Poker de dames

Sam n’en crut pas ses oreilles. Cette fille avait-elle perdu la tête ? La plupart des voleurs étaient armés et n’hésiteraient pas à blesser ou même tuer une victime récalcitrante. De toute évidence, la jeune fille n’y avait même pas songé. En outre, elle courait vite : Sam ne réussit qu’à grand peine à conserver son avance.

Elle parvenait à un carrefour, toujours au pas de course, lorsqu’elle aperçut deux hommes assis par terre qui se partageaient une bouteille de vin. Ceux-ci l’encouragèrent en la voyant passer. Ils avaient compris ce qui se passait.

Lorsqu’elle entendit le cri, elle avait presque atteint l’entrée des catacombes. Tournant la tête, elle vit que les deux hommes s’étaient saisis de sa poursuivante et tentaient de l’entraîner dans une ruelle toute proche.

Sam interrompit sa course. Un flot de souvenirs l’assaillit : une autre ruelle ; une autre époque ; une autre jeune fille qui se débattait en hurlant tandis qu’on lui arrachait ses vêtements. Sam avait assisté à cette scène dissimulée derrière un tonneau. C’est à la suite de cet épisode qu’elle avait décidé de se déguiser en garçon, afin de ne jamais subir le même sort.

Une vague de nausée la submergea. Elle sut soudain avec certitude qu’elle ne pouvait abandonner la jeune fille. Pour ce qui était de voler, elle s’arrangeait avec sa culpabilité, puisqu’il s’agissait de ne pas mourir de faim ; mais être à l’origine d’un viol, c’était tout autre chose. Se retournant, Sam repartit en direction des cris.

— Laissez-la, bon sang ! Laissez-la ! s’écria-t-elle en se précipitant dans la ruelle.

Surpris devant cette intrusion, les deux hommes obtempérèrent ; la jeune fille se dégagea, appelant à l’aide de toutes ses forces.

Les agresseurs, furieux, décidèrent sur-le-champ de s’en prendre à Sam, mais cette dernière avait prévu leur réaction. Elle fonça sur le premier tête baissée et lui asséna un coup à l’estomac. L’homme s’effondra, pantelant. Sam se redressa pour s’attaquer au second, lui écrasant l’entrejambe de ses deux poings serrés. Il tomba à genoux.

Lorsque Sam battit en retraite, tenant toujours fermement le réticule, ce fut pour tomber dans les bras d’un agent de police alerté par les cris de sa victime.

La fille aux cheveux d’or la désigna du doigt, ses yeux bleus brillant d’excitation.

— C’est lui ! s’exclama-t-elle. C’est mon sauveur.

— Mais c’est aussi votre voleur, déclara le policier qui tenait Sam par le cou.

Il lui arracha le réticule, ajoutant :

— Maintenant, ce petit polisson va finir en prison.

Sam gesticulait et se débattait, mais en vain. Soudain, la jeune inconnue fit un pas en avant.

— Non ! Attendez. Laissez-le partir.

Le gendarme se figea.

— Mais, mademoiselle, il n’en est pas question ! Il a commis un vol. Je dois l’amener au dépôt.

Cependant, la jeune fille ne céda pas.

— J’exige que vous le laissiez partir !

— Vous ne savez pas ce que vous dites, soupira le gendarme en secouant la tête.

— Et vous, vous ne savez pas à qui vous avez affaire. Je suis Céleste de Manca, fille du marquis Antoine Vallois de Manca, et c’est à mon père que vous devrez rendre compte si vous persistez dans votre refus.

Le gendarme lâcha son prisonnier avec un haussement d’épaules. Quelle importance, après tout, si la noblesse choisissait de laisser la liberté à un criminel ? Le caniveau regorgeait d’autres types du même acabit, et les prisons étaient déjà surpeuplées.

— Comme il vous plaira, mademoiselle, laissa-t-il tomber avant de s’éloigner.