— Donc, si je vous suis bien, vous partagez le désir de vos congénères, mais vous ignorez si vous aurez cette chance, un jour.
Son air satisfait emplit Leo de fureur. Elle se redressa brusquement, faisant tanguer la petite embarcation.
— Ecoutez, quand j'ai accepté de dîner avec vous, j'ignorais que vous alliez consacrer votre temps à passer ma vie et mes sentiments au crible...
— Est-ce vraiment l'impression que je vous donne? coupa-t-il d'un air contrit.
Il réfléchit un instant avant de reprendre d'un ton amusé :
— Très bien, prenez votre revanche. Je vous dirai tout ce que vous voudrez savoir.
— Non, merci, fit Leo avec hauteur. Je n'ai aucune envie de disséquer vos pensées, moi.

Skye prit le papier et resta les yeux écarquillés. La lettre était écrite de sa main. Du moins l’écriture était-elle si habilement imitée qu’elle eût pu s’y tromper. Elle lut avec stupeur :
« Cher capitaine Maciean,
J’ai eu la chance de rencontrer des amis et ils m’invitent à faire un séjour chez eux. C’est pour moi une occasion magnifique de découvrir l’intérieur du pays et je vous serais reconnaissante de bien vouloir faire emballer et confier au porteur de cette lettre une quantité suffisante de mes affaires pour une absence de deux à trois semaines. Evans saura de quoi j’ai besoin. Dites-lui de ne pas oublier mes robes du soir.
J’espère que vous et l’équipage ferez un agréable séjour à Jacara.
Avec tous mes vœux, sincèrement à vous,
Skye Standish. »
Les yeux ronds, elle examina sa signature et s’exclama :
— Mais enfin comment ? Où ? De quelle façon ?
— J’ai peur qu’une lettre à votre tante, en Angleterre, n’ait été retardée d’un jour, dit El Diablo qui souriait de sa stupeur.
Skye, d’abord, ne comprit pas ce qu’il voulait dire, puis elle se souvint de la lettre écrite la veille au matin et confiée à un homme sur le quai. Ce devait être un séide d’El Diablo et la lettre avait procuré au bandit un spécimen de son écriture.
D’une voix qu’elle espérait cinglante, elle dit avec mépris :
— Ainsi, vous êtes un assassin doublé d’un faussaire !
— Malheureusement, je ne puis revendiquer un tel talent, répondit El Diablo. Mais il y a au camp un homme qui est vraiment un artiste dans ce genre. Si nous connaissions toute la vérité sur lui, je crois que nous découvririons qu’il a quitté l’Argentine pour une raison liée à son génie pour imiter la signature des autres. Mais ici, nous posons peu de questions sur le passé des gens, nous nous occupons plutôt de leur avenir.
— Tout comme je m’occupe du mien, déclara Skye. Vous ne pouvez sérieusement me retenir ici… pour aussi longtemps ?
— Longtemps ou moins longtemps, dit El Diablo. Vous savez de quoi dépend la durée de votre séjour.
— Vous m’insultez !
— Vous me l’avez déjà dit plusieurs fois, cela devient fastidieux.
— Si vous me trouvez fastidieuse, laissez-moi partir.
Il sourit.
— Sûrement pas quand vous prenez cette figure-là. Venez ici.
Il était revenu s’adosser à la cheminée. Skye recula.
— Sans doute ne m’avez-vous pas entendu ? reprit-il sans élever la voix. Je vous ai dit de venir ici.
— Non !
Le refus était plein de défi, mais un peu tremblant.
— Vous apprendrez que j’ai l’habitude d’obtenir ce que je veux, déclara El Diablo. Je m’attends toujours à être obéi, principalement par ma femme.
Skye ne bougea pas. Elle le fixait de ses yeux très sombres dans la blancheur de son visage. Ses mains étaient crispées sur le corsage de sa robe, là où il touchait la peau nue.
Il y eut un silence tendu. Il semblait impossible à la jeune fille qu’il n’entendît pas les battements fous de son cœur. Il dit doucement :
— Il serait dommage d’abîmer cette jolie robe.
Alors, lentement, traînant un pied après l’autre, elle s’approcha de lui.