Extraits

- D'accord, ai-je admis, considérons ça comme un postulat.

- Alors, tu comprendras peut-être ce que je vais te dire. Je ne me suis pas tapé toute cette route pour regarder un dingue t'estourbir. Donc, tu vas me faire le plaisir d'aller poser ton cul (geste de la main en direction de cette partie de mon anatomie ; excusez son language) sur cette bécane, sinon je te jure que je m'en charge à ta place.

J'avais enfin identifié l'éclat qui brillait dans ses yeux. Pas de l'amour. Oh que non ! De la colère. J'ai essuyé l'eau qui dégoulinait sur mon visage avant de lui servir la seule réponse envisageable :

- Non.

- Toi ma poule, a grommelé Clay, ça va être ta fête.

C'est là que j'ai balancé mon pied libre en direction de son visage. Ma semelle est entrée en contact avec l'arête de son nez, et un bruit de casse fort satisfaisant - pour mes oreilles en tout cas - a retenti.

Je déteste qu'on m'appelle "ma poule".

— Attends un peu que mon père apprenne quelle naze de mono tu es ! a-t-il grommelé. Tu peux être sûre qu’il s’arrangera pour que tu sois virée.

— Omondieu ! me suis-je exclamée, faussement horrifiée. Ça signifie que je pourrais me tirer d’ici et ne plus supporter tes geignements ? Quelle horreur !

— Contrebande ! ai-je décrété en tendant un doigt accusateur sur l’objet du litige. Vous aurez l’amabilité de me remporter ça chez vous.

Un grognement général a secoué les murs du chalet.

— Et si Shane a faim en pleine nuit ? a gémi Mme Artichaut dont les multiples mentons ont trembloté.

— Je veillerai à ce que les garçons disposent d’en-cas en quantité suffisante et bons pour la santé, ai-je riposté aussi sec.

Faut-il préciser que je venais d’inventer cet interdit ? C’est que, voyez-vous, je n’avais aucune envie de régler des batailles rangées toutes les cinq minutes. Comme si elle avait lu dans mes pensées, la mère du démon a regardé le paquet de pop-corn que je tenais.

— Et ça, a-t-elle accusé en désignant les pop-corn, qu’est-ce que vous comptez en faire ? Vous ne pouvez pas demander à ses parents de le remporter à la maison, puisqu’ils ne sont même pas là !

« Hé, ils habitent en Guyane française, vous savez où ça se trouve ? » Si ces mots m’ont brûlé la langue, je me suis bien gardée de les prononcer. À la place, j’ai sorti une bêtise énorme.

— Ces sucreries seront confisquées par mes soins jusqu’à la fin de la colonie, date à laquelle je les retournerai à leur propriétaire légitime.

— Puisque Shane n’a pas le droit d’avoir de bonbons, a reniflé l’autre, j’espère que les autres non plus. Je compte sur vous pour fouiller leurs sacs.

- C'est du raisin, disait Shane à Lionel sur le ton de la conversation. Vas-y, mange-le.

- Je ne crois pas que c'en est un, a répliqué le Guyanais.

- Je te jure que si, a insisté le petit monstre en montrant une chose accrochée à l'oreille du clebs, en Amérique, c'est là que le raisin pousse.

Une fois suffisamment proche, j'ai vu, bien sûr, de quoi ils parlaient. Une énorme tique gorgée de sang pendouillait sur la peau de l'animal. Elle ressemblait en effet à un grain de raisin mais pas assez tout de même pour que le plus crédule des étrangers s'y laisse prendre.

- Shane! ai-je braillé, assez fort pour qu'il sursaute.

- Quoi! s'est-il défendu en ouvrant de grands yeux bleus innocents. J'ai rien fait, Jess, juré!

Même moi, j'ai été choquée par ce mensonge éhonté.

- Oh que si, ai-je rétorqué. tu essayais de convaincre Lionel de boulotter une tique.

Ouvrant mon étui, j’ai entrepris d’assembler ma flûte. Malheureusement, j’avais la tête ailleurs. J’étais incapable de me chasser de l’esprit ce que je venais d’entendre. Ça n’avait pas de sens. Il était impossible que Shane soit aussi doué. C’était proprement inimaginable. Le môme avait joué comme un dieu, alliant beauté et émotion, comme s’il avait été emporté par les notes, marquant chacune d’elles d’une pureté angélique et presque douloureuse. Le même gamin qui s’était fourré un hamburger entier dans la bouche au déjeuner (j’avais assisté à ce triste spectacle) et l’avait pratiquement gobé tout rond, simplement parce que Archibald l’avait défié de le faire. Ce Shane. Ce Shane pouvait jouer ainsi.

La Fille Électrisée. Celle de la télé. C’était bien moi.

Si ce n’est pas de la veine, ça ! Non mais quelle veine ! Y avait-il une fille plus veinarde que moi sur terre ? Je ne pense pas… Un instant ! Si ! Une fille qui n’aurait pas été frappée par la foudre et qui, conséquemment, n’aurait pas développé un talent métapsychique en l’espace d’une nuit. Oui, c’était bien ça. Cette nana-là aurait eu plus de chance que moi. Vous ne pensez pas ?

- Bien sûr. Toi au moins, tu n'es pas condescendante envers les mômes. Tu les traites comme tout le monde. Comme des merdes.

- L'une des choses les plus difficiles à accepter dans les crimes violents, c'est l'apparent hasard qui semble les guider, a péroré Rob.

-D'accord, a admis le gosse, mais c'était avant que les flics arrivent. J'avais peur qu'il se réveille et qu'il se jette de nouveau sur nous.

-Après la patate que tu lui avais infligée ? s'est marré Rob en haussant les sourcils. Oublie le foot, petit mec. Tu es taillé pour le base-ball.

Shane rougit de plaisir face au compliment. Il était éperdu d'admiration pour Rob depuis qu'il l'avait identifié comme le héros de la première histoire que j'avais déité à mes gaillards.