Les Chroniques de Dormeveille College, Tome 1 : Raiden

J’aurais dû aussi changer de paire de chaussures.

Mes chaussettes sont mouillées et, à chaque pas que je fais, c’est comme si j’entendais le bruit de l’eau en train d’être expulsée. La sensation est désagréable, certes, mais pas autant que quelques heures auparavant quand j’étais trempé de la tête aux pieds. Pour compléter le tout, mon genou recommence à me faire mal.

Je grimace et pousse la porte d’entrée avec plus d’énergie que nécessaire. Elle claque contre le mur le plus proche et je fais mon entrée dans Dormeveille College sans passer inaperçu. John, le portier, lève la tête de la page des sports de son journal et son habituel sourire se fane quelque peu à ma vue. Il se lève aussitôt, contourne son bureau et s’avance vers moi.

— Monsieur Louis !

— J’imagine qu’il m’attend, dis-je, mal à l’aise.

— Je ne l’ai jamais vu aussi heureux. Je ne sais pas ce que vous avez fait, mais… je ne l’ai jamais vu aussi heureux.

— C’est certainement un grand jour pour Dormeveille College, marmonné-je.

— Que vous est-il arrivé ?

— L’histoire est longue et je n’en suis pas très fier.

John laisse échapper un grognement, tout en observant ma démarche claudicante. Nous nous sommes toujours bien entendus, lui et moi.

Je ne sais pas comment ma mésaventure est revenue aux oreilles du Principal Mutton. Il faut croire qu’il a des yeux partout, ce qui n’est pas en soi surprenant lorsque l’on connaît les missions du college. J’embrasse du regard les boiseries de cette pièce, que j’ai finies par aimer, et pousse un léger soupir. Une boule se forme dans ma gorge et je me traite intérieurement d’imbécile pour la dixième fois depuis ma chute. Ce qui va advenir sera plus douloureux que tomber dans un lac en plein milieu de la nuit.

Assise non loin du bureau de John, Roberta est en train de lire le journal, ou du moins fait semblant. Nos regards se croisent ; par habitude, mes mâchoires se durcissent.

— Robert, dis-je, en m’arrêtant devant elle.

— Louisette, me salue-t-elle d’un ton mielleux.

— Je ne te savais pas si matinale.

— Quand j’ai entendu que le Principal Mutton te convoquait aux aurores, j’ai compris qu’il me faudrait venir au plus vite.

— Les nouvelles circulent vite…

— Dormeveille est un petit college, dit-elle, avec un sourire satisfait.

— … Où la promiscuité est de règle, noté-je.

Elle essaye de me fusiller du regard, mais mon attention l’a déjà quittée. Nous ne nous sommes jamais bien entendus, elle et moi.

Ce n’est un secret pour personne que Roberta, la seule autre étudiante de Dormeveille, entretient une amitié trouble avec la jeune secrétaire du Principal. Je ne sais pas trop si elles ont couché ensemble, mais c’est très certainement le plus grand désir de Roberta. Pour pimenter la vie de ma camarade, je la dénoncerais bien aux autorités de l’Université d’Oxford. Une relation entre une étudiante et une employée n’est certainement pas bien vue. Mais je pourrais parier qu’ils ne connaissent pas l’existence de Dormeveille College. Ce qui est ballot, vu qu’il fait partie à part entière de l’Université…

— Ce qui est sûr, c’est que tu ne vas pas me manquer, déclare-t-elle dans mon dos.

— Le sentiment est partagé, Robert. Le sentiment est partagé.

— Con de Français, marmonne-t-elle dans sa barbe.

Je décide de ne pas relever, même s’il est tentant de partager avec elle le fond de ma pensée sur le Pays de Galles et ses dégénérés d’habitants. Mais je l’ai déjà fait par le passé, et à plusieurs reprises. Aujourd’hui, exceptionnellement, j’ai décidé de la fermer. Je n’ai pas besoin d’attirer l’attention sur moi avec une dispute gratuite : le Principal m’a déjà dans son collimateur.

Je traverse le couloir qui mène à son bureau. Derrière moi, j’entends John s’arrêter et piétiner, après m’avoir suivi comme une ombre. À croire qu’il est plus nerveux que je ne le suis. Tout se passera bien. J’inspire un bon coup et frappe à la porte.

La secrétaire du Principal vient ouvrir et se met à rougir en me voyant.

— Bonjour Cindy, dis-je, en me forçant à sourire.

— Louis, me salue-t-elle, avant de s’effacer pour me faire pénétrer dans son bureau.

— Merci d’avoir prévenu Roberta au sujet de mon humiliation du jour.

Elle rougit de plus belle. Je lui ai toujours fait cet effet, depuis le premier jour. Elle a même essayé de sortir avec moi, à ma plus grande surprise… Et c’est suite à mon refus qu’elle est devenue très amie avec Roberta. Cette dernière n’a pas fait la fine bouche et a accepté sans broncher de récupérer mes restes. J’exagère : Cindy est une fille gentille, et je suis celui qui brise les cœurs sans même m’en apercevoir.

— Elle était avec moi quand le Principal m’a appelée…

— Bien sûr, réponds-je, distraitement. Rien de mieux qu’une pyjama party entre filles.

— Je suis désolée, Louis. Je…

— Est-il à ce point de bonne humeur ? la coupé-je.

— Je l’ai entendu chantonner il y a cinq minutes.

Je laisse échapper un juron. Ça sent mauvais pour moi. Je me suis vraiment mis dans la merde.

Mon regard embrasse le petit bureau de Cindy, qui est en pagaille, comme d’habitude, et la boule grossit davantage dans ma gorge. Que m’arrive-t-il ? Pourquoi est-ce que je deviens subitement nostalgique ?

Je n’ai pas le temps de m’étendre sur mon pressentiment que la porte du bureau du Principal s’ouvre et le visage de ma némésis apparaît. En effet, il est tout sourire.

Je déglutis.

— Monsieur Louvet, dit-il d’une voix chantante. Entrez donc dans mon bureau. Quel jour de gloire !

Ma réplique meurt dans ma gorge. Mes épaules s’affaissent lorsque je pénètre dans son antre, comme un condamné à mort sur l’échafaud. Je connais l’endroit par cœur. Mutton adore m’y convoquer. Jusqu’à présent, j’ai reçu régulièrement des menaces de sa part. Il s’est attribué la mission de me rappeler le plus souvent possible que je ne suis pas le bienvenu à Dormeveille College. S’il n’avait pas peur de Roberta, nul doute qu’elle aussi aurait reçu le même traitement, mais je suspecte Mutton d’être effrayé par les lesbiennes, à moins que ce ne soit par les Gallois. Pour sa défense, Roberta est intimidante avec sa carrure de piliers de rugby et ses manières de légionnaire.

Je m’assois sur un des fauteuils qui font face à son bureau. Je n’ose pas le regarder de prime abord. Mes yeux préfèrent passer discrètement en revue les documents éparpillés devant lui : une monographie sur la Tamise, une carte du réseau fluvial de la région, et des articles universitaires sur l’Égypte, dont l’un est intitulé « Isis à Oxford ».

Plutôt que de lire des écrits sur la Tamise, il ferait mieux d’aller se promener le long de ses rives. C’est à deux pas d’ici. Je suis persuadé que si cette monographie est ennuyeuse à mourir, il s’arrangera pour nous obliger à l’apprendre par cœur.

Le Principal se laisse tomber sur son siège en cuir. Je relève les yeux. Il porte son attirail officiel, ce qui est une première. Il s’agit d’une toge noire brodée d’or, avec en couvre-chef un mortier de cérémonie, lui aussi brodé d’or. Je n’ai jamais vu Mutton habillé de la sorte et ce n’est pas pour me rassurer. Il m’observe de longues minutes sans rien dire, savourant visiblement l’occasion, tout en caressant le bout de sa moustache. Intimidé malgré moi, j’observe mes ongles, attendant que le couperet tombe sur ma nuque. J’ai les ongles sales ; la boue s’est décidément incrustée partout.

— Être réveillé à trois heures du matin n’est jamais un plaisir, commence-t-il enfin. Surtout lorsqu’il s’agit du Duc de Malborough en personne à l’autre bout du téléphone… Un duc ! Mais quand j’ai entendu qu’on prononçait votre nom, je dois avouer que cela m’a fait reconsidérer la situation.

Je peux prétendre que je ne sais pas de quoi il parle. J’essaye donc cette carte. En vain.

— Oh, ne faites donc pas l’innocent, Monsieur Louvet. Nous savons tous deux que vous étiez au Palais de Blenheim la nuit dernière…

— Je…

— La prochaine fois, ne perdez pas votre portefeuille sur les lieux du délit…

Il lance sur son bureau mon portefeuille, que je croyais avoir toujours en ma possession. Il est humide. C’est bien le mien, aucun doute sur le sujet. Accablé par une soudaine honte, je ferme les yeux.

Je suis vraiment mal barré.

— Par simple curiosité scientifique, poursuit-il, puis-je savoir ce que vous faisiez là-bas au milieu de la nuit ? Un soir de pleine-lune… Laissez-moi deviner. Vous cherchiez des loups-garous, peut-être ?

Il rit à sa propre blague. Je me contente de grogner, ennuyé que l’on puisse se moquer de moi.

— Il y avait des rumeurs, commencé-je.

— Il y a toujours des rumeurs. Ici un fantôme, là une possession. Mais que n’ai-je cessé de vous répéter depuis votre arrivée il y a deux ans, Monsieur Louvet ?

— Le surnaturel se cache depuis des décennies et il n’est pas près de revenir, dis-je en même temps que lui.

— Oui. En effet. Depuis que je suis à la tête de Dormeveille College, je suis fier qu’aucune rencontre avec des créatures fantastiques n’ait été signalée.

Je me retiens de commenter le fait qu’il a interdit à tous les membres du College d’investiguer. Quand on joue à l’autruche, il ne faut pas s’étonner si l’on ne voit rien.

— Deux mois après votre arrivée parmi nous, vous avez cru qu’un vampire rodait dans la région ! L’année dernière, c’était un fantôme.

— Un poltergeist, corrigé-je dans ma barbe.

— Et cette année ? Qu’est-ce donc ? Un fameux loup-garou ? J’ai entendu qu’ils étaient à la mode dans les librairies et les salles de cinéma. Mon pauvre petit, vous avez trop lu Harry Potter.

Il laisse échapper un ricanement méprisant. Mutton n’a certainement jamais lu de romans de sa vie. Et il en est fier.

Je garde le silence, ne souhaitant pas rectifier son erreur. Je ne sais pas ce que je suis allé chercher au Palais de Blenheim. Ce n’est certainement pas un loup-garou, même s’il est vrai que je suis parti du principe qu’une créature surnaturelle se montrerait plus facilement une nuit de pleine-lune.

Plus stupide que moi, tu meurs.

— J’espère que vous avez trouvé ce que vous cherchiez, car votre incursion va vous coûter très cher. Vous pouvez être heureux que le duc ait préféré m’appeler moi plutôt que la police.

Comment le Duc de Malborough a-t-il su que j’appartenais à Dormeveille College ? Ma carte d’étudiant, qu’il a dû trouver dans mon portefeuille, ne le précise pas. Le College est secret après tout…

Je regarde Mutton droit dans les yeux et une colère froide se met à brûler dans mon estomac. Depuis le début, on a refusé de nous dire la vérité sur ce que notre monde abrite dans ses ombres. Dormeveille College est censé être un observatoire du paranormal, et on s’est contenté de nous faire apprendre par cœur de vieilles sagas islandaises ou de nous faire compulser d’énormes livres poussiéreux de mythologies. Après deux ans, je n’ai pas vu une seule chose qui puisse sortir de l’ordinaire. Pas un fantôme, pas un vampire, pas un démon. Rien du tout ! C’est à croire que Dormeveille a été créé pour rien.

Vous pouvez donc imaginer ma frustration en constatant que je n’apprendrais rien si je ne prenais pas les choses en main. J’ai toujours été un garçon dynamique. Je suis du type à agir d’abord et à réfléchir ensuite. Jusqu’à présent, ça m’a plutôt bien réussi. N’est-ce d’ailleurs pas grâce à ce caractère impulsif que j’ai accepté la place à Dormeveille, alors que personne n’avait entendu parler de ce college d’Oxford ? Un autre que moi aurait immédiatement écarté ce qui aurait pu apparaître comme une plaisanterie ou une arnaque.

— Pas la peine de me regarder ainsi, me prévient le Principal. Ce n’est pas moi qui vous ai mis dans cette situation.

— Pour une fois…

Il fait semblant de n’avoir pas entendu mon murmure. Il se redresse sur son siège et croise ses mains émaciées, que recouvre une peau tachée par la vieillesse.

N’aurait-il pas déjà dû prendre la retraite ? C’est une véritable momie.

— Vous comprenez que votre attitude irréfléchie ne me laisse plus le choix. Si je n’agis pas, tout ceci ne manquera pas de souiller notre réputation. Je ne laisserai pas courir des rumeurs dans la région comme quoi Dormeveille est un repère pour jeunes brigands. Je vais devoir faire ce que j’aurais dû faire depuis le moment même où vous vous êtes assis pour la première fois sur cette chaise. Puisque les affaires de Dormeveille ne peuvent pas être discutées ouvertement avec les Proctors de l’Université, c’est moi qui suis chargé en leurs noms de faire respecter la discipline entre ces murs. Par conséquent, monsieur Louvet, je me vois dans l’obligation de vous exclure.

Il vient d’employer le verbe « to rusticate », que je n’ai jamais entendu de ma vie.

— Vous faites quoi ? demandé-je, en sursautant.

Son visage se crispe ; ma question l’agace. Il doit croire que je le fais exprès, mais je suis bien trop pris au dépourvu pour que ça soit le cas.

— Vous êtes suspendu pour toute l’année scolaire, explique-t-il. Si j’avais pu vous virer en bonne et due forme, je l’aurais fait, croyez-moi. Malheureusement, votre cas devra passer devant la cour martiale du College au mois de juin prochain pour que nous puissions entériner ma décision. À moins, évidemment, que vous ne souhaitiez démissionner. Dans ce cas, nous pouvons régler définitivement la situation.

— Mais… mais… ça veut dire que je ne peux plus étudier ici ?

Son sourire s’élargit. Je me fais l’effet d’un lapin devant les phares d’une voiture à toute vitesse.

— À compter de maintenant et jusqu’à nouvel ordre, vous n’êtes plus étudiant de l’Université d’Oxford. Ce qui veut dire que vous n’êtes plus autorisé à pénétrer à l’intérieur de ses bâtiments et, plus important encore, que vous perdez tous droits associés à ce statut, dont le droit au logement.

— Ma chambre étudiant ?

J’en tombe des nues. J’écarquille même les yeux, c’est vous dire.

— Que cela vous serve de leçon, mon petit Louis. Vous avez quarante-huit heures pour vider les lieux.

Heureusement que je suis assis, car cet ultimatum ne pourrait pas me sonner davantage. La panique commence alors à se répandre dans mes tripes. J’avais imaginé une petite punition, peut-être même quelque chose de bien humiliant, connaissant le sadisme de Mutton, mais rien de comparable.

Je suis viré ? Que vais-je dire à ma tante ? Et où est-ce que je vais vivre ? J’ai ma vie à Oxford maintenant. Je ne vais pas retourner chez elle la queue entre les jambes. Non, tout ceci est certainement un mauvais rêve. Je dois halluciner.

Il se lève. L’entretien est terminé. Je suis tellement pris de court que je ne trouve rien à dire. Pas un mot. Je suis incapable de me défendre et de le faire changer d’avis.

Au final, je sens ses ongles de harpie s’enfoncer dans la chair de mes bras quand il comprend que je ne vais pas bouger d’un pouce, si l’on ne me pousse pas vers la porte.

Ce qu’il fait sans ménagement.