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Me voici donc, âgée de trois ans. Maman est partie Dieu sait où, mais ça va. Je vis ma vie et j’ai hâte d’avoir moi aussi des enfants. Je regarde même par-dessus la clôture certains taureaux en me disant : « Eh, pas si mal. » J’ai jamais cru que je dirais ça, mais il se trouve que j’étais là, et que c’est un peu ça qui m’a menée là où je suis. Et donc un jour, avec ma meilleure amie Mallory, on papotait à voix basse. Mallory est vraiment canon, genre elle pourrait faire mannequin. Elle pourrait figurer sur les cartons de lait. Je vais vous restituer notre échange sous forme de dialogue, mais n’oubliez pas que ce n’est pas du mot pour mot, c’est une approximation. Je ne suis pas un magnétophone non plus. Je ne suis pas une éléphante. Même si j’ai des copines qui sont des éléphantes. Des mammifères super cool, dont je prendrai toujours la défense. Bon allez, c’est parti :
Afficher en entierConversation à sabots rompus
Coucou me revoilà ! Bon, venons-en au fait. Heureusement, je vous ai planté le décor, la vie à la ferme et tout ça, comme quoi on est ici pour fournir des services aux humains en échange de nourriture, d’un abri, et de la sécurité. On n’a pas demandé à venir ici, non ? Saviez-vous que les vaches ne sont pas originaires d’Amérique du Nord ? Non. Mes ancêtres, mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-etc.-grand-mère, sont venus d’un lieu que les humains appellent le Moyen-Orient. C’est là que le Créateur nous a faites et mis pour la première fois les sabots sur terre. On appelait cet endroit le pays du lait et du miel. Et devinez qui fournissait le lait ? Encore qu’on m’a dit que les chèvres aussi se faisaient traire par les humains. Sérieux ? Pas à moi, hein. Sans vouloir critiquer, le lait de chèvre n’a rien à voir avec celui de vache, sauf si vous êtes un chevreau. Z’avez déjà vu une vache essayer de boire le lait d’une chèvre ? Le débat est clos.
Afficher en entierPlutôt simple, non ? Réveil, traite, repas, journée au champ, traite, histoire, dodo. Ça me suffisait. Je n’ai jamais voulu plus. Je n’ai jamais voulu vivre ailleurs. Et je voulais qu’il en aille de même pour mes filles et les filles de mes filles et ainsi de suite, même si je ne pouvais pas m’imaginer les abandonner comme ma mère l’avait fait avec moi. Enfin, jusqu’à l’Événement, le Jour où la terre s’est arrêtée, le Jour où il a plu des bouses. Alors j’ai tout compris, même au sujet de Maman. Et bien que douloureuse, cette révélation a engendré le pardon et la compréhension, et je n’échangerais ça pour rien au monde. L’innocence, c’est bien joli, mais le monde a davantage à nous offrir, et ça serait bête de ne pas en profiter. On ne peut pas rester génisse éternellement.
Afficher en entierLE SOIR : retour à l’étable pour la nuit. Encore une traite puis on dort en général jusqu’au lever du soleil. On ne fait qu’un avec les rythmes de la terre et tout ça. Quand ma mère était encore là, elle me racontait des histoires. J’aimais celles où les humains se comportent comme des animaux. Ma maman savait super bien raconter les histoires, et en général je m’endormais au son de sa voix comme si c’était le vent qui bruissait doucement dans les arbres ou un ruisseau cascadant sur des pierres.
Afficher en entierJe me rappelle mon enfance à travers le prisme bucolique de la nostalgie. Tout me semble si lointain et si parfait. Des journées éclatantes, même quand il pleuvait comme vache qui pisse. On avait de l’herbe, à manger, un endroit où dormir, de chouettes copines, et il se passait toujours quelque chose avec les autres animaux, mais rien de grave. La hiérarchie d’une ferme est très fluide. Je ne sais pas trop si on peut parler de démocratie. Je crois qu’il vaut mieux dire « vivre et laisser vivre », sauf quand y a des poules dans le coin. Parce qu’alors tout est possible. Je sais pas si vous avez lu La Ferme des animaux. C’est apparemment le genre de livre que doivent lire tous les gamins. Perso, je préfère Le Petit Monde de Charlotte, même si les araignées ne sont pas des saintes – on devrait dire en fait La Petite Immonde Charlotte. (Et huit pattes ? Vraiment ? Deux ou quatre, c’est la règle standard, tout le monde sait ça. Ou cinq, peut-être. Huit, ça me paraît épouvantable, ou peu probant, voire complaisant. Vous me suivez ?)
Afficher en entierLa vache, qu’est-ce que je peux digresser ! Va falloir vous habituer. Homère digressait pas mal, lui aussi, non ? Je ne suis donc pas la première. Avant de vous raconter ce qui s’est passé, permettez que je vous plante un peu le décor, histoire que vous sachiez comment était ma vie avant l’Événement. C’est comme ça que je l’appelle – l’Événement, ou la Révélation, ou le Jour où il a plu des bouses. Je m’en vais vous donner un petit aperçu de la chose. Vous brosser ça comme il faut.
Afficher en entierLes humains nous adorent. Du moins c’est ce que je croyais, ce qu’on croyait toutes. Ils aiment notre lait. Bon, perso, je trouve ça un peu bizarre de boire le lait d’un autre animal. Je me vois mal aborder une dame qui vient d’accoucher et lui dire : « Yo, je peux goûter ? » Zarbi, non ? Je ferais jamais ça. Carrément dégueu, même. Mais c’est pour ça que vous nous aimez. Pour le lolo. Le leche. À chacun ses goûts, je suppose. Et toutes les filles grandissent en sachant que tous les matins le fermier va venir et prendre leur lait. Ce qui est un sacré soulagement, vu qu’on est ballonnée du pis, et ça fait du bien de se sentir quasi svelte et carénée après une bonne traite. Eh oui, on surveille notre ligne. Et on n’aime pas trop quand vous traitez de vache une personne que vous trouvez grosse. Et les cochons raffolent pas non plus des « sales porcs » et compagnie, et les volailles détestent l’usage que vous faites du mot « poulette » (ce qui, moi, me ravit secrètement, car les volailles sont les pires brise-mamelles que Dieu ait jamais créées).
Afficher en entierTous les animaux se parlent entre eux dans une sorte d’espéranto bestial et universel – grognement, sifflement, aboiement, couinement, le lion à l’agneau, l’oiseau au chien, l’élan au chat – sauf que, hein, bon, qui voudrait s’entretenir avec un chat ? Ces bestioles-là, plus narcissique, tu meurs. Mais nous, au royaume des animaux, nous n’avons pas de mots ni ce que vous appelez une langue. Eh oui, je sais que c’est mal dit, mais j’essayais de mettre les choses au point. Je ne suis pas un marsupial. Les marsupiaux sont connus pour leur incapacité à comprendre les règles de grammaire (z’avez déjà essayé de causer avec un kangourou ? quasi incompréhensible, même si vous réussissez à capter l’accent). Et allez savoir de quoi peuvent parler les poissons. Mais je digresse. Typiquement bovin, ça. Digression, digestion. C’est tout nous. Nous autres les vaches, vu qu’on nous envoie paître, on a largement le temps de ruminer. On bouge pas trop, on mange, on cause, on lèche une pierre. C’est que du bonheur.
Afficher en entierMademoiselle Bovary, c’est moi !
Les gens pensent que les vaches ne pensent pas. Allô ? Je recommence : les gens pensent que les vaches ne pensent pas et n’ont pas de sentiments. Re-allô ? Bonjour. Je suis une vache, et je m’appelle Elsie. Oui, je sais. Mais il y a pis. Vous voyez ? Nous pensons, sentons et plaisantons, enfin pour la plupart. Ma grand-tante Elsie, dont j’ai pris le nom, n’a pas le sens de l’humour, elle. Pas du tout. Pas un gramme. Elle n’aime même pas les blagues sur les humains qui font des choses stupides. Comme celle sur les deux humains qui entrent dans une étable et… Attendez, je crois que le temps presse, s’agirait pas de s’égarer.
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