Occurences

(Prologue complet)

— Eh, Albra, bouge-toi un peu le fion ! On va pas rester planté dans les kékés pendant trois plombes quand même.

— Staff, y'a un truc qui me chiffonne dans cette mission.

— Bah voyons, y’a ton détecteur à embrouilles qui est en alerte ?

Depuis sa position allongée, dissimulé derrière un ensemble de roches, le caporal-chef Albracca observe le paysage sablonneux qui s’étend devant lui, à travers ses jumelles. Il parcourt l’horizon et fixe son regard sur chaque mouvement suspect dans les collines.

Son collègue vient s’accroupir à côté de lui et pose le canon de son fusil d’assaut contre son épaule. Il mâchouille nerveusement son cure-dent et attend le compte rendu de son tireur. S’il y en a bien un qui est doué pour flairer les coups foireux, c’est Albracca. Il lui fait donc aveuglément confiance lorsque ce dernier lui annonce qu’il a un mauvais pressentiment.

— Contacte Albert 3, demande le caporal-chef. C’est trop calme, j’aime pas ça.

— C’est bien la façon de faire habituelle des Occurrences, pourtant. Rien ne me choque jusqu’à présent. Ils sont discrets jusqu’au dernier moment, ces enflures.

— Fais ce que je te dis, Stafford !

Le sergent soupire en se redressant, ne comprenant pas pourquoi son équipier semble soudain si tendu. Ils sont traqueurs, c’est leur boulot de débusquer les Occurrences avant que ces derniers ne le fassent. Ces affrontements silencieux et angoissants constituent leur quotidien.

— Albert 3 d’Albert 2, vous me recevez ?

— Fort et clair, Albert 2, répond une voix masculine dans la radio.

— Albra trouve que ça sent trop l’embrouille, quelque chose à signaler de votre côté ?

— Non, c’est calme. On poursuit la patrouille.

— Restez en alerte, Albert 3.

Stafford éloigne le combiné de sa bouche et se tourne vers le caporal-chef, toujours allongé, les yeux dans ses jumelles. Peut-être que, cette fois-ci, son tireur s’est trompé. La mission semble se dérouler comme prévu.

— Albra, appelle-t-il. Rien à signaler du côté de…

— Occurrence en vue ! coupe le caporal-chef.

Le sergent se crispe et pousse un juron. Il se plaque au sol à côté d’Albracca qui lui tend les jumelles. Ce dernier désigne l’objectif avec certitude et Stafford suit les indications. Le nuage de territe soulevé par les mouvements du sous-officier se dissipe et lui permet d’avoir de nouveau une bonne visibilité. De l’autre côté de la vallée, sur la crête, derrière les débris d’un vecteur accidenté de la Compagnie, est postée la carcasse violacée d’un Occurrence, en embuscade.

— Bordel, Albra, t’as l’œil.

— Je te l’avais dit, je le sens pas.

— T’es sûr que c’est pas un leurre ?

— Aucune certitude à cette distance. Demande les ordres à Albert 1. Je me mets en place, dans le doute.

— Ouais.

Avec des gestes lents, le caporal-chef Albracca se glisse contre son fusil longue portée, positionné sur bipieds juste à sa droite. Il se plaque contre l’arme et plonge son regard dans la lunette, attendant l’ordre de tir de leur chef de groupe.

— Albert 1 d’Albert 2, visuel confirmé sur un Occurrence, demande conduite à tenir.

— Est-ce un leurre, Albert 2 ?

— Aucune certitude.

— Si Albra le shoote et que c’est un leurre, on est bon pour les housses mortuaires. C’est votre boulot de déterminer ça, les gars !

Stafford lève les yeux au ciel. Leur chef de groupe, le sergent Albert, fait toujours tout pour éviter les conflits. Il a tendance à trop se reposer sur les prises d’initiatives de ses hommes afin de ne jamais être tenu pour responsable si quelque chose tournait mal. Stafford n’est qu’adjoint-chef de ce groupe et sergent depuis peu de temps, donc simplement bon pour suivre les ordres de son supérieur et désigner des cibles à Albracca. Il n’est pas en mesure de décider si oui ou non cet Occurrence doit être éliminé.

— Albra, faut que tu me dises si c’est un leurre ou pas.

— Putain, Staff, j’en sais rien. Il est trop loin et bien caché. J’ai à peine un bon visuel sur lui.

Albracca commence à perdre patience. Il sent tout au fond de lui que cet Occurrence représente un danger. Il l’aurait tout de suite su si c’était un leurre. Il est doté de ce sixième sens qui fait de lui l’un des meilleurs traqueurs d’Albert et de toute la Compagnie.

Le sergent ronchonne et envoie valser sa radio, décidé à faire confiance à son tireur. Il récupère de nouveau les jumelles et les pointe sur l’Occurrence qui n’a toujours pas bougé de sa position.

— Bon Albra, léger harmattan venant du Nord. Je te calcule l’azimut corrigé. Toujours aucune certitude que c’est un leurre ?

— Je m’en tape. Je le shoote et advienne que pourra. Préviens Albert 1 et 3.

— Je peux pas tout faire mec, j’ai que deux mains et un seul cerveau.

Albracca est si détendu et immobile qu’il semble presque être un corps sans vie. Stafford, lui, s’active sur sa carte avec sa boussole et son stylo, afin de calculer une bonne trajectoire pour le tireur, en prenant en compte ce vent des sables qui peut la perturber.

— OK, annonce Stafford en repositionnant les binoculaires à ses yeux. Occurrence à 1250 millièmes. Vent Nord/Est de six mètres par seconde. Ce qui nous fait… trois clics à droite, deux clics vers le haut.

— Reçu.

— Je rends compte, ne bouge pas.

Stafford récupère sa radio en tendant le bras, sans quitter la cible des yeux et approche le combiné de sa bouche. Il se mordille l’intérieur de la lèvre en regardant son tireur du coin de l'œil. S’apprête-t-il à mettre toute son équipe en danger ? Il n’a plus le temps de réfléchir. Cet Occurrence doit être neutralisé.

— Albert 1 et 3 d’Albert 2, prêt pour le tir.

— Bien pris, répond le chef de groupe.

— Tenez-vous prêts au cas où ce soit un leurre.

— On se tient prêt.

— Albra, tu peux tirer.

— Reçu.

Le doigt du caporal-chef Albracca se raidit sur la gâchette. Il est prêt pour ce tir depuis déjà de longues minutes. Vient ce moment où, par pur automatisme, il suit tous ses enseignements. Certitude d’identification : sa cible est bien cet Occurrence, en face d’eux. Il élève le canon de son arme afin d’aligner ses œilletons avec la trajectoire corrigée par Stafford. Dans son viseur, il ne se concentre pas sur la cible, elle n’est plus dans sa lunette. Il se contente de fixer l’azimut qui apparaît dans son champ de vision afin que le millième ne bouge pas. Ses organes de visées sont centrés. Son arme est stable, cible floue, guidon net. Son index glisse sur la détente.

Il tire.

Une lourde détonation brise le silence de ce désert aride. Albracca ne décolle pas son œil de la lunette et attend la confirmation de Stafford que la cible a été détruite. À la place, il entend un juron et regarde alors son équipier. Aurait-il raté son tir ? Impossible, ça ne lui est encore jamais arrivé et ce n’est pas maintenant, avec un harmattan aussi faible, que ça va commencer.

— À Albert 1 et 3, d’Albert 2, cible touchée mais c’était un leurre, je répète, c’était un putain de leurre ! annonce Stafford, soudain plus tendu.

En guise de réponse, le sergent n’a droit qu’à quelques grésillements.

— Albert 1 ? Albert 3 ? Vous me recevez ?

— On est brouillé ? s’étonne Albracca.

— Non, Golf Echo nous l’aurait dit si c’était le cas, répond-il à son équipier. Albert 1, Albert 3, vous me recevez ? tente de nouveau Stafford. Mais putain qu’est-ce qu’ils foutent ?

Stafford commence à céder à la panique et s’imagine le pire. Les leurres Occurrences existent simplement pour obliger les traqueurs à sortir de leur cachette, parce qu’une fois qu’ils ont été repérés, ils deviennent des proies faciles à débusquer. Leurs ennemis savent être rapides, discrets et efficaces dans l’exécution de leurs attaques.

Le caporal-chef Albracca replonge son œil dans la lunette, persuadé qu’il ne s’est pas trompé. Cet Occurrence n’était pas un leurre, il en est sûr. À côté de lui, Stafford tente toujours de joindre les deux autres binômes, sans succès. Il marque une pause et cet instant de silence permet aux deux traqueurs d’entendre un grognement animal dans leur dos. Leurs corps se tendent soudain alors qu’ils tournent la tête vers la source de ce son. Deux Occurrences se tiennent derrière eux, musculature saillante et peau violacée luisante. Le groupe Albert n’est déjà plus qu’un lointain souvenir.