Moriah's Landing, Tome 4 : Le Dernier maléfice

Rebecca Smith coupa le fil vert émeraude, posa les ciseaux sur la table puis leva la robe de satin à bout de bras pour l'examiner d'un œil critique. L'étoffe capta la lumière du plafonnier. Un kaléidoscope de reflets iridescents jaillit du satin.

Debout, Becca plaqua la robe contre elle et tourna plusieurs fois sur elle-même. Cette toilette était la première qu'elle se confectionnait depuis des mois, et, honnêtement, elle s'était surpassée, se dit-elle en s'examinant dans le miroir. Le tissu était fabuleux, sa couleur éblouissante et son éclat extraordinaire.

Elle s'immobilisa devant le miroir en pied. Merveilleux. Une robe qui n'eût pas déparé à un bal de la cour d'Angleterre. Qui serait parfaite pour la Fête de l'automne. Cette nuit-là, tout Moriah's Landing ferait un voyage dans le temps, puisque le thème de la fête était la fondation de la ville. La nuit serait magique. La liesse chasserait la peur qui habitait les esprits des habitants tous les cinq ans. Les gens oublieraient McFarland Leary, ne se diraient pas que, cette fois-ci, il allait sortir de sa tombe. Des touristes afflueraient et se répandraient dans les rues étroites pour célébrer le trois cent cinquantième anniversaire de Moriah's Landing. Dans la cité joyeusement décorée, ils se griseraient de musique, de danse. De nourriture aussi.

Si tout se passait comme prévu, une fois les festivités finies, ces gens rentreraient chez eux... sains et saufs.

La robe échappa aux doigts de la jeune femme, qui la rattrapa juste avant qu'elle tombe par terre : la sensation diffuse de malaise qui jusque-là flottait dans son esprit se précisa soudain. Une main de glace lui broya la poitrine. Il lui semblait tout à coup être sur le point de mourir.

Dieu qu'elle détestait ces moments où elle avait l'impression de basculer dans des profondeurs ténébreuses, dans un autre univers, si différent de celui autour duquel sa vie de simple couturière gravitait ! Jamais elle n'avait parlé à quiconque de ces inquiétants symptômes. Jamais non plus elle n'avait émis le moindre doute sur son nom... Elle s'appelait bien Rebecca Smith, une jeune femme éprise de valeurs simples qui ne nourrissait que des espoirs très banals. Mieux valait s'en tenir là. Ainsi, personne ne la jugeait bizarre, ne la prenait en pitié et ne se perdait en conjectures quant à son passé.

Elle posa la robe sur la table de travail puis s'approcha de la fenêtre pour regarder le crépuscule tout de grisaille. Les lampadaires de Main Street étaient éclairés mais la lumière de leurs globes perçait avec peine le brouillard.

Une voiture noire s'arrêta devant la boutique du marchand de vin voisin. Un homme de haute taille, en jean et coupe-vent, en sortit, se dirigea vers la porte. Lorsqu'il aperçut Becca à sa fenêtre, il lui fit un signe de tête. Elle lui répondit d'un geste de la main.

En dépit des rumeurs qui couraient sur les sorcières, les magiciens et les fantômes sortant de leur tombe pour tuer d'innocentes jeunes femmes. Moriah's Landing était une ville tranquille. Becca n'accordait aucun crédit à ces histoires. Les meurtres étaient commis par des humains. La petite cité avait été le théâtre de morts violentes, mais de là à imaginer que des esprits démoniaques guettaient leurs proies tapis dans le cimetière, ou rôdaient sur les plages rocheuses à minuit... Becca n'y croyait pas.

Il ne s'agissait que de légendes. Mais certaines personnes étaient convaincues que McFarland Leary, mort depuis trois siècles, sortait réellement de sa sépulture tous les cinq ans pour torturer et assassiner des jeunes femmes.

Il y avait aussi cette histoire concernant le monstre qui habitait le manoir au-dessus de la falaise, au sommet de la colline.

Elle ferma les yeux et, immédiatement, elle visualisa l'homme à la silhouette élancée, au visage à l'expression triste et à la peau mate, encadré de longs cheveux noirs dont les mèches descendaient jusqu'à la mâchoire, pas assez bas néanmoins pour totalement dissimuler la cicatrice qui barrait sa joue droite.

David Bryson. C'était son nom, et il vivait dans un manoir appelé The Bluffs, une bâtisse impressionnante toute de granité, hérissée de tourelles, gardée par d'horribles gargouilles aux bouches ouvertes sur de redoutables crocs et aux pattes en forme de serres crochues.

Invariablement, dès qu'elle pensait au danger, le visage de Bryson lui apparaissait. Pourtant, l'homme l'intriguait. Elle avait posé des questions à son sujet à ses amies, prêté une oreille attentive aux commérages quand Bryson en était le sujet, et guettait impatiemment ses apparitions, espérant le rencontrer lorsqu'elle rentrait chez elle tard le soir. Sa silhouette ténébreuse allait surgir d'une ruelle obscure, se disait-elle...