Extraits

La première fois que j’ai vu Hélène Palmier, j’ai pensé : « Ces Anglais sont fous ! »

Je croyais qu’un agent secret devait être invisible – n’avoir sur soi ni en soi rien qui se remarque. Être une ombre parmi les ombres. Surtout si cette ombre était celle d’une femme.

Or, c’était comme si Londres nous avait envoyé une vedette de cinéma en lui demandant de passer inaperçue !

Avez-vous vu le film La Bête humaine de Jean Renoir, avec Simone Simon dans le rôle de Séverine ? Hélène ressemblait beaucoup à cette actrice célèbre avant guerre pour son irrésistible sourire et son caractère « sauvage tendre », disait-on à l’époque.

Weiter fulminait. Déranger un commandant de camp pour ça ! En ce moment ! La Normandie est le tombeau de soixante mille soldats du Reich, vingt divisions blindées y ont été écrabouillées, les armées allemandes en retraite sont dos au mur au pied des Vosges, l’ennemi a réussi la jonction des troupes de ses deux débarquements, il n’y a donc rien de plus urgent à faire que liquider ces femmes ? Croit-on, à Berlin, qu’elles vont nous faire perdre la guerre ?

À l’approche de l’officier qui règne sur son armée de morts-vivants, les jeunes femmes – dans un geste spontané – se sont prises par la main et forment une chaîne humaine. Hier encore, elles ne se connaissaient pas, isolées dans leur cellule, privées de promenade, arrivées des quatre horizons de France après la chute de leurs réseaux respectifs. À peine ont-elles eu le temps d’échanger leurs prénoms, durant le transport entre Munich et Dachau, et de raconter brièvement quand, pourquoi et comment la Gestapo ou la Milice les ont piégées avec leurs camarades de combat.

Une fonctionnaire nazie exemplaire, Fräulein Becker. Une maniaque du règlement. La prison civile dont elle avait la charge était destinée à recevoir uniquement des détenues politiques et de droit commun, pas des agents secrets, ni des espionnes, encore moins des terroristes ! Ces quatre-là étaient arrivées chez elle par erreur. Chaque fois qu’elle en découvrait une parmi ses effectifs, en raison d’une négligence dans le classement, d’une infraction aux règles ou d’une confusion dans l’acheminement, elle exigeait qu’on la débarrasse de ces détenues mises à l’isolement. Car cela procurait un surcroît de travail, alors que le personnel faisait cruellement défaut. Qu’elles soient dirigées vers les camps, les espionnes ! Ils étaient faits pour ça, les camps.

Eduard Weiter avait fait traîner les choses. Fräulein Becker avait protesté par voie hiérarchique contre « diese intolerable Unordnung » – ce désordre intolérable. La prison qu’elle dirigeait n’était pas un dépotoir. Elle avait assiégé tous les échelons du RHSA par téléphone et par écrit.

L’acharnée avait eu le dernier mot !

Le Hauptsturmführer Eduard Weiter, commandant du camp de concentration de Dachau, était d’une humeur de dogue. Après avoir ouvert à la volée la porte du bureau de la Kommandantur, il se mit en marche comme un automate dans la lumière sale de l’aube, sur la terre battue de l’allée centrale du camp, détrempée par des semaines de pluies.

Le jour se levait à regret sur les baraques alignées jusqu’à l’horizon.

Des gerbes d’eau boueuse jaillissaient sous les lourdes bottes de l’officier SS à chaque enjambée. Weiter avait le regard fixé sur les courtes silhouettes des quatre femmes agenouillées dans la gadoue, devant le mur de briques du crématoire.