Extraits

Elle m’enseigne l’arithmétique et l’orthographe et lui, plein d’autres trucs. Par exemple, il dit que ce qu’on apprend en classe d’histoire dans les écoles est faux ou que ça n’a jamais existé. Ça, ça l’énerve beaucoup. Un jour, quand j’allais encore à l’école, je lui ai parlé du grand-père, ou arrière-grand-père, je ne me rappelle pas, de mon copain Richard qui, quand il était enfant, avait été dans un énorme camp, comme une prison, où on mettait les gens dans des fours pour les brûler. Ça s’appelait Buquenvache, je crois.

— Tu n’es pas loin, acquiesce Lawrence.

Il s’installe dans la Coccinelle et la fait descendre en roue libre de manière à ce que l’arrière dépasse de trente centimètres dans la rue. Ensuite il enclenche une vitesse et résiste à la tentation de serrer le frein à main avant d’aller dans le garage prendre l’ancien tricycle rouge et blanc de Cindy, qui n’a pas servi depuis au moins six ans. Le garage est plein de vieilleries que nous n’utilisons pas, dont une voiture à pédales turquoise que je conduisais autour du pâté de maisons pour épater mes petites copines de la maternelle.

J’en viens maintenant à ce que tu m’as demandé. J’ai passé quelques coups de fil afin de trouver un refuge pour femmes maltraitées. Un endroit où cette fille et son gosse seraient en sécurité. J’ai un contact au Kelly’s Place, nommé ainsi en souvenir de cette femme que son mari a tuée avec une arbalète. Ils ont une place, au cas où elle serait intéressée. En ce qui concerne la photo d’Orville Thorne que tu m’as envoyée – beau poisson, au fait ! –, je suis à peu près sûre de n’avoir jamais vu ce type. Mais puisque tu veux savoir pourquoi il te semble aussi familier, regarde-toi dans une glace. Ça crève les yeux : vous pourriez être frères !

— Depuis combien de temps es-tu là ? murmure-t-il dans sa barbe. Et combien de gens as-tu déjà réussi à te mettre à dos ?

— Tu n’as pas idée.

Les ambulanciers, eux, ne se gênent pas pour accepter mes bras et l’aide des autres. Nous transportons le brancard où est allongé le corps de Colebert jusqu’à leur véhicule. Il nous faut dix bonnes minutes pour le remonter et l’emmener à travers bois jusqu’à la route. Appuyé à la voiture, papa surveille les opérations.

Le moteur de la Jag ronronne quand Lawrence accélère.

— Tu sais à quoi il pensait ? continue papa en répondant à sa propre question. Je parie qu’il pensait qu’il n’y avait pas d’ours. Et tu sais pourquoi il croyait ça ?

Comme mon père est assis derrière moi, je n’ai pas à le regarder.

— À cause de tes théories fumeuses, voilà pourquoi.

— Peut-être. Vous voulez savoir ce que je pense ?

Sans répondre, Orville souffle fort par les narines.

— Je pense que vous êtes un type bien mais que vous préférez chasser l’ours, réel ou imaginaire, plutôt que de vous confronter à certaines personnes de la commune. Vous filez dans la forêt pour éviter les problèmes, pas pour les régler.

— Merci, Monsieur-le-docteur-en-psychologie ! Allez, en marche, ordonne Orville aux deux types qui rient bêtement.

Ils s’enfoncent dans la forêt. À ce moment précis, papa entrouvre la porte de son chalet et demande :

— Ils ne veulent pas boire un café avant d’y aller ?

Franchement, comment imaginer qu’un de ces groupes homosexuels ait envie de participer au défilé d’une foire d’automne dont le point fort est une course de tondeuses autoportées ? Moi, j’en suis réduite à m’asseoir sur la banquette arrière d’une décapotable du concessionnaire Ford de Braynor. Les gays vont être précédés par la fanfare du lycée qui va jouer Feelings avec force trombones et tubas et seront suivis, c’est en tout cas ce qu’on m’a dit, par un ballet chorégraphié de tracteurs à chenilles sponsorisé par le magasin d’appâts et d’hameçons d’Eagleton. Les pêcheurs seront déguisés en asticots. Vous ne pensez pas que la communauté homosexuelle est un peu trop sophistiquée pour ce genre de réjouissances ?

Miséricorde ! Ils devraient avoir assez de bon sens pour ne pas lancer une arme chargée. Mais non. Elle vole dans les airs, passe au-dessus de la tête d’Orville, qui tente en vain de sauter pour la récupérer. Elle termine sa course dans les mains de Dougie, qui part à toute vitesse dans la direction opposée.

— Allons, les garçons ! intervient Timmy en souriant.

Charlene s’est mise à rire. May est le seul membre de la famille à ne pas trouver ça drôle. Elle semble horrifiée. Jeffrey se glisse dehors et se réfugie contre sa mère.

— Monte les voir et parle-leur ! ordonne papa. Fais-toi une idée de ce qui se mijote.

— Mais vous ne devez pas faire état de ce que May m’a confié. Ça barderait pour elle.

Ce pauvre Orville ne sait plus où donner de la tête.

— Bon Dieu, vous voulez quoi de moi ? Je dois aller à la chasse à l’engrais alors que vous n’avez pas le début d’une preuve. Faire sortir la fille et son garçon alors qu’elle n’a pas déposé de plainte. Seigneur ! vous voulez me faire tourner en bourrique ?

— Bravo ! dis-je. On n’a même pas commencé et vous lui trouvez déjà des excuses.

— Mais pas du tout.

— Zachary ! intervient papa. Je veux que vous soyez gentils l’un avec l’autre.

Gentils ?

— Je crois, poursuit papa, que nous avons de gros problèmes sur les bras.

— De mon côté, je n’en manque pas. Je dois enquêter sur un meurtre, je vous le rappelle.

À l’entendre, on dirait qu’il s’en vante. Comme s’il annonçait qu’il avait eu un 20 sur 20 en rédaction.