Nous vivons des vies héroïques

Ça fait onze ans que je vis à Neuvy. Vivre ici c'est bien mais c'est calme. On connaît tout le monde, jeune ou vieux. Quand il fait bon, on se réunit sous le kiosque à musique, en face de la mairie. L'hiver, on va au gymnase. C'est pas vraiment autorisé mais on respecte les lieux. On a les clefs. De toute façon, les vieux nous surveillent. On en a marre de la surveillance On nous fait pas confiance Mais plus on nous interdit, plus on est poussés à le faire Les adultes nous aiment pas. Dès qu'il y a un incident, les jeunes sont accusés. Une rayure sur une bagnole, c'est un jeune. Les adultes changent de trottoir quand ils nous voient. Quand les vieux ferment leurs volets, ils nous regardent pendant un quart d'heure comme si on faisait des trucs extraordinaires On parle, on plaisante, on fume, tout le monde le sait qu'on fume. On ne se cache pas mais on ne fait pas non plus de la provoc. On ne fume pas devant les magasins ni en face de la gendarmerie par exemple Une vieille a crié tout à l'heure : « C'est le couvre-feu, vous devriez être couchés » Les vieux nous aiment pas On avait demandé un parc de skate à la mairie, à côté du gymnase. On l'a obtenu mais les vieux, les boulistes, supportaient pas qu'on soit là. Ils garaient leurs bagnoles sur notre terrain, alors on les bloquait avec nos vélos Maintenant, on ne l'utilise plus Le soir, c'est vrai, on aime bien se réunir, qu'il fasse froid ou pas, ça fait une coupure d'avec les études ou avec le travail pour certains. Avoir un foyer pour nous ce serait bien. Au Rendez-vous, y a aucun jeu. On y va juste pour acheter nos clopes L'été, on passe des soirées à l'étang, dans l'ancien lavoir, on allume des barbecues, on reste autour du feu. C'est pas vraiment autorisé non plus. Disons que c'est toléré. Ils le savent bien qu'on se réunit là-bas. On n'est pas des délinquants. Y a plus de fête ici Avant y avait la fête foraine sur le parking du gymnase avec une soirée dansante dans le gymnase : supprimées. Avant, y avait la fête du kiosque, y avait aussi le marché costumé du XVIIIe siècle sur la place des Déportés : supprimés. Maintenant y a une association qui propose des sorties, des stages mais c'est pas pareil. Le plus triste, c'est un copain qu'est mort il y a un mois, en septembre. Il roulait en moto, sans casque. Il s'est fait renverser par une voiture. Il venait d'avoir vingt ans. À côté du gymnase, sur une barrière, on met des fleurs. Cet accident, ça veut dire qu'on est rien. Que la vie tient à un casque. Heureusement qu'il y a l'amour. Faut pas avoir eu de chagrin lié à l'amour sinon c'est difficile de le retrouver. L'amour, c'est pour tout le monde. Il n'y a pas de différence, que ce soit entre deux filles, entre deux garçons, entre un garçon et une fille : pareil. Le sida, faut bien en tenir compte. On a fait le test avec ma copine, tous les deux, comme ça on peut faire l'amour sans capote. Voilà, à part ça, j'ai des ambitions mais faut qu'on me donne les moyens, faut qu'on m'aide un peu. Je compte passer mon bac pro commerce. Mon rêve : reprendre la Maison de la presse à Neuvy. Ça marche bien. En plus, je connais tout le monde. Moi, je trouve qu'en France, y a pas assez de riches.