Extraits

Combien êtes-vous dans la classe, les enfants? Avait demandé un jour la maîtresse.

- Vingt-trois plus Charlotte, avait répondu fièrement une fille de ma classe qui s'appelait Adeline.

J'ai vécu sa réponse comme une balle traversant mon abdomen.

D'aucuns se plaignent de l'indifférence, moi, je venais d'être heurtée en pleine face par la différence.

Hantée par un mauvais réflexe, je ne pus m'empêcher de penser qu'il devait s'agir d'une énième tentative d'infantilisation, comme lorsqu'une fois au McDonald's, un serveur m'avait offert un ballon de baudruche avec mon menu nuggets. J'avais vingt-et-un ans.

J'avais tout essayé: la mettre au bout du couloir, à un autre bureau, laisser un mot sur mon bureau « merci de ne pas remettre la chaise ». Rien à faire, elle revenait tous les matins à sa place, comme un boomerang. J'imaginais les femmes de ménage cherchant désespérément à quel bureau appartenait cette chaise exilée au bout de l'immeuble, et finalement, trouvant la bonne place sans imaginer qu'une personne en fauteuil viendrait le lendemain avec sa propre chaise. Un bureau, une chaise, c'était comme assembler des chaussettes en vidant une machine à laver.

Mais je doute que le Syndicat des transports d'Ile de France qui m'aide à financer mon chauffeur, faute de transports publics accessibles aux fauteuils roulants, considère cela comme un motif « valable » et accepte de payer pour que je mange des gâteaux.

Parfois j'imagine un monde où on demanderait à tous les gens qui prennent le métro où ils vont et pour quelle raison, avant de les autoriser à se déplacer, histoire de ne pas payer des salaires de conducteurs de métro « pour rien ». Vous allez travailler? Très bien, voici votre billet merci bonne journée. Vous, en revanche, vous allez juste prendre le soleil au jardin des Tuileries? Enfin, Monsieur, vous vous moquez du monde! Est-ce un motif valable pour que nous payions quelqu'un pour « ça »?

Une auxiliaire d'intégration! Voilà la solution miracle qu'elles avaient trouvée. Mais qu'est-ce donc? Une personne envoyée aux frais de l’État pour accompagner les enfants en situation de handicap et les aider à s'intégrer dans le milieu scolaire. Elle vous suit tous les jours, prend les cours en notes à votre place, sort les cahiers de votre cartable et porte votre plateau à la cantine. Une auxiliaire de désintégration en somme. Existait-il meilleur moyen de faire fuir mes amies? Non, je ne pense pas. Je ne comprenais pas ce qu'elle faisait là. J'écrivais très bien toute seule, et mes camarades s'occupaient très bien de moi à la cantine et dans les couloirs.

Cette nouvelle recrue me suivait partout, où que j'aille, et petit à petit fait disparaître tout le monde autour de moi.

Je ne me rappelle vraiment pas avoir été malheureuse, petite fille, jusqu'à ce que j'aie sept ans, âge où j'ai connu mon premier, et mon dernier, chagrin d'injustice. L'âge de raison peut-être?

– Combien êtes-vous dans la classe, les enfants? avait demandé un jour la maîtresse.

– Vingt-trois plus Charlotte, avait répondu fièrement une fille de ma classe qui s'appelait Adeline.

J'ai vécu sa réponse comme une balle traversant mon abdomen.

Je devais choisir trois métiers que je voudrais faire, et en écarter trois que je ne ferais pour rien au monde. J'ai commencé par ceux qui ne me disaient rien du tout. Religieuse, bouchère et caissière. Voilà. Mais au moment de choisir mes métiers de rêve, je me suis retrouvée bien embarrassée. Toutes les activités qui me plaisaient étaient inenvisageables pour une personne avec ma condition physique. J'avais peur que la conseillère pense que je me moquais d'elle, ou pire, que j'étais bête. J'imaginais déjà la scène: «  Mais enfin, tu sais bien que tu ne peux pas faire ces métiers! » prononcé avec moult condescendance et gentillesse. Hors de question, cela aurait été bien trop humiliant. J'ai envisagé de sélectionner d'autres métiers, des métiers statiques, de bureau, ennuyeux à mourir, mais réalistes. Et finalement je me suis dit que je n'avais pas passé trois heures à dessiner des arbres magiques pour rien, donc autant être honnête.

Trapéziste dans un cirque. Danseuse étoile. Femme d'un riche rentier.