Ajouter un extrait
Liste des extraits
Sur les quais, des grappes de clochards avançaient lentement, comme les zombies dans la Nuit des morts vivants. Lorsqu'ils s'arrêtaient, c'était pour avaler une gorgée d'alcool, baver, vomir, ramper, grogner.
Afficher en entierA l'instar de la plupart de ses compatriotes, elle faisait vaillamment face à la tragédie (...). A vingt-trois ans, Sonia avait enduré infiniment plus de violence, de deuils et d'injustice que la plupart de mes amis occidentaux n'en verraient de toute leur vie. Les overdoses, les accidents de voiture, l'alcoolisme et l'incompétence des médecins avaient déjà eu raison d'un nombre stupéfiant de ses amis et camarades de classe.
Afficher en entierNous travaillons dans la plus haute tour d'Europe -trente mètres de plus que le Shard de Londres. Sur notre droite et notre gauche, d'autres tours presque aussi hautes nous bouchent la vue (...). Les Russes ont besoin de gigantisme pour se sentir importants. L'immensité d eleur pays trouve son pendant dans l'immensité improbable - et le plus souvent absurde- de leurs réalisations architecturales. Comme les Américains, rien ne leur fait honte. (...) Je leur envie souvent cette liberté, cette capacité à ignorer le bon goût. (...) j'admire sincèrement le sans-gêne bravache qu'ils sont capables d'exprimer en toutes circonstances.
Afficher en entierEt de plus en plus de travailleurs immigrés kazakhs et kirghizes dans leurs jeans tâchés et leurs baskets boueuses. Leurs ancêtres mongols dominaient le territoire. Aujourd'hui, ils sont cantonnés aux boulots souterrains, aux tunnels des profondeurs.
Afficher en entierUn morceau de chair hantée
Aux premiers temps de la Décadence, tout semblait simple. Nous nous ennuyions et nous pensions tout savoir, mais la situation nous paraissait pleine de potentiel. Notre anomie brillait par son optimisme. C'était l'âge d'or de notre déclin.
Hari Kunzru, «Mémoires de la décadence»
Aujourd'hui, j'ai longé les berges de la Moskova. Le monde semblait s'être figé ; l'air était si froid qu'il me brûlait les poumons. Le ciel, d'un blanc perlé, dépourvu de couleurs, avait été lavé de ses nuages. La neige crissait sous mes pas comme des lames de plancher ; en contrebas, là où les tourbillons de vent avaient chassé la poudreuse, la rivière gelée apparaissait tel un épais miroir sombre. Vingt-sept degrés en dessous de zéro : un temps à faire craquer les tuyaux. Chaque fois que je m'arrêtais, le froid s'immisçait sous mon manteau en peau retournée à la manière d'une main baladeuse, intrusive et menaçante. Avant d'atteindre un froid aussi extrême, l'hiver russe se défait de plusieurs couches intermédiaires : d'abord l'humidité, puis les chutes de neige ; ensuite, à mesure que le mercure poursuit sa chute, les sons s'effacent, le vent se tait. Surgit alors le froid pur, réduit à son essence même : polaire, blanc et totalement inerte.
Parvenu à un tournant du fleuve, je gravis la berge en pente raide pour regagner le quai. Mes lourdes bottes de feutre compliquaient mon ascension. J'arrivai à bout de souffle. Je m'assis sur un banc de neige gelée et contemplai un moment l'infinie blancheur qui s'offrait à mon regard. Pour mourir ici, me dis-je, il me suffirait de ne rien faire. Ne plus bouger. Rester là, dans ce grand blanc létal. S'allonger, bien emmitouflé dans un nid de fourrures et de peau de mouton. S'endormir dans la lumière aveuglante. Aspirer l'hiver à pleins poumons et s'offrir lentement à son étreinte anesthésiante. Qu'il serait étrange de glisser vers les ténèbres parmi toute cette blancheur ! Sous un ciel de soie grand comme le monde.
Parfois, j'ai l'impression que ce pays veut ma peau.
Il y a longtemps, en ces temps préhistoriques où j'étais encore jeune et fraîchement arrivé à Moscou, j'aimais m'asseoir la nuit sur le rebord de ma fenêtre pour regarder le monde passer. Bien à l'abri de mes doubles vitrages, j'avais l'impression d'être dans un vieux scaphandre, une capsule de lumière et de chaleur frôlant les fonds marins pour observer leurs étranges créatures derrière trente centimètres de verre déformant. C'était un vieux vaisseau grinçant, aux carreaux couverts de peinture blanche, si épaisse que les montants semblaient déformés à force d'avoir moisi. En contrebas, la rue Petrovka m'offrait le spectacle de silhouettes furtives, postées devant l'entrée d'un club. Les jeunes gens sautaient d'un pied sur l'autre comme s'ils étaient sur un toit brûlant, impatients d'aller chasser le gibier qui se trémoussait à l'intérieur. Sur le boulevard, les arbres dénudés ressemblaient à des coraux géants : ils ondulaient doucement, pris dans la lumière jaune des phares. Plus haut, par-delà les toits, la ville s'étendait à l'infini - jamais lasse, toujours en mouvement sous sa couche de peinture, de crasse et d'enseignes publicitaires au néon. Un récif assez minable, en somme. Terni et privé de ses couleurs par trop de courants froids. Il accueillait tout de même quelques splendides créatures féminines, brillantes et délicates. Et des bancs de requins à la peau dure, vieux briscards balafrés aux dents carnassières, à l'âme hantée par la faim.
J'aime passionnément Moscou, on l'aura compris. C'est du moins, de toutes les villes du monde, celle qui me fait le plus penser à l'amour.
Afficher en entier