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Elles déclaraient parfois qu'elles n'avaient rien perdu, et d'autres fois elles se mettaient à pleurer. Moi, j'étais destinée à rester vierge. Un jour, j'avais rassemblé mon courage afin de surmonter ma colère, et j'avais questionné Dorothée, la moins rébarbative des deux vieilles.
Afficher en entierJ'étais tout le temps de mauvaise humeur, mais je ne le savais pas, car je ne connaissais pas les termes qui désignent les états d'âme. Les femmes allaient et venaient en se livrant aux rares occupations de la vie quotidienne et ne me demandaient jamais d'y participer. Je m'accroupissais et je regardais ce qu'il y avait à voir. Quand j'y pense : presque rien. Elles étaient assises et bavardaient, ou bien, deux fois par jour, elles préparaient le repas. Peu à peu, je tournai mon attention vers les gardes qui parcouraient perpétuellement les entours de la cage.
Afficher en entier« - A quoi sert-il d’en parler ? Cela ne changera rien.
- Voilà encore bien votre stupidité ! Comme si parler ne devait servir qu’à produire des évènements. Parler c’est exister. »
Afficher en entierEt là, secouée par les sanglots, je me suis trouvée acculée, trop tard, bien trop tard, à me rendre compte que moi aussi j'avais aimé, que je pouvais souffrir, et que, en somme, j’étais humaine.
Afficher en entierIl est étrange que je meure de l'utérus, moi qui n'ai jamais eu de règles et qui n'ai pas connu les hommes.
Afficher en entierIl faut qu'un être humain parle, sinon il perd son humanité, je l'ai compris ces dernières années.
Afficher en entierY a-t-il dans le travail de la mémoire une satisfaction qui se nourrit d'elle-même et ce dont on se souvient compte-t-il moins que l'activité de se souvenir ?
Afficher en entierPeu à peu, je cessai de demander qu'elles me racontent leur monde, et je renonçai à m'en faire une idée. Je sais bien que j'en suis issue. J'ai eu un père et une mère, qui sont sans doute allés danser, qui se sont mariés, ou quittés, qui ont été arrachés l'un à l'autre par la catastrophe comme Francine et Lucien. Peut-être une des femmes que j'ai vues mortes dans les caves était ma mère, et que mon père gît momifié près d'une grille : entre eux et moi, tout a été rompu, il n'y a pas de continuité et le monde dont je suis la descendante m'est totalement étranger. Je n'ai pas entendu sa musique, je n'ai pas vu sa peinture, je n'ai pas lu ses livres, sauf les quatre que j'ai trouvé dans le refuge et auxquels je n'ai pas compris grand-chose : je ne connais que la plaine caillouteuse, l'errance et la lente perte de l'espoir, je suis le rejeton stérile d'une race dont je ne sais rien, pas même si elle a disparu. Peut-être que, quelque part, l'humanité resplendit sous les étoiles, ignorant qu'une fille de son sang achève sa vie dans le silence.
Afficher en entierCe jour-là, nous avions reçu des poireaux et du mouton grossièrement équarri. Tout en nettoyant les légumes, elles discutaient avec ardeur de l'accommodement qu'elles choisiraient. Je ne portais jamais grande attention à ce que je mangeais, qui n'était à mon gré ni bon ni mauvais, sauf si j'avais encore faim quand mon assiette était vide, ce qui était rare car j'avais peu d'appétit, mais en les regardant parler, je fus frappée d'étonnement: à les entendre, on aurait imaginé qu'elles avaient le choix entre plusieurs recettes, des assaisonnements divers, alors qu'elles ne disposaient que de trois grandes marmites et d'eau, elles ne pourraient jamais que mettre les légumes à bouillir. On les mangerait au déjeuner et l'eau de cuisson servirait de potage pour le soir.
Afficher en entierC'est vrai. Pauvre petite. Tu es toute seule. Elle avait l'air ému, ce qui calma un peu ma colère. Les femmes ne se montraient pas souvent gentilles avec moi. Je suppose qu'à cette époque elles m'en voulaient d'être là et d'être vivante, alors qu'elles ne savaient pas ce qu'il était advenu de leurs filles. Sans doute la terrible catastrophe où nous étions pouvait expliquer leur attitude : aucune ne se souciait jamais de moi, ne faisait un seul geste pour me rassurer. Mais peut-être n'était-il pas possible de rassurer? Ma propre mère n'était pas avec nous, nous ne savions rien de ce qui était arrivé aux autres, nous pensions qu'elles étaient toutes mortes. Ces temps-ci, j'ai fouillé dans mes souvenirs,
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