Extraits

Il poursuivit sa route, remontant les avenues qui menaient aux imposantes barres d’immeubles sur les collines. Elles étaient une des marques de fabrique des villes soviétiques, et plus encore de Mourmansk. Après la guerre, il n’était resté que 10 % de la cité martyre. Sa position, au fond d’un fjord qui ne gelait jamais sous l’influence du Gulf Stream, en avait fait un port stratégique pour l’approvisionnement en armes de l’URSS par les Alliés, à partir de 1941. L’armée allemande n’avait jamais réussi à l’envahir, mais le lui avait fait payer.

Enfin elle rassembla son courage :

– Ton père va bientôt partir, il est hospitalisé depuis un mois. Chaque fois que j’y vais, je le vois qui baisse. Il fallait que tu viennes.

On ne dit pas « mourir » dans cette génération qui en a vu trop disparaître avant l’heure.

La pupille restait du bleu acéré qui transperçait ses interlocuteurs quand elle se posait sur eux. Impossible de mentir à ce regard.

– Te voilà.

Jusque-là, jamais le ton n’était monté, au point que Rubin n’envisageait pas qu’une dispute entre parents fût possible. La famille était un sanctuaire, un lieu de paix immuable. Or, tout à coup, quelque chose, quelqu’un rôdait, menaçant, mais sans visage.

Une nuit, il perçut distinctement à travers la cloison Anton bégayer :

– Tu es folle, arrête, tu nous mets tous en danger !

Mais il y avait Klara, sa grand-mère, et ce récit qu’il ne pourrait plus jamais ignorer, un fétu dans le tourbillon de l’Histoire, mais une poutre pour sa propre famille ; un nom dans la litanie des sacrifiés, mais le nom qu’il portait.

Le regard bleu pâle de Rubin se planta dans ses yeux.

– Tu dois trouver. Vite, avant que je crève. Au moins que je sache.

Enfin il lâcha l’inconcevable :

– Je t’en prie.

– Faut se garder, émit Viktor au bout de quelques jours, sinon on va crever. « Se garder », une expression que Viktor avait tôt apprise dans l’univers carcéral des orphelinats. Il initia Iouri à ralentir le pas, à tirer plus doucement sur une caisse en donnant l’impression de fournir un gros effort ou à se planquer dans les toilettes pour fumer. Grappiller quelques minutes ne rendait pas la tâche plus aisée, mais elle procurait l’impression de résister, de ne pas être simplement une bête de somme, de se construire un espace à soi, de décider pour soi.

En entendant l'annonce standardisée de l'hôtesse, Iouri perçut ce vieux serrement au niveau du plexus qu'il n'avait plus éprouvé depuis longtemps. Voilà. On y était. Plus d'échappatoire. Depuis qu'il avait pris la décision de revenir, quelques jours plus tôt, il avait évité de penser aux conséquences. En route, il s'était appliqué à se laisser bercer par l'irréalité de ces voyages long-courrier: foules d'aéroports, queues, cafés insipides, films à la chaîne qui vous laissent comateux et rendent indistinctes les heures du jour ou de la nuit. Il avait toujours comparé la position du voyageur intercontinental à une régression fœtale. Ce qui, aujourd'hui, s'appliquait parfaitement à son cas.