Au rendez-vous des amis, tu parles d’un nom à faire pleurer ! Bon pour les retraités buveurs de gros rouge et tapeurs de carton. Et j’attendrais encore pas mal de temps avant de m’y mettre, croyez-moi !
Sitôt entré, j’avais donc présenté ma petite carte au barman – celle qui se trouvait dans le paquet reçu ce matin-même. Il m’avait fait un signe discret, puis s'était éclipsé dans la pièce du fond, défendue par une porte avec l’indication PRIVÉ, en se retournant une fois seulement. Pas difficile à comprendre : je devais le suivre.
La pièce était totalement obscure. Pas une fenêtre, pas une loupiote, même pas une veilleuse. C’est tout juste si on distinguait, à la lueur d’une sorte de veilleuse, une petite estrade placée devant quatre rangées de sièges, comme une sorte de petit théâtre ou cinéma privé. Le loufiat m’avait fait comprendre d’un seul geste : « Attendez ici. » Pas bavard, le mec ! Puis, il s'était éclipsé comme une couleuvre par la même porte, la seule sans doute de toute la pièce. Pas très heureux au fond, j’avais voulu essayer cette porte sitôt refermée : bloquée ! À tâtons, j’avais ensuite cherché un quelconque interrupteur. En vain.
Alors, je m’étais résigné à faire ce qu’il m'avait dit : attendre.
Pas longtemps.
La porte s'était rouverte sur deux silhouettes indistinctes. J’avais perçu :
– Et maintenant, qu'est-ce qu’on fait ?
Pas un mot. De nouveau, le geste : « Attendez ici. »
Toujours aussi discret, le loufiat. Mais j’avais reconnu la voix de l’autre, ainsi que ses jurons habituels lorsque, moins patient que moi, il avait voulu s’escrimer contre la porte de nouveau bloquée :
– Sacrédié de sacrédié ! Il a tout refermé, l’ordure ! Putain d’enculé de…
– Toujours caustique, Crain !
Il se retourna tout d’une pièce dans ma direction – enfin, dans celle d’où provenait ma voix, qu’il avait lui aussi reconnue :
– Sacrédié ! C’est toi, Carver ?
– Puisque les présentations sont faites, on peut causer. Et d’abord se serrer la pince, non ?
Toujours à tâtons, même si nos yeux commençaient à s’accoutumer à l’obscurité, nos senestres se cherchèrent. Pas nos dextres, car celle de Crain avait été remplacée, trois ans auparavant, par une pince dissimulée dans un gant et dont, même ainsi, je ne me souciais guère d’apprécier le contact. Crain le savait, c’est pourquoi il m’avait tendu sa main gauche. Nous nous saluâmes donc à la manière scoute.
– Sacrédié ! reprit-il. Qu'est-ce que tu fous ici, Carver ?
– Sûrement la même chose que toi.
– Ah ouais ? C'est-à-dire… ?
– Et toujours aussi méfiant, hein ? Bon, j’ai toujours joué franc jeu avec toi, tu le sais. Tu as reçu une carte d’invitation un peu spéciale de la part du Rendez-vous des amis, pas vrai ? Moi aussi. Elle était dans un paquet qui contenait 50 000 € en coupures de 50, pas vrai ? Moi aussi. Il y avait aussi une bafouille qui te disait de t’amener ici à 15 heures tapantes en présentant la carte au barman ? Pour moi aussi. Donc, pas de mystère, jusqu’ici.
– Ah ouais ? Tu trouves ? Ce loufiat de mes deux nous boucle dans une espèce de petit cinoche sans loupiote, il nous fait seulement signe d’attendre et puis… et puis rien ! À part ça, pas de mystère, hein ? Sacrédié de sacrédié de… !
Mieux valait le laisser chanter sa litanie sans l’interrompre. Quand il était lancé, il n’y avait pas moyen de lui clore le bec. Je le connaissais assez bien pour le savoir. Dix années de placard sont comme dix années à la Légion : ça crée des liens inoubliables.
Néanmoins, notre généreux commanditaire se faisait attendre… Que fallait-il supposer ? Une blague ? Non, elle reviendrait un peu trop cher au plaisantin…
Tout à coup, à une troisième reprise, la porte s’ouvrit, livrant cette fois passage à deux hommes. Comme mes yeux s’étaient peu à peu accoutumés à l’obscurité ambiante, l’un d’eux me sembla être le barman lui-même, reconnaissable à son tablier qui faisait une tache blanchâtre devant sa silhouette. Quant à l’autre… eh bien, sa silhouette à lui me semblait familière : j’avais la très nette impression de l'avoir déjà vu, souvent vu même… À quelle occasion ? Je n’allais pas tarder à m’en souvenir.
Effectivement, la lumière revint d’un seul coup. Ordinaire, sans grande puissance, elle nous fit cependant cligner des yeux. Pas longtemps. Devant nous, l’estrade où monta le barman. Le regard de Crain se tourna aussitôt vers lui. Pas le mien : je n’avais d’yeux que pour l’homme qui accompagnait le barman.
Je l’avais reconnu immédiatement, même s’il s’obstinait à rester assis derrière nous dans l’obscurité ambiante. Je n’eus pas le temps de lui adresser la parole : déjà, le supposé barman accaparait notre attention – enfin, nous entendions sa voix ! –, nous forçant tous trois à nous tourner vers lui, interrompant tout de suite les jurons renouvelés de l’ami Crain :
– Messieurs, je vous prie de vous taire et de m’écouter. Je ne suis pas réputé pour ma patience. Si ce que j’ai à vous dire ne vous intéresse pas, repassez cette porte, qui est maintenant ouverte, et allez-vous-en… sans oublier de laisser au bar l’enveloppe contenant votre acompte de 50 000 €, bien entendu.
Il avait le don de nous appâter, le bougre ! Un tel préambule suffisait amplement à capter l’attention de cet idiot de Crain. Quant à moi, c'était la stupeur qui me rendait muet.
Le barman enténébré poursuivit son discours. De toute façon, même s’il ne nous avait pas appâtés avec son fric, c’est sa manière de s’exprimer qui nous aurait obligés à lui accorder toute notre attention car sa voix n'était en vérité qu’un murmure, chuintant, un peu sifflant par moments, plutôt désagréable à écouter mais assez surprenant dans ses déclarations :
– Monsieur John Carver, d’origine canadienne. Condamné à 10 ans de prison en France pour un meurtre commis en état de légitime défense, non reconnue. Libéré au bout de 8 ans pour bonne conduite. Ne pense qu’à se venger de la justice en général. N’est-il pas vrai, Monsieur Carver ?
Je ne répondis pas. Trop stupéfait par ce que je découvrais, je devais d’abord permettre à mon cerveau de digérer toutes ces informations en le laissant tourner à au moins 6000 tours minute. Il m’était franchement impossible de parler.
Le barman poursuivit :
– Monsieur Jérôme Crain, Français. Condamné à 10 ans de prison pour non-assistance à personne en danger, après avoir été accusé de meurtre. Ne pense qu’à obtenir justice par lui-même contre celui qui l’a fait condamner. N’est-il pas vrai, Monsieur Crain ?
– Ça, c’est mes oignons, Monsieur Murmure ! se défendit Crain. Je suis plutôt fauché, j’ai accepté de venir ici à cause du flouze dans votre enveloppe. Alors, maintenant, il va falloir accoucher : qu'est-ce que vous nous voulez, sacrédié de sacrédié ?
– Un moment encore, Monsieur Crain. Après tout, je paie assez cher pour que vous n’ayez pas l’impression de perdre votre temps, n'est-ce pas ?
Crain grinça des dents et se le tint pour dit. Monsieur Murmure, puisque notre barman semblait accepter ce surnom, s’adressa alors au troisième d’entre nous :
– Monsieur Jacques Chevrier, Français. Condamné à 8 ans de prison pour le meurtre de son employeur, suite à une querelle. Libéré au bout de 6 ans pour bonne conduite. Souhaite se venger de la famille de son employeur, qui l’a fait condamner alors qu’il se disait victime de malhonnêteté et de violences de la part dudit employeur. N’est-il pas vrai, Monsieur Chevrier ?
L’interpellé acquiesça d’un bref signe de tête. Il semblait manquer de conviction… Mais inutile de brusquer le jeu. Pour l’instant, autant continuer à écouter Monsieur Murmure :
– Messieurs, je vous ai réunis ici connaissant votre passé…
– Vous le connaissez comment ?
– Je vous prierai de ne pas m’interrompre, Monsieur Crain. Je vous rappelle pour la dernière fois que je paie assez cher votre attention. Encore une remarque et vous êtes hors-jeu. Bien compris ?
Nouvel acquiescement rageur de l’ami Crain.
– Bien. Messieurs, je vous ai consenti une avance de 50 000 € pour vous amener tous ici. Je suis prêt à quadrupler cette somme si vous consentez à participer à un petit jeu…
– Quoi ! 200 000 € ? Sacrédié ! Pourquoi faire ? coupa Crain, incorrigible.
Monsieur Murmure voulut bien ignorer généreusement cette nouvelle interruption :
– C'est un petit jeu qui peut rapporter gros, en effet, poursuivit-il. Il s’agit pour chacun de vous de commettre le meurtre de l’année. Je m’explique : il s’agira d’un homicide parfait, qui ne fera soupçonner ni vous ni personne, parce qu’il sera exécuté d’une manière parfaite. Je veux que vous commettiez pour moi le meurtre le plus raffiné qui soit dans l’histoire du crime, le plus parfaitement exécuté dans l’histoire des assassinats les plus célèbres. C’est pourquoi la récompense est si généreusement calculée. Dans une semaine, vous reviendrez ici même pour me présenter votre projet. S’il me convient, je vous verserai 100 000 € d’avance, puis le reste après exécution. Si, par contre, vous n’avez pas réussi à imaginer ce crime hyper-sophistiqué, vous conserverez l’acompte de 50 000 € et nous en resterons là. Ce crime sera commis sur une personne dont je vous indiquerai le nom, les coordonnées, les habitudes de vie, etc., de façon à ce que vous puissiez lui appliquer en toute connaissance de cause votre idée de meurtre. Bien entendu, tous vos frais seront à ma charge : vous n’aurez qu’à m’en présenter la note, en fin de mission. Je vous informe par ailleurs qu’il vous sera impossible de me dénoncer : vous vous dénonceriez alors vous-mêmes, car vous avez été filmés depuis votre entrée dans cette pièce et vous savez que je connais par cœur tous vos pedigrees. Des questions ?
Non, aucune question : nous étions tous complètement sidérés et suffisamment renseignés !
Pendant ce long discours de Monsieur Murmure, Chevrier était demeuré impénétrable, tandis que Crain semblait assez surpris, tout comme moi-même : pendant qu’il débitait son laïus, notre supposé commanditaire déguisé en barman semblait parfois hésiter, comme s’il faisait un effort pour parler. Pourtant, il s’exprimait aisément, même dans son débit si particulier car toutes ses phrases semblaient couler de source, sans jamais hésiter sur les mots. Sa voix, en vérité, semblait plus assurée que son attitude : la voix et le ton d’un homme qui a l’habitude de s’exprimer en public, bien sûr ! Crain pouvait penser qu’il se forçait : on ne débite pas une litanie pareille sans effort de volonté.
Certes… mais moi, je comprenais comment il pouvait s’en rendre capable. Mon cerveau ralentissait ses tours-minute, de plus en plus attentif au fur et à mesure que divers éléments s’assemblaient en lui…
– Bien, Messieurs, conclut Monsieur Murmure en constatant que personne parmi nous ne prenait la parole. Je ne vous retiens pas davantage. Rendez-vous ici dans une semaine. Bonne journée et bonnes réflexions.
Nous sortîmes tous. Chevrier semblait le plus pressé car il partit sans se retourner, sans nous adresser le moindre mot. Pour ma part, je me sentais moi aussi assez talonné par mes propres pensées car je plantai là l’ami Crain, sans écouter ses expressions étonnées assaisonnées de ses jurons favoris.
J’avais mieux à faire car j’avais tout compris, tout deviné.
Enfin, presque…
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date : 26-03-2017
Thierry ROLLET
LA LOI DES ELOHIM
(extrait)
© Éditions du Masque d’Or, 2016 (tous droits réservés)

CHAPITRE 1
Au début, ce fut comme un bain de brouillard doré, coloration due au
combat des myriades de particules qui recomposaient en même temps
et l’homme et le milieu ambiant, afin d’incorporer au mieux l’un à
l’autre…
Ensuite, le jour se leva dans un unique océan de clarté. Ce fut du moins la
sensation éprouvée par l’homme qui tomba sur les genoux, pris de vertige.
« Jamais je ne m’y habituerai… »
Non, en effet : depuis que les autochtones du système d’Alsthor avaient
conclu avec Éloha le Pacte Sacré qui les liait directement à Lui, échangeant foi et
soumission absolues contre certains grands secrets, notamment celui des
déplacements dans l’espace, Alvar, le prince héritier, avait accompli plusieurs
voyages. À Alsthor, on le disait « parvenu à sa douzième vie », du fait que chaque
voyage exigeait un déplacement physique et même spirituel hors du temps ordinaire,
ajoutant ainsi, en quelque sorte, une existence imprévue à l’existence ordinaire de
chaque voyageur. Chaque déplacement de cette nature constituait ainsi une tranche
de vie créée à partir d’un surplus à la durée de vie ordinaire, que la volonté d’Éloha
transformait en grâce. Peu de privilégiés avaient, jusqu’ici, bénéficié de ce don
pourtant accordé à tout un peuple. Il était dit cependant qu’un jour, lorsque tout ce
qu’il était nécessaire de construire pour plaire au Vrai Dieu serait enfin accompli,
chaque habitant d’Alsthor recevrait pour grâce finale de pouvoir se déplacer partout
dans l’espace-temps, même au-delà du vide spatial, au gré de sa seule fantaisie. La
Perfection Ultime serait alors atteinte. Telle était la récompense suprême promise par
Éloha à ses fidèles.
Alvar peinait à se relever. Il ne lui restait pourtant, selon les calculs effectués
par l’ordicentre de son hypernef, que quatre chrones avant le coucher de Deneb
Kaïtos, astre double autour duquel orbitait le système d’Amohab. Il fallait faire vite s’il
ne voulait pas se retrouver seul dans les ténèbres. Pour une fois, il fut tenté de
maudire le passéisme des Mohabins, qui refusaient de vivre à l’heure stellaire ayant
pourtant cours dans la majeure partie de la galaxie. Pour ne pas offenser son peuple,
le roi Thobar conservait encore – on pouvait même dire jalousement – les antiques
traditions qui attachaient son royaume à la planète constituant son berceau d’origine.
On disait que c'était seulement depuis le second mariage royal qu’Amohab avait
accédé à l’ère spatiale – quoique d’une manière blasphématoire puisque, ainsi qu’on
le murmurait jusqu’aux portes de son Palais, aucun pacte ne le liait à Éloha…
A
« Je tirerai ça au clair plus tard. Pour le moment, il faut rejoindre la
caravane. »
Telle était, en effet, la solution préconisée par l’ordicentre de l’hypernef : afin
de ne pas risquer de choquer les Mohabins, inhabitués à de telles prouesses
techniques, Alvar ne devait pas se re-matérialiser au sein d’une de leurs cités mais
simplement près de l’une des plus importantes pistes caravanières de la planète.
Ensuite, il attendrait le passage d’une caravane repérée par les aérobulles espionnes
automatiquement envoyées par l’ordicentre dès l’approche d’Amohab. Il se
présenterait au chef caravanier et solliciterait l’hospitalité jusqu’à l’arrivée à Myrinia,
capitale de l’unique et immense continent d’Amohab-la-Désertique. Eu égard à ses
qualités et aux traditions omniprésentes de ce peuple – qui, pour cette fois, avaient
du bon –, sa requête ne pouvait être repoussée.
Alvar se mit donc en marche sous le double soleil aveuglant de Deneb Kaïtos.
Lui qui était plus habitué à la lumière diffuse d’Alsthor, émanant d’une naine rouge
aux rayons tamisés par une dense atmosphère, il se félicitait de s'être muni d’une
visière polarisante, fixée à son casque, autant pour se protéger de la lumière que de
la réverbération sur ce sol aride, au sable plus blanc que blond. En outre, bien qu’il
fût bon marcheur et qu’il appréciât la randonnée, il actionna la commande de ses
semelles dégravitiques, qui lui permettaient une foulée quatre fois plus longue et plus
rapide que son pas normal. Ainsi, il rattraperait aisément la caravane ; il venait de
remarquer, en effet, des excréments de zaals, ces énormes insectoïdes qu’utilisaient
les Mohabins comme animaux de trait : tout frais, ils indiquaient que ladite caravane,
dont on n’attendait aucune autre de cette importance en cette période, venait de
passer par-là depuis quelques chrones.
Il lui en fallut moins d’une pour rattraper l’arrière-garde, qui avait déjà signalé
son arrivée. En effet, alors qu’il comptait rejoindre les derniers animaux et leurs
cornacs en trois foulées au plus, il se sentit soudain arrêté par une force qui
engourdissait tous ses muscles. Il eut juste le temps de lancer le cri d’appel des
Mohabins avant d'être rendu incapable du moindre mouvement.
« Un mur tétanisant ! Ils ne prennent pas de risques, ces marchands ! Comme
si un seul homme pouvait les menacer tous ! »
Il demeura là, suspendu dans l’air à quelques six coudées du sol, pendant
quelques millichrones, jusqu’à ce que deux silhouettes se précipitent vers lui en
courant. Quand elles furent près de lui, il put détailler une jeune fille tout juste
pubère, dont le teint légèrement bleuté et les cheveux nacrés soulignaient la beauté,
et un homme âgé, au teint bistre que prennent tous les Mohabins de plus de 60
périodes mais qui, cependant, ne semblait guère peiner à suivre la course agile de
l’adolescente. Le prince prisonnier éprouva le sentiment de l’avoir déjà vu, sans pour
autant pouvoir mettre un nom sur ce visage coloré par le temps.
Tous deux restèrent encore quelques millichrones à contempler, immobiles, le
captif du mur tétanisant. Alvar ne leur en tint pas rigueur : il eut ainsi le loisir et la
bonne fortune de contempler les formes aguichantes du corps de la femme-enfant, à
peine voilées par une tunique dont les rayons blanc-bleuté du double soleil perçaient
presque tous les secrets… La jeune fille dut s’en apercevoir car, d’une pression sur
un bouton de sa ceinture, elle délivra le prince, qui se retrouva brutalement sur le sol
et ne dut qu’à sa souplesse de ne pas choir complètement.
Alvar voulut parler pour se présenter mais la jeune fille ne lui en laissa pas le
temps. Le prince fut surpris de voir que l’homme âgé, qu’il avait pris pour le chef du
convoi, la laissait parler la première :
– Et alors, étranger ? On se promène seul dans le désert, sans monture, sans
eau ni provisions ? Comment avez-vous fait pour arriver ici ? Vous n’avez l’air ni
famélique ni même altéré…
– Altesse, je… commença le vieil homme.
– Non, Vénérable, ne vous laissez pas aller à la pitié ! coupa-t-elle. Si cet
inconnu paraît en pleine possession de ses moyens alors qu’il voyage à pied dans le
désert, et si ses vêtements n’ont subi aucun dommage, comme on peut aisément
s’en rendre compte, c’est qu’il n’a pas dû beaucoup marcher. Sans doute est-ce l’un
de ces camelots de l’espace, qui ont dû voler quelques secrets aux Élohim et qui se
rendent de planète en planète afin d’abuser les honnêtes gens sur de la
marchandise de contrefaçon ou de contrebande ! Mais celui-ci semble suprêmement
équipé : il a dû se faire transcorporer jusqu’ici. C’est incroyable ! Ces gens sont prêts
à toutes les audaces ! Je parie que… !
Elle semblait si excitée et parlait si vite que nul, ni Alvar ni le vieil homme, ne
parvenait à arrêter son débit. Tout juste avait-on le temps d’ouvrir la bouche. À la fin,
le vieillard sembla retrouver l’autorité que lui conférait son âge et sa qualité – elle
l’avait appelé « Vénérable », ce qui prouvait qu’il s’agissait d’un prêtre d’Éloha – et il
apostropha la jeune fille en lui barrant le passage de son bras tendu :
– Tirzi, enfin ! cria-t-il presque. Cessez de japper comme les zwins de la
reine ! Je connais celui que vous appelez « étranger » : c’est Son Altesse le prince
Alvar, héritier du royaume d’Alsthor.
– Vraiment, Hurit ? fit l’adolescente, sans paraître plus offensée que devant.
Vous l’avez connu durant l’un de vos voyages, je suppose ?
– Oui, c’est exact, mais je vous en prie, ne parlez pas de Son Altesse comme
d’un vulgaire coureur de pistes. Sans doute aviez-vous raison en disant qu’il s'était
fait transcorporer ici. Il nous apporte certainement des nouvelles graves !
En entendant ces noms, Alvar avait immédiatement identifié ses vis-à-vis : il
ne s’agissait pas moins que de la princesse Tirzi, fille du roi Thobar, souverain
d’Amohab. Le vieil homme, quant à lui, n'était autre que le prophète Hurit, un phulos
éminent, ainsi que l’on appelait les gardiens de la foi, civils ou militaires, initiés aux
plus grands secrets d’Éloha ; celui-ci s'était vraisemblablement donné pour tâche de
propager la Parole du Vrai Dieu de système en système. Alvar fut soulagé : il n’aurait
pu mieux tomber.
– Tout ce que vous venez de dire est exact, Vénérable, dit-il enfin. Je suis
bien le prince Alvar d’Alsthor et j’ai effectivement été transcorporé jusqu’ici. En outre,
je suis porteur d’un message important que mon père, le roi Owakan, adresse à votre
roi Thobar, c'est-à-dire à votre père, Altesse, ajouta-t-il en s’inclinant devant la jeune
fille.
Celle-ci ne parut guère impressionnée :
– Ainsi, vous êtes prince et vous voyagez sans escorte ?
– La transcorporation est une méthode qui consomme beaucoup d’énergie,
Altesse. Mon escorte habituelle ne pouvait pas me suivre sans mettre à mal les
réserves de mon vaisseau. De plus, je ne voulais pas affoler vos populations en
utilisant une aérobulle pour atterrir en plein coeur de votre capitale.
Dès qu’il eut fini de parler, la princesse sourit enfin, et Alvar souhaita qu’elle
ne lui adressât plus d’autre signe de reconnaissance et d’amitié : son sourire
rehaussait encore l’éclat de son visage si doucement bleuté, à tel point qu’il sentait
son esprit s’égarer rien qu’en la contemplant.
– Croyez que j’apprécie une telle preuve de tact, prince Alvar, dit-elle. Notre
peuple est en effet si peu instruit des secrets de notre Dieu – qu’Il soit mille fois béni !
– que la brusque apparition d’un engin spatial déclencherait une panique difficilement
contrôlable ! Ah ! Quand donc aurons-nous mérité de partager, nous aussi, de tels
pouvoirs ? Voyager dans l’espace, connaître la griserie des explorateurs glissant au
sein des étoiles à bord de magnifiques navires spatiaux… !
– Quand votre père aura définitivement renoncé à sa nouvelle reine, la
souveraine des Spires et à son culte blasphématoire !
C'était Hurit qui venait de s’exprimer avec cette passion.
Alvar se sentit atterré : ainsi, ce qui se murmurait dans presque toute la
Galaxie était exact. Le roi Thobar, souverain d’Amohab, avait allié par mariage son
royaume à celui des Spires, un ensemble de lointains systèmes qui, depuis des
temps immémoriaux, avaient été dirigés par une caste de guerrières assez peu
enclines à la paix. L’actuelle reine Horaya, héritière du royaume ou Matriarcat des
Spires, était donc entrée de plain-pied dans un système jadis soumis au pouvoir
exclusif d’Éloha. L’ambassade du prince d’Alsthor comprenait la vérification sur place
de cette rumeur, et voici que, si peu de temps après sa re-matérialisation, il se
retrouvait presque au coeur du problème !
Entendant la remarque du prophète, Tirzi avait quelque peu perdu son air fier
et même son sourire, au désespoir d’Alvar : elle ressemblait alors à une gamine
réprimandée pour une lourde faute.
– Je sais, Hurit, dit-elle enfin, mais vous savez vous aussi quel pouvoir
magnétique Horaya – maudit soit son nom ! – exerce sur la personnalité de mon
père. Il ne prendra fin que lorsque…
Elle n’acheva pas sa phrase. Se tournant vers Alvar, qui revit son sourire avec
le plaisir que l’on devine, elle l’invita en ces termes :
– Altesse, nous devons nous faire pardonner l’accueil si peu digne que nous
vous avons réservé. Votre soudaine apparition nous avait alarmés : nous aurions pu
vous prendre pour l’incarnation d’un de ces djenoun qui peuplent les récits
fantaisistes des caravaniers mohabins ! Mais suivez-moi, je vous prie : vous devez
avoir envie de vous rafraîchir et de vous reposer, même si vous n’avez pas parcouru
une bien longue distance depuis le lieu de votre transcorporation. Nous allions
justement faire halte pour la nuit. Je vous ferai dresser une tente au milieu du cercle
d’honneur.

Le cercle d’honneur se composait des tentes des personnalités, pour le
moment au nombre de trois : la princesse Tirzi, qui faisait fonction de chef de la
caravane, le prophète Hurit, son guide spirituel, et le prince Alvar, nouvellement
arrivé.
– Vous vous demandez peut-être, Alvar, comment une femme peut
commander une caravane du désert mohabin ? Tout simplement parce que nul
mieux que moi, dans cette troupe, ne connaît les pistes : mon père me les a fait
parcourir à dos de zaal depuis ma petite enfance. Même le capitaine Kerlam, chef
des soldats d’escorte, me fait une entière confiance. Et pourtant, c’est l’un de nos
meilleurs guerriers.
Ce disant, elle désignait un homme en cuirasse noire, symbole de la garde
d’élite du royaume, qui s’inclina, la main sur le coeur, en recevant le compliment.
Tous quatre se trouvaient assis autour d’un feu de camp, nouveau sujet de
bonne surprise pour Alvar : l’existence dans l’univers de haute technicité du royaume
dont il était l’héritier l’avait totalement déshabitué de toute forme de rusticité. À
Alsthor, on lévitait ou volait plus souvent que l’on ne marchait, sur les trottoirs ou
avec les sandales dégravitiques ou à bord d’aérobulles de plus en plus
sophistiquées. Ici, vu la durée prévue de son séjour, il lui faudrait tout réapprendre de
l’existence rude mais non dépourvue de charme des ancêtres de sa propre race. Sur
tous les mondes humanoïdes de la galaxie, la civilisation avait marché sur les
mêmes pistes morales ; telle était la volonté d’Éloha.
– En vérité, Tirzi, répondit le prince, décidé à s’adresser à la princesse en
imitant sa familiarité prise d’emblée, je ne cesse de m’étonner, plutôt, de votre
appareil guerrier : que je sache, les guerres tribales ont cessé depuis longtemps sur
Amohab. Son unique continent est désormais pacifié. Alors, pardonnez-moi, mais
quel besoin avez-vous d’une escorte de soldats et pourquoi chaque voyageur est-il
armé dans cette caravane ?
Ce disant, Alvar louchait sur le skizz qu’elle portait à la ceinture, léger
paralyseur de combat mais qui pouvait se révéler mortel si le flux magnétique était
suractivé.
Tirzi eut un léger ricanement :
– Vous avez des yeux partout, prince ! Apprenez donc que je suis une
guerrière avant d'être une princesse…
– Disons, pour être plus sincère, que vous vous servez toujours des armes,
même contre la volonté de votre père, Tirzi ! rectifia le prophète, non sans sévérité.
– Cela est vrai, admit la princesse sans manifester plus de trouble
qu’auparavant. Mais vous savez bien, Vénérable, que je suis de tout coeur avec vous
sur un point crucial : depuis que mon père a épousé en secondes noces la reine
Horaya, l’insécurité règne dans tout Amohab.
Le teint de Hurit se colora :
– L’insécurité ! Vous voulez dire l’anarchie et même l’apostasie, Tirzi ! La reine
Horaya a apporté sur Amohab, terre jadis sacrée, le culte des faux dieux Haal et
Askaré – trois fois maudits soient leurs noms !
– C’est exact, Vénérable, s’empressa d’approuver la jeune fille. D’ailleurs,
ajouta-t-elle en se tournant vers Alvar, je suppose que le prince héritier d’Alsthor est
venu tout justement pour apporter un message d’avertissement au roi Thobar, mon
père ?
– Oui, Tirzi, je suis bien porteur d’un message d’avertissement, ainsi que vous
le dites. Mais cet avertissement est moins élevé, tout en restant dans le domaine des
alarmes les plus graves qui soient : les Ozariens ont décidé de passer à l’attaque.
À ce nom, les trois visages – celui du capitaine Kerlam également – blêmirent.
– Passer à l’attaque, dites-vous, Altesse ? interrogea l’officier. Qu’entendezvous
exactement par là ?
– Sans doute n’ignorez-vous pas, capitaine, quelle est l’ambition de
l’empereur Halmaruk, souverain des Pléiades… Enfin, d’une partie de cet amas
ouvert car Alsthor en a reconquis trois systèmes sur sept lors de la dernière contreoffensive,
il y a de cela – il fit un rapide calcul – 30 révolutions mohabines… Je crois
que vous dites : 30 kenzors.
– Nous savons cela, confirma Kerlam.
– Certes, mais nous n’étions pas encore nés, ni vous ni moi, à cette époque,
Alvar, précisa Tirzi. Nous avons appris ce fait dans les centres mémoriels
historiques.
– En effet, dit Alvar, et les galacto-historiens de l’époque ont cru bon d’ajouter
qu’ainsi, la mégalomanie de l’empereur Halmaruk était définitivement jugulée. Quelle
erreur ! Aucun d’eux ne pouvait savoir, à ce moment-là, que ce souverain maléfique
peut mourir plus de cent fois s’il le désire, mais qu’un autre lui-même, un clone
parfait, verra aussitôt le jour grâce au duplicateur, cette machine divine volée par
Ozar à Éloha !
Seuls, les crépitements du feu osèrent, pendant un moment, troubler la
méditation attristée qui avait suivi ce honteux rappel.
– Et maintenant, reprit Alvar, cet empereur criminel profite de sa quasiimmortalité
pour reprendre toutes ses ambitions hégémoniques et tous les projets qui
en découlent. Cela signifie, vous vous en doutez tous, l’invasion prochaine des
systèmes accessibles pour sa flotte spatiale…
Après un bref silence, il acheva :
– Et c’est Amohab qui sera son premier objectif !
Des larmes jaillirent des yeux de Tirzi. Ainsi, Alvar lui trouva encore plus de
charme. Il en oublia de remarquer l’expression atterrée du prophète et de l’officier.
– Une attaque de l’empire d’Ozar contre Amohab ! s’exclama enfin la
princesse, horrifiée comme devant un blasphème. Hurit, Kerlam, il va falloir s’armer,
se défendre… accepter même l’offre de la reine Horaya ! On ne peut rester sans rien
faire !
– Hem ! grommela Hurit. D’accord avec vous sur ce dernier point, Tirzi, mais
imaginez-vous une alliance avec une prêtresse impie alors que nous nous
défendrions au Saint Nom d’Éloha ?
– D’autant plus que, dans ce cas, de terribles armes interstellaires ne
tarderaient pas à apparaître, renchérit Kerlam. Horaya parviendrait à transformer
Amohab en base avancée de son royaume d’origine, comme elle le souhaite
ouvertement depuis longtemps… Quel séduisant programme !
Alvar, en entendant ces mots, dut convenir en son for intérieur qu’il ne savait
pas tout au sujet de la reine Horaya. Mais il se garda d’interroger ses hôtes, ne
voulant ni être indiscret ni se mêler d’une intrigue de cour.
– Il se fait tard, dit Kerlam, Son Altesse doit être fatiguée…
– Vous avez raison, capitaine, répondit Tirzi, sans qu’Alvar pût deviner si la
remarque de l’officier s’adressait à lui ou à la princesse. Nous avons tous des forces
à reprendre avant d’achever demain notre voyage.
Alvar prit rituellement congé de ses hôtes en leur baisant les mains, selon
l’usage mohabin, puis se dirigea vers sa tente, escorté par le soldat qui avait été
désigné pour lui servir d’ordonnance.

…Ce fut lui, d’ailleurs, qui réveilla le prince, alors qu’il lui semblait n’avoir
sommeillé que durant un laps de temps très court :
– Altesse ! Altesse ! C’est une attaque ! Préparez-vous !
Alvar ouvrit immédiatement les yeux et se retrouva aussitôt frais et dispos,
selon la technique de tout bon combattant. Il saisit sa ceinture d’armes tout en
interrogeant :
– D’où vient l’attaque ?
– Des contreforts, Altesse ! Ah ! Nous aurions dû nous douter que c'était là
qu’ils nous attendraient !
Ainsi, c'était donc une attaque préparée d’avance mais encore peu sûre. Aussi
peu que le désert où campait la caravane. Sur Alsthor, on n’empruntait plus que des
pistes magnétiques, convenant aux aérobulles selon leur immatriculation ; ainsi, plus
de mauvaises surprises. Mais sur Amohab, le goût de l’aventure n'était pas encore
perdu… !
Alvar remuait toutes ces pensées tout en se hâtant, à la suite de son garde,
vers le lieu de l’attaque. Il s'était attendu à une menace aérienne, issue d’une
patrouille ozarienne, par exemple, et voilà qu’on le menait vers un point du vaste
camp. Une agression terrestre ? Bien étrange : même si Amohab n'avait pas grandchose
d’une planète civilisée au sens alsthorien du terme, c'était tout de même un
monde civilisé, dont tout conflit tribal avait été banni à jamais. En outre, l’attaque
semblait se limiter à un point précis du camp. Alvar frémit : c'était l’endroit où se
dressait la tente de la princesse et de ses suivantes !
Alvar et son garde survinrent à temps pour voir une dizaine de garde vêtus de
vert – la garde personnelle de la famille royale mohabine – faire face à ce qui
ressemblait, pour les yeux du prince, à des créatures mi-canines mi-serpentines, qui
se déplaçaient sur deux pattes arrière très musclées, tout en prenant appui sur une
longue queue également puissante. Alvar se remémora un cours sur la faune de la
légendaire planète Terre – ou Yerulemeb, comme on l’appelait notamment dans le
système d’Amohab – : un de ses animaux ressemblait à ceux-ci… Il trouva le nom :
kangourou… Mais là, il s’agissait de kangourous au corps de reptile, avec une
gueule à la denture acérée et des pattes avant plutôt courtaudes, mais griffues…
L’agilité des petits monstres leur faisait esquiver assez facilement les armes
blanches des soldats. Le prophète Hurit, fidèle à son sacerdoce, ne se défendait
qu’avec sa crosse de bois. Quant à la princesse Tirzi, elle semblait livrer combat, non
aux monstres, mais à ses propres gardes, qui voulaient l’empêcher d’avancer :
– Laissez-moi ! criait-elle. Je vais vous en débarrasser d’un seul geste !
– Ne vous exposez pas, Altesse, de grâce ! répliquaient les soldats.
À la stupéfaction d’Alvar, elle parut se concentrer puis leva les bras : les trois
gardes qui tentaient de la raisonner se retrouvèrent renversés au sol. Le prince
reconnut qu’elle pratiquait la kapira, cet art martial enseigné par les phulos et qui
commençait seulement à se répandre chez les humains les plus évolués, seuls
capables de le pratiquer avec succès, car seules diverses combinaisons de la
puissance mentale permettaient de triompher de n’importe quel adversaire.
Cependant, ce ne fut pas la kapira que Tirzi utilisa pour vaincre les assaillants.
Une nouvelle décharge d’énergie mentale l’enleva du sol pour la faire retomber, bien
campée sur ses pieds, juste au milieu de la horde grondante et glapissante, qui
s'était regroupée comme si elle attendait cette proie.
Alvar se rendit compte que la princesse tenait à la main son skizz, une arme
qu’aucun alsthorien n’eût jamais confié à une femme : aucune n’aurait été assez
forte pour résister à l’effet réactif des décharges qu’elle produisait, surtout lorsqu’on
l’utilisait à pleine puissance. Mais, cette fois encore, la kapira vint à l’aide de Tirzi, lui
donnant suffisamment de résistance et de précision pour faire une hécatombe au
milieu de la bande répugnante. En quelques instants, ils gisaient tous sur le sable,
morts, le corps tordu par la souffrance, puis figé par la mort.
– Poursuivons-les ! Suivez-moi ! ordonna Tirzi en donnant l’exemple, après
avoir aperçu le reliquat de la horde qui fuyait.
Les soldats s’élancèrent à sa suite, ainsi qu’Alvar mais tous dans le même but
tacite : empêcher la jeune fille trop téméraire de se laisser prendre au piège. Tous,
sauf elle, avaient vu juste : les kangourous-serpents l’attirèrent derrière un monticule
de pierre rougeâtre… où attendait une multitude de leurs congénères !
Alors, les soldats n’hésitèrent plus : dégainant leurs skizz, ils tirèrent dans la
masse des monstres, tandis qu’Alvar, averti par son instinct de guerrier accompli,
levait la tête vers le sommet de l’éminence rouge… juste à temps pour voir trois
créatures prendre leur élan pour se jeter sur la proie convoitée : la princesse !
Malgré le risque de la toucher, Alvar tira lui aussi une brève rafale de skizz.
Les traits lumineux frappèrent leurs cibles comme à l’exercice. Lorsque les êtres
tombèrent juste à côté de Tirzi, ils demeurèrent sur le sol, morts.
– Merci beaucoup, Alvar, dit la princesse avec un sourire qui, pour son
sauveur, prenait l’aspect de la plus belle des récompenses. Vous m’avez sauvé la
vie. Je ne l’oublierai jamais. Mon père non plus, du reste : il vous adoptera
sûrement…
– Mais, Tirzi, je ne suis pas orphelin ! répliqua le prince.
Il se mordit les lèvres au son de sa propre voix. Quelle stupidité venait-il de
proférer ! Cela pouvait même passer pour une offense grave car, sur Amohab, il était
de coutume que tout sujet parmi les plus méritants fût adopté par le roi, qu’il fût
orphelin ou non ; là n'était pas la question : être adopté signifiait entrer comme
membre d’honneur dans la famille royale – qui, Alvar s’en souvenait brusquement,
comptait quelques 600 membres, dont plus de 400 adoptés.
– La récompense pour avoir sauvé la princesse héritière d’Amohab ne vous
paraît pas suffisante ? fit Tirzi, l’air pincé.
– Si fait, si fait, Altesse, bredouilla Alvar, s’empêtrant dans le protocole et dans
les excuses qu’il désespérait de formuler correctement. Je voulais dire simplement
qu’à la cour d’Alsthor…
Tirzi eut pitié de lui :
– Je n’ai jamais eu l’honneur d’y paraître, certes, mais je sais que certains de
nos usages pourraient y sembler surprenants. Néanmoins, je tiens personnellement
à…
Elle n’acheva pas et Alvar oublia ses paroles protocolaires. Avec un
automatisme mutuel et spontané, tous deux venaient d’utiliser la kapira pour mettre
leurs esprits en symbiose. Il en résulta une compréhension immédiate, comme pour
tout bon pratiquant de l’art sacré, à la fois de combat et de pré-cognition : ils venaient
de laisser naître, par cette communication intime et instinctive, le sentiment qui,
désormais, dirigerait tous les gestes, toutes les pensées, toutes les intentions de
leurs existences à venir…

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La rencontre de Jeanne d'Arc et de Gilles de Rais
(La Sainte et le Démon de Thierry ROLLET):

Lorsque Gilles de Rais pénétra dans la grande salle, une onde mystérieuse le
parcourut, comme un messager surnaturel qui lui susurrait que ce 6 mars 1429 ne
ressemblerait à aucune des languissantes journées qui l’avaient précédé depuis que les
capitaines s’étaient réunis à Chinon. En vérité, il lui suffisait, pour s’en convaincre, de
contempler l’extraordinaire effervescence qui agitait ce jour-là la foule des courtisans.
Partout, sous la frissonnante lumière des torches, s’entrecroisaient des robes de velours ou de
brocart, des simarres épiscopales, des surcots cloutés d’argent ou de vermeil. Les huissiers,
d’ordinaire chargés de maintenir un ordre relatif à la dignité du lieu, peinaient à canaliser
l’ensemble des présents, allant jusqu'à fustiger quelques chaperons pour rappeler leur rang à
certains curieux et audacieux. Mais les quelques quatre cents personnes présentes n’en avaient
cure, tant l’événement annoncé ressemblait à une sorte de visitation.
Connaissant son rang aussi bien que tous les nobles présents, Gilles de Rais se fraya
sans hésiter un chemin jusqu’aux abords immédiats du trône, sur lequel le Dauphin Charles
semblait comme prostré, la tête dans ses mains, posture méditative qui ne trompait point ses
familiers : le Dauphin était angoissé.
Gilles rejoignit donc devant lui le duc d’Alençon, Archambaud de Villars, envoyé du
comte de Dunois, Bâtard d’Orléans, ainsi que les capitaines La Hire et Xaintrailles. Il prisait
fort les deux premiers mais ne se sentait aucune affinité, même courtoise, pour ces derniers :
d’anciens écorcheurs ramenés dans le camp du roi de France par intérêt ! Pouvait-on leur faire
confiance ? Combien la reine Yolande, qui ouvrait sa cassette à profusion pour soutenir un
dauphin fort appauvri, avait-elle donc payé Étienne de Vignolles, dit La Hire et Poton de
Xaintrailles pour obtenir leur allégeance ? Gilles les attendait au combat. Et, d’après la
rumeur accentuée par la prophétie, la venue de la pastoure annoncée semblait déjà réveiller
des ardeurs et des courages guerriers que l’on croyait endormis pour bien longtemps.
– Le Dauphin paraît bien tourmenté, glissa Gilles à l’oreille du duc d’Alençon.
– Il l’est ! affirma ce dernier à haute voix, incapable, comme toujours, de se dominer
quelles que fussent les circonstances. Va-t-il recevoir ange ou diablesse ? Nul ne le sait, pas
même lui.
– Cette pucelle n’est point diablesse ! affirma Villars. Depuis deux jours qu’elle est ici,
elle a déjà été exorcisée deux fois, en surplus de l’exorcisme pratiqué sur elle à Vaucouleurs
sur ordre de Baudricourt. Une diablesse serait déjà retournée en enfer ! Sans nul doute, nous
allons voir venir ici une messagère du Ciel, issue du peuple comme il se doit.1
– Deux jours ! maugréa Gilles. Et l’on ne m’en a point averti !
– Comment voulez-vous qu’on le puisse, foutredieu ! gronda La Hire. Vous êtes
toujours à courir par monts et par vaux !
– Du moins quand vous n’écoutez pas votre manécanterie d’enfançons, ajouta
malicieusement Xaintrailles. À propos, comment vont-ils, ces chers petits ? Toujours aussi
désirables ?
1 Cette mentalité ne doit pas surprendre : l’époque a été sujette à de nombreuses interventions d’hommes et de
femmes du petit peuple, qui se déclaraient « inspirés » ou bénéficiaires d’une visitation, ce qui rendait le fait
assez courant, notamment en temps de guerre, d’épidémie ou de disette.
Gilles ignora le sarcasme, l’heure n’en étant point aux vaines querelles. Un brouhaha
s’élevait d’ailleurs tout à coup du côté de l’entrée. On vit le roi bondir de son siège comme
piqué par un frelon, demander à son valet un parchemin – « La lettre de Baudricourt ! Il l’a
relue plus de cent fois ! » murmurait-on alentour –, le froisser entre ses doigts nerveux,
tourner la tête de tous côtés jusqu'à ce que la reine Yolande, flanquée de Colet de Vienne, ne
vînt à lui pour lui toucher l’épaule :
– Il est temps, sire. L’heure n’en est plus aux atermoiements. Il faut que vous voyiez la
bergerette et qu’elle vous voie.
– Non, Madame, rétorqua le Dauphin, j’ai encore besoin d’autres signes que je suis
seul à connaître. Je décide de soumettre la visiteuse à une nouvelle épreuve. Voyons…
Il scruta un instant le premier rang. Ses yeux s’arrêtèrent sur Alençon, puis sur Gilles,
mais il eut une moue et pointa finalement son doigt tremblant vers un jeune écuyer2 :
– Jean !
Jean d’Aulon, car tel était son nom, accueillit avec stupeur l’ordre du Dauphin de lui
céder son chaperon et son mantel, tandis que Charles lui passait les siens. L’échange des
vêtements terminé, il fallut encore procéder à celui des places, l’écuyer devant s’asseoir, à sa
grande confusion, sur le trône, tandis que le Dauphin tâchait de se perdre dans la foule des
courtisans – tout en demeurant au premier rang.
Comme tout le monde tournait de nouveau la tête vers l’entrée, Gilles suivit le
mouvement…
…et reçut le choc de sa vie !
Encadrée de deux hommes d’armes chargés de lui ouvrir le passage – bien inutilement
car la foule se fendait devant elle comme les eaux de la Mer Rouge devant Moïse –, arrivait
une silhouette plus frêle encore que celle de Pierrenet, vêtue comme un damoiseau
campagnard et coiffée au bol. Il émanait de cet être singulier une féminité pourtant avérée, ou,
pour être plus juste, une expression et une tournure efféminées que la vêture et la coiffure ne
parvenaient guère à effacer. La femme-enfant – ou le damoiseau aux traits de fille –
s’avançait à pas lents mais décidés dans la direction du trône. Son regard était tranquille, fixé
droit devant lui, sans aucune fièvre ni fuyante timidité. La « bergerette » – que ce terme lui
allait mal désormais ! – marchait et regardait comme si une force invisible la portait et
dirigeait non seulement son allure, mais aussi jusqu'à l’éclat de son regard. Aucun trouble,
aucune émotion apparente ne semblait l’habiter. On eût dit qu’une âme pénétrée de paix
céleste venait de s’infiltrer dans la grande salle, comme apportée par un zéphyr inconnu
jusqu’alors, pour s’acheminer vers un but qui paraissait d’une sûreté sans faille, ainsi que la
volonté qui l’animait.
Jeanne la Pucelle, puisqu’il fallait désormais l’appeler ainsi, s’avança donc de cette
même démarche quasi-aérienne jusqu’au pied du trône. Deux écuyers qui l’escortaient
jouèrent leur rôle sans marquer d’étonnement apparent, c'est-à-dire qu’ils s’inclinèrent comme
il se devait devant l’homme vêtu comme le Dauphin de France, mais qui n'était pas lui. Gilles,
attentif à tous les détails, observa la Pucelle dont le regard s'était fait fixe et brillant comme
deux braises ardentes – en vérité, on eût dit qu’il brillait d’une sainte colère !
Ce fut à peine si elle répondit au geste de Jean d’Aulon, qui la priait ainsi de
s’approcher encore. Elle ne s'était même pas inclinée. Ce fut d’une voix sèche, presque
cinglante, qu’elle rétorqua :
– Merci, messire, mais vous n'êtes point le Dauphin !
Un murmure de scandale parcourut l’assistance, puis s’enfla, roulant comme un
tonnerre… qui mourut né : la jeune fille habillée en garçon s'était tournée vers la gauche du
2 Titre porté à partir du 15ème siècle par des hommes d’armes non adoubés, c'est-à-dire non armés chevaliers.
trône et ses deux braises ardentes semblaient fouiller parmi la foule des courtisans. Sa voix
clairette questionna :
– Allons ! Où est le Dauphin, que je puisse lui transmettre le message que j’ai reçu du
Très-Haut ?
Cela sonnait presque comme un ordre, de quoi scandaliser de nouveau la noble
assistance, mais personne ne pipa mot, tout comme si un ange en visitation eut parlé à la place
de la Pucelle. Volontairement, Gilles de Rais se plaça de manière à croiser le regard de
l’insolente que nul ne songeait cependant à réprimander ; il n’aurait su dire ce qui l'avait
pousser à attirer ainsi son attention, et ce furent ses lèvres qui s’ouvrirent, presque malgré lui,
pour affirmer :
– Le Dauphin, c’est moi.
Après tout, puisque Charles semblait vouloir jouer… !
Le regard de Jeanne, de terrible qu’il s'était fait, redevint serein lorsque, comme deux
ondes se rencontrant en un mystérieux confluent, il rencontra celui de Gilles. Nombreux
furent ceux qui s’étonnèrent alors de la douceur de ces faisceaux d’yeux lorsqu’ils
s’entrecroisèrent, puis du ton redevenu paisible de la Pucelle lorsqu’elle répliqua :
– Oh non ! Toi, tu es Barbe-Bleue…
Personne d’autre que Gilles de Rais n’esquissa le moindre sourire à cette étrange
déclaration : la scène semblait toujours trop surprenante à tout un chacun. Seul, le Breton
laissa filtrer l’air de contentement qu’il prenait d’ordinaire lorsqu’il rencontrait quelque
plaisante figure ou quelque personne dont la tournure pouvait troubler ses sens si particuliers.
Mais à ce moment, nul ne pouvait y faire vraiment attention.

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