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— Pourquoi n’avez-vous pas parlé du déménagement à votre femme ?
— Elle n’allait pas très bien.
— Vous le voyiez ?
— Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir que ma femme, euh, Amber, était très déprimée.
— Vous n’en avez jamais parlé avec elle ?
— Je faisais tout ce que je pouvais pour lui remonter le moral. Je l’ai encouragée à reprendre des études, à s’investir dans une activité ou à passer du temps avec des amis. Je l’ai emmenée en Europe, l’ai comblée de cadeaux… Rien n’a marché.
— Vous n’avez jamais évoqué avec elle la possibilité de prendre des antidépresseurs ou bien de suivre une thérapie ? Entre le suicide de sa mère et la fausse couche…
— Elle ne voulait pas prendre de médicaments et elle ne se serait jamais confiée à un professionnel comme ça. Elle était unique, extrêmement talentueuse, très intelligente, ouverte également, mais avec le temps elle s’est renfermée sur elle-même. Avant, je savais ce qui se passait dans sa tête, mais après la fausse couche et le décès de sa mère, je l’ai vue se renfermer et afficher ce masque. De plus en plus souvent. Je n’aurais jamais dû encourager une autre grossesse. Je n’aurais jamais cru qu’elle ferait une nouvelle fausse couche. D’une certaine façon, je pens…
[Silence. Une trentaine de secondes.]
Afficher en entierTyler n’avait que six ans quand il a commencé à s’éloigner de moi. Lorsque j’ai perdu le bébé, ma deuxième fille, il ne m’a pas adressé la parole pendant des mois. Quand il s’est remis à me parler, il l’a fait avec réticence. Il levait les yeux au ciel quand je l’embrassais ou quand je lui demandais s’il était sûr de ne pas vouloir un autre jus de fruits, une pomme, un biscuit, un sandwich. Je ne pouvais pas m’en empêcher. De temps en temps, il m’observait, me regardait droit dans les yeux, et j’en étais bouleversée. J’étais subjuguée par la beauté de cette créature que j’avais un jour portée. C’est à ses yeux que je reconnaissais qu’il était de moi. Ils étaient incurvés vers le nez et remontaient légèrement sur les côtés. Ces yeux ressemblaient tellement aux miens que j’en avais le souffle coupé. J’évitais donc de les regarder quand ils me témoignaient du dédain, qu’ils me signifiaient de le laisser tranquille. Je ne pensais pas qu’une projection de moi-même pouvait me repousser. Peut-être n’était-ce rien d’autre que du narcissisme mais il reste qu’il m’a rejetée. Je n’ai pas réussi à le faire revenir vers moi malgré tous mes efforts. C’était lié selon moi à cette histoire de cheveux manquants et à la panique que j’avais éprouvée dans la salle d’accouchement. Peut-être en avait-il inconsciemment le souvenir. En réalité, je savais qu’il se sentait responsable de la mort du bébé et qu’il m’en voulait également pour cela. Il était ingrat et moi obstinée, et la culpabilité a réduit à néant ce qu’il me restait de confiance.
Afficher en entierAprès cette révélation, tenir Tyler dans mes bras n’a plus été un problème ; je le voyais davantage comme une extension de moi-même. J’étais dépassée par l’intensité de l’amour que je ressentais pour lui. Tyler n’était plus un poids mais un bol d’oxygène. Je le dorlotais, l’applaudissais quand il se tenait debout plus de trois secondes, et quand il s’est finalement mis à marcher à l’âge de treize mois je l’ai regardé comme si c’était un dieu. Ressentir un tel amour m’a complètement vidée mais c’est que je ne dormais plus la nuit aussi, inquiète des dangers auxquels mon fils serait confronté dans ce monde. J’ai essayé d’accepter le fait que mon cœur ne battrait jamais plus uniquement pour moi : il battait pour lui quand il jouait sur son tapis de jeu, quand il vomissait sur le canapé, quand il barbotait dans le bain et quand il dormait tout contre ma joue en dégageant un parfum de confiture et d’innocence. Wade a insisté pour que je sorte davantage parce que mes seuls sujets de conversation quand il rentrait de la clinique tournaient autour de la différence entre purée maison et purée en boîte ou les allergies provoquées par l’ananas. J’ai donc rejoint un groupe de jeunes mamans mais je m’y sentais très mal à l’aise, surtout quand les autres parents me posaient des questions indiscrètes sur ses nuits, sa propreté, ses caprices et ses colères. Quelques-unes d’entre elles étaient plus âgées, ce qui me faisait bafouiller. Je me sentais de nouveau étrangère et inadaptée. C’était mieux pour moi de rester à la maison.
Afficher en entier— Je ne l’aimais pas : je l’adorais. Elle dit que des hommes la regardaient… [Rire étouffé.] Elle était superbe, vraiment à couper le souffle, même si elle n’en a jamais pris vraiment conscience. La première fois que nous nous sommes rencontrés, je n’en suis pas revenu qu’elle m’adresse la parole. Nous faisions la queue à la cafétéria de l’université. Une longue frange cachait en partie son visage — elle ne donnait pas l’impression de vouloir engager la conversation ; pas uniquement avec moi, mais avec tout le monde. Je l’ai remarquée immédiatement et me suis demandé pourquoi je ne l’avais pas remarquée avant. Nos emplois du temps ne coïncidaient pas, nos heures de repas non plus ; mais ce jour-là, j’ai remercié les dieux que son professeur de journalisme ait eu un problème de voiture sur la route et ait été contraint de l’emmener dans un garage. Je me souviens encore de sa salopette et de son gilet chiné. C’était une façon bizarre de s’habiller… Elle se démarquait des autres sans le vouloir. Dès que nos regards se sont croisés, j’ai compris qu’elle voulait qu’on la prenne au sérieux et c’est ce que j’ai fait. Je savais que je pouvais tomber amoureux d’elle, même si je n’avais aucune idée de la façon dont elle me voyait. Nous avons tendu tous les deux la main vers le même dessert et je l’ai laissée le prendre, bien entendu. Elle s’est lancée dans une diatribe à propos de la galanterie qui n’était pour elle qu’une forme de misogynie ou une connerie dans le genre, et j’ai été tout de suite impressionné par son sérieux. Je lui ai arraché des mains la tarte aux pommes et lui ai demandé si elle voulait se joindre à moi pour la manger à la bibliothèque. Elle a répliqué qu’elle ne partageait pas la nourriture avec les étrangers alors je lui ai dit comment je m’appelais. Amber a répondu « pourquoi pas » et m’a suivi.
Afficher en entierTyler me confronta à ce « elle », à ce « celle-là » qui me collait toujours à la peau. Il dormait difficilement, il pleurait sans arrêt, et j’avais la certitude qu’un jour quelqu’un allait faire irruption pour me l’arracher en me déclarant inapte. Mais personne ne l’a fait. Au lieu de ça, j’ai eu droit à des massages de dos et à des encouragements de la part de mon invincible mari. Il me cajolait, me réconfortait, et je faisais la même chose pour Tyler en retour, qui a fini par dormir et a miraculeusement arrêté de pleurer après neuf mois atroces.
Un après-midi où ses cris ne déchiraient plus mes tympans, où il se roulait sur notre épais tapis marron au milieu de la pièce en partie ensoleillée et que l’ombre de l’épicéa s’agitait près de la fenêtre, j’ai eu comme une révélation : personne n’allait venir. Je suis passée du désespoir au soulagement en quelques secondes.
Afficher en entierAprès la disparition de mon père, ma mère a commencé à donner des cours particuliers d’anglais à des élèves en difficulté l’après-midi, mais avec le temps, et ses peurs s’aggravant, il est devenu nécessaire pour moi de travailler et j’ai trouvé un emploi au supermarché local, où je remplissais des sacs de provisions et gérais les stocks. J’étais habituée aux paroles décousues que bredouillait ma mère quand elle passait en revue les magazines et les journaux à la recherche de coupons de réduction, de promotions et de concours. Elle avait déjà gagné des prix en faisant des mots croisés ou des concours de jeux de mots et, avec la disparition de mon père, elle s’est investie corps et âme là-dedans, gagnant toutes sortes de choses, des produits d’hygiène jusqu’à des machines à laver. Ces gains étaient ensuite revendus et nous permettaient de remplir le frigo pendant des semaines et quelquefois pendant des mois. Mais bientôt sa folie s’est aggravée. Elle a commencé à parler de plus en plus toute seule et, au lieu de ne s’intéresser qu’aux réductions et aux promotions, elle a commencé à accumuler des extraits de journaux bizarres, des mots et des images découpés au hasard, qu’elle collait ensuite sur le mur de la salle à manger, malgré mes protestations. J’ai essayé de comprendre leur signification, de donner un sens à ces mots, à ces images de poissons et d’immeubles qui avaient été découpées et collées là où auparavant était accroché un portrait de ma grand-mère. Les coupures de presse ont fini par recouvrir les murs de toute la maison à l’exception de ceux de ma chambre, formant un papier peint bizarre. J’avais besoin de changer d’air, de m’éloigner de ces sables mouvants qu’était devenue ma vie. J’ai donc passé l’examen d’entrée pour les étudiants étrangers de l’université de Los Angeles en Californie et j’ai obtenu la bourse d’études. Seul le billet d’avion était à ma charge et une partie des frais de séjour, que je pouvais financer en prenant un job à mi-temps. L’espoir se trouvait à des milliers de kilomètres de ma ville natale. J’ai contacté les services sociaux pour que ma mère obtienne des soins appropriés à son état et, le cœur rempli d’espoir malgré le poids de la culpabilité, j’ai pris l’avion vers une nouvelle vie ; je savais que mon existence pourrait prendre un nouveau tour aux États-Unis, loin de ma mère brisée. J’allais pouvoir faire plus de choses, vivre davantage, être vraiment moi-même ; jamais je ne deviendrais comme « elle ». J’allais changer les choses, et la vie des femmes qui avaient vécu comme ma mère en serait profondément bouleversée. C’était là ma première ambition.
Afficher en entierNous vivions dans une maison en brique rouge composée de deux pièces qui avait un jour appartenu à mes grands-parents paternels dans une ville du nom de Boksburg, à l’est de Johannesburg. Ma mère s’est retrouvée orpheline très jeune. Grâce à ses riches parents adoptifs, elle a reçu une éducation pour devenir professeur d’anglais mais mon père a fait en sorte qu’elle reste à la maison et qu’elle se consacre à ses tâches de femme au foyer. Lui, en revanche, allait et venait comme bon lui semblait. Il était absent parfois pendant des jours, parfois des semaines. Son travail de ferrailleur ne rapportait pas beaucoup mais ma mère trouvait toujours un moyen de mettre du pain sur la table. Cela ne changeait rien qu’il soit là ou non, parce que la tension restait permanente. C’était presque un soulagement quand il franchissait la porte d’entrée en titubant et en poussant des jurons. Au moins nous savions où il était.
Afficher en entierAvec mon mètre soixante-quinze et ma taille fine, j’ai toujours eu droit à des coups d’œil du sexe opposé ; c’est une chose à laquelle je me suis accoutumée mais que je n’aimais pas pour autant. Mes cheveux blonds détachés encourageaient ce genre de regards, que j’ai tenté de dissuader en affichant un air distant et en portant des vêtements légèrement trop grands. J’aurais donné n’importe quoi pendant ces neuf mois pour enfiler une paire de jeans bien serrée et un débardeur. Être grosse et habillée comme une vieille à vingt-deux ans ça ne faisait pas rêver.
Afficher en entierUne de mes erreurs a sans doute été de me marier avec mon premier amour. C’était le troisième homme que je rencontrais et mon meilleur ami. Wade. J’ai aimé son prénom à la seconde où je l’ai prononcé et aussi la facilité avec laquelle il est sorti de ma bouche. Il était étudiant en quatrième année de chirurgie dentaire ; j’étais en deuxième année de journalisme. Il était B.C.B.G., très américain ; moi, j’étais étrangère et pas comme les autres. Nous nous sommes retrouvés par hasard à travailler côte à côte sur nos cours à la bibliothèque, trouvant du réconfort dans l’étude avant de trouver du réconfort dans le corps de l’autre, et nous avons bientôt été inséparables comme seuls peuvent l’être les tout jeunes enfants ou les grands égoïstes.
Afficher en entierJe suis trop jeune pour mourir, mais je vais mourir malgré tout. Et bientôt.
Je n’aurais jamais pensé que c’était une chance de vieillir. Avant, je croyais en des choses comme l’amour. Les histoires d’amour… Je ne sais plus très bien quand ma croyance en ces idées s’est évanouie, quand la dernière lueur d’espoir s’est dissipée… ou éteinte. Tout ce que je sais c’est qu’elle a disparu et que je me sens vieille maintenant même si je ne le suis pas. Trop vieille pour croire encore aux histoires qui se terminent bien.
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