Extraits

Son style était impeccable, il devait avoir une vie de famille également irréprochable, sauf qu’on avait peine à imaginer qu’un être aux lèvres verdâtres et aux joues glabres tel que lui ait pu commettre l’erreur de s’encombrer d’enfants.

Chose étonnante, incroyable : elle n’avait jamais été aussi heureuse. Rien ne pouvait être assez lent ; rien ne pouvait durer trop. Nul plaisir ne pouvait égaler, se disait-elle en arrangeant ses fauteuils, en repoussant un livre dans la bibliothèque, celui d’en avoir terminé avec les triomphes de la jeunesse, de s’être perdue en tentant de vivre, et puis soudain, avec ravissement, de ressentir cela, au lever du soleil, à la tombée du jour.

Non que Clarissa fût frappante, ni belle le moins du monde, il n'y avait rien en elle de pittoresque; elle ne disait jamais rien de spécialement intelligent; et pourtant elle était là; elle était là.

"oui" dit Sally, "quand j'ai entendu dire que Clarissa donnait une réception, j'ai senti que je ne pouvais pas ne pas venir - que je devais la revoir."

Quelle étonnante habitude, pensa Clarissa, de toujours jouer avec un couteau. Et aussi de donner aux autres le sentiment qu'ils sont frivoles; sans cervelle; de vrais moulins à paroles stupides, comme autrefois.

Comme un religieuse qui se retire, un enfant à la découverte d'une tour, elle monta l'escalier, fit une pause à la fenêtre, entra dans la salle de bains.Il y avait un linoléum vert, et le robinet qui gouttait ; le cœur de la vie était comme vide ; une mansarde ; une femme doit enlever ses riches atours.

Aimer vous condamne à la solitude, se disait-elle.

(...), c'était peut-être cela, la récompense d'avoir aimé les gens; par une belle matinée, au beau milieu de St James's Park, ils ressurgissaient.

La grandeur passait, dissimulée, dans Bond Street, à portée de main du commun des mortels qui se trouvaient maintenant, pour la première et la dernière fois de leur vie, à portée de voix de la royauté anglaise, du durable symbole de l’Etat; symbole que sauront reconnaitre les archéologues curieux, passant au crible les ruines du passé, lorsque Londres ne serra plus qu’un chemin herbeux, et que tous ceux qui se hâtent sur le trottoir en ce mercredi matin ne seront plus qu’ossements, avec en plus quelques alliances mêlées à leur cendres et les plombages en or de leurs innombrables dents cariées.

Telles sont les visions qui sans trêve viennent flotter à la surface de la réalité des choses, l’accompagner, la masquer de leur visage; subjuguant souvent le voyageur solitaire, annihilant en lui tout sens de la terre, tout désir de revenir, et lui donnant en échange un grand sentiment de paix, comme si (c’est ce qu’il pense en s’avançant dans l’allée forestière) toute cette fureur de vivre était la simplicité même; et que des myriades de choses venaient n’en faire qu’une; et que cette silhouette, composée qu’elle est de ciel et de branches, s’était élevée de la mer agitée (il est âgé, il a maintenant plus de cinquante ans) comme une forme qui serait aspirée, arrachée aux vagues pour répandre de ces mains munificentes la compassion, la compréhension, l’absolution. Puissé-je, se dit-il, ne jamais retourner sous la lampe; dans mon cabinet de travail; ne jamais finir mon livre; ne jamais débourrer ma pipe; ne jamais sonner Mrs Turner pour qu’elle vienne débarrasser; je veux m’avancer tout droit vers cette altière silhouette qui, d’un simple mouvement de tête, m’emportera sur ses rayons poudreux et me laissera me pulvériser avec le reste.