Retour à Treetop, Tome 1 : L'héritier

** Extrait offert par Carrie Alexander **

Chapitre 1

La moto noire aux chromes étincelants traversa comme une bombe le centre ville de Treetop, Wyoming, largement au-dessus de la vitesse autorisée. Sophie Ryan tressaillit si violemment qu’elle lâcha ses clés de voiture et se renversa du café bouillant sur la chemise.

Depuis le parking du True Brew, elle n’aurait jamais dû reconnaître le pilote… Et pourtant.

Maverick — le Rebelle. Ce surnom fusa dans son esprit telle une décharge électrique, aussi étourdissante que l’individu auquel il avait été donné quatorze ans plus tôt.

Luke Salinger à Treetop… Après tant d’années… C’était impossible. Tout simplement inconcevable ! Sophie en resta pétrifiée. De petites taches de café émaillaient sa poitrine mais, dans sa stupeur, elle ne sentait même pas la brûlure.

Elle fixa, hagarde, la route déserte. Non, elle n’avait pas été victime d’une hallucination. L’air vibrait encore des rugissements de la machine et charriait des relents d’essence, même si Range Street avait recouvré sa sérénité habituelle du petit matin. « Du calme ! s’ordonna Sophie, tandis que son alarme intérieure passait au rouge. Réfléchis ! »

Peut-être un autre motard, ancien du gang des Mustangs comme Luke, s’était-il offert un rodéo en ville ce matin, au nom du bon vieux temps ?

En dépit de ses efforts, la jeune femme ne parvint pas à s’en convaincre. L’heure, d’abord — il n’était même pas 8 heures —, éliminait d’emblée le candidat le plus probable : Damon Bradshaw, dit le Démon, s’arrachait rarement à son lit avant midi pour aller ouvrir son magasin.

Snake Carson, alors ? Mais la moto était racée, élégante, fuselée. Tout le contraire du chopper massif de Snake, qui faisait un boucan d’engin de chantier. Quant à Skooch Hass, Sophie le raya tout de suite de la liste. Depuis qu’il avait découvert la religion, on l’imaginait plus volontiers le nez dans la Bible que sur la route, à pulvériser les limites de vitesse…

Sophie ferma les yeux pour mieux se concentrer. D’abord assez floue dans sa mémoire, l’image du pilote penché sur sa bécane se précisa. Certains détails lui revinrent. Une masse de cheveux bruns ondulés, un peu trop longs, giflés par le vent. Un tatouage sur le biceps gauche — celui des Mustangs, reconnaissable entre mille. Une silhouette élancée, en jean et cuir marron… Il ne s’agissait donc pas de Punch Fiorelli, qui avait pris vingt-cinq kilos en dix ans. Ni de Bronc Lemmons, au crâne aussi lisse qu’un nouveau-né depuis son dernier séjour à l’hôpital.

Donc, hormis ceux qui s’étaient retrouvés au cimetière ou en prison, de tous les ex-Mustangs un seul avait pu se trouver en selle sur cette moto.

— Maverick, murmura Sophie en inspirant vivement.

C’était aussi le seul homme qui ait suscité chez elle un tumulte de sentiments qu’elle n’avait jamais pu maîtriser, à défaut de les étouffer. Les souvenirs, obstinément relégués dans l’ombre jusque-là, affluèrent d’un coup. Notamment ce jour maudit où il avait disparu, la laissant seule, déboussolée, mais aussi, comme elle l’avait découvert très vite, enceinte.

Son poing se crispa sur la tasse, éjectant un geyser noir miniature. Luke Salinger était de retour à Treetop, et ce n’était pas franchement une bonne nouvelle pour cette ville. Quant à elle…

Sans le moindre doute, le fragile équilibre de sa vie allait en souffrir.

Une longue minute s’écoula avant qu’elle ne reprenne enfin ses esprits. Elle tamponna soigneusement sa chemise avec un mouchoir, mécontente d’avoir cédé si vite à la panique. Une apparition éclair de Luke Salinger, et son sang-froid volait en éclats aussi facilement que cette tasse en plastique ! Elle allait devoir se reprendre, et vite, pour espérer protéger les siens du scandale qui ne manquerait pas de refaire surface.

Pour l’heure, rebelle ou pas, Luke venait de commettre une infraction caractérisée. Et elle, elle était adjointe au shérif, et de garde ce matin. Elle ne pouvait pas rester les bras ballants alors que, outre cet excès de vitesse, plusieurs chefs d’accusation en souffrance depuis quatorze ans pesaient contre lui. Effraction, vandalisme, incendie volontaire… Excusez du peu !

Ainsi c’était à elle que reviendrait l’honneur douteux d’arrêter Luke Salinger. Quelle cruelle ironie du sort, songea Sophie avec amertume en se baissant pour ramasser ses clés.

A cet instant, la porte de service du True Brew s’ouvrit à la volée. Kelsey Carson apparut, les joues rosies par la vapeur de la machine à café.

— Waow ! Cool ! s’écria la jeune serveuse en scrutant la rue déserte. Qui c’était ? Je l’ai vu passer comme une fusée… Trop fort !

Un pur réflexe professionnel incita aussitôt Sophie à lui faire la morale sur les dangers de la vitesse. Mais tout en parlant, elle se remémora malgré elle l’époque où, impressionnable et naïve comme Kelsey du haut de ses seize ans, elle aussi avait trouvé Luke immensément « cool », et vraiment très « fort ».

Du reste, son beau discours tomba dans le vide.

— Ouais, bon, mais c’est qui, cette bombe ?

— Je ne sais pas trop, soupira Sophie. En tout cas, il roulait trop vite, ça c’est une certitude.

Les mains dans les poches de son baggy kaki, la serveuse la jaugea du regard, sous l’anneau doré fixé à son sourcil.

— Il avait un look… Sur le coup ça m’a rappelé les vieilles photos de papa et toi avec les Mustangs.

Sophie se crispa. Si même Kelsey, qui était bébé à l’époque, avait identifié le motard en maraude, il ne se passerait guère de temps avant que la nouvelle du retour de Maverick ne secoue Treetop comme un tremblement de terre, faisant resurgir les rumeurs les plus folles, déliant les langues de ses chers concitoyens… Et sa bonne réputation, conquise de haute lutte, n’y résisterait pas.

— Pas possible qu’il ait l’âge de mon père…, dit Kelsey d’un air songeur.

— Hé ! protesta Sophie. N’oublie pas que j’ai moi aussi l’âge de ton père.

Devant l’air ahuri de la serveuse, chacun de ses trente et un printemps pesa soudain une tonne sur ses épaules.

— Tiens, dit-elle en lui tendant sa tasse écrasée. Je file.

— Tu vas l’arrêter ? s’exclama Kelsey, incrédule et vaguement hostile.

— Ça se pourrait.

Sophie regagna précipitamment sa voiture de patrouille et démarra pied au plancher. Dans le rétroviseur, elle vit Kelsey retourner dans le café et, même à cette distance, elle perçut ses piaillements excités. La mèche était vendue.

— C’est un cauchemar, grommela Sophie en bouclant hâtivement sa ceinture d’une seule main.

Elle cligna des yeux dans la lumière. Côté est de Range Street, l’asphalte miroitait sous le soleil. D’un geste vif, elle décrocha du pare-soleil ses lunettes noires et leva le pied. Pour accélérer de nouveau dès la sortie de la ville. La moto avait disparu depuis un bon moment, mais la pister serait un jeu d’enfant. Car elle savait comment raisonnait Luke, et pour cause.

Du moins l’avait-elle cru, à une époque…

Sophie serra les dents. Ce n’était pas le moment de ressasser le passé. Jamais pendant le service !

Une chose était sûre : s’il venait tout juste d’arriver à Treetop, Luke ne gagnerait pas directement le ranch où résidaient son frère aîné, sa belle-sœur mais aussi sa grand-mère, Mary Lucas, matriarche du clan Lucas-Salinger. Manquaient la mère, décédée un an avant son départ, et le père, Stephen Salinger, qui s’était établi à Laramie, siège du comté, pour faire fructifier les capitaux de l’entreprise familiale. Après tout ce temps, le retour de l’enfant prodigue risquait de faire des vagues… et pas seulement dans le cœur de Sophie.

La jeune femme avala sa salive. Elle n’avait que trop conscience de l’anxiété qui l’avait gagnée, et qui battait en brèche le calme qu’elle affichait d’habitude dans son travail, y compris dans les situations de crise. Avait-elle suffisamment mesuré son degré d’implication personnelle avant de charger, tel le colonel Custer à Little Big Horn ? La comparaison réussit presque à lui arracher un sourire. Son histoire avec Luke n’était-elle pas aussi dévastatrice que la célèbre bataille ?

Elle jeta un regard hésitant à la radio qui bourdonnait en continu — aucun événement grave en cours à Treetop. Si elle appelait le bureau du shérif pour réclamer des renforts…

Seigneur, non ! Ses doigts se crispèrent sur le volant. Pour peu qu’elle se soit trompée… Les moqueries du shérif Ed Warren la poursuivraient longtemps si le motard, en fin de compte, n’était pas Luke Salinger. Elle avait assez d’ennuis avec son supérieur comme cela. Inutile de lui fournir d’autres raisons de douter de ses compétences.

Elle se chargerait seule d’arrêter Maverick. En un sens, ce serait un juste retour des choses…

A droite, un peu en retrait de la route, le long toit en cèdre du Thunderhead Saloon attira subitement son regard. N’écoutant que son instinct, Sophie freina brutalement. La voiture s’engagea sur le parking après avoir rebondi sur le trottoir bosselé.

Le saloon n’était pas encore ouvert, mais le grill fonctionnait à plein régime dès le matin, en proposant aux routiers et autres ranchers un petit déjeuner copieux à base d’œufs frits, de steaks et de sandwichs variés. Là, elle trouverait sans doute Punch, Mustang pur jus, occupé à faire sauter des crêpes tout en pinçant les fesses des serveuses. Il y avait de fortes chances que Luke se soit arrêté en passant pour le saluer.

Juste après la porte, des roues de chariot décoraient l’entrée de part et d’autre du couloir. De leurs rayons patinés par le temps sortaient des pieds d’alouette, des marguerites, des asters violets. Theresa Fiorelli avait bien travaillé. Même dans la grande salle, sombre, masculine, il flottait un parfum d’encaustique citronné. Le bois omniprésent sur les sols, les murs et les meubles brillait comme la robe lustrée d’un quarter horse. L’œuvre de Theresa, là encore, qui avait su imposer ses idées de nouvelle déco chic, de concours de jeunes talents et de soirées karaoké pour rajeunir le saloon.

Sophie retira ses lunettes de soleil, salua de loin les serveuses affairées, et gagna directement la cuisine. Aux fourneaux, la patronne, très concentrée, s’appliquait à verser la pâte à crêpes dans des moules à pancakes. A l’entrée de Sophie, c’est à peine si elle leva les yeux.

— Adjointe Ryan…

— Bonjour, Theresa, dit Sophie, balayant du regard la cuisine impeccable. Punch n’est pas là ?

Le froncement de sourcils de Theresa s’accentua.

— Tu l’as manqué de peu. Une espèce de hooligan tout en cuir a débarqué ici…

Sophie, muette, attendit.

— Ça s’est mis à brailler et à se taper dans le dos, on se serait cru dans un vestiaire de foot !

Theresa s’essuya les mains sur son tablier, les yeux rivés à ses créations. C’était une perfectionniste, passée de simple serveuse à femme du patron. Elle ne s’était pas encore ajustée tout à fait à son nouveau statut.

— On a six commandes en cours, et voilà que Punch décide d’aller faire un tour à moto ! Mais qu’est-ce qu’ils ont dans le crâne, les hommes, dis ? s’exclama-t-elle en agitant sa spatule beurrée.

Sophie ne put s’empêcher de sourire.

— Si je le savais ! Je vis avec deux spécimens du genre et je n’ai pas la moindre idée de la façon dont leurs cerveaux fonctionnent…

— Tu l’as dit, ma vieille, ponctua Ellen Molitor.

La serveuse, grande gigue au nez retroussé, posa sans ménagement un plateau d’assiettes et de couverts sales près de l’évier et enfouit les doigts dans ses cheveux grisonnants. Dans le geste, le troisième bouton de sa blouse s’ouvrit. Elle baissa les yeux vers son décolleté plutôt modeste et haussa les épaules.

— Les pourboires, Sophie. Ils sont pas mauvais pour les pourboires… Les hommes, je veux dire ! précisa-t-elle en pouffant.

— Et ta coiffe ? lança Theresa d’un ton rogue.

— Et ta sœur ?

Chargée d’une commande d’œufs brouillés au jambon — la tranche, généreuse, débordait de l’assiette —, Ellen sortit en se trémoussant.

Theresa pinça les lèvres et secoua la tête d’un air excédé.

— Ils sont partis dans quelle direction ? s’enquit Sophie, qui ne tenait pas à être prise à partie. Je veux dire, Punch et Mav… hum, l’autre gars ?

Penchée sur les plaques chauffantes où grésillaient les crêpes, Theresa hocha vaguement la tête vers l’est. Sophie s’éclipsa aussitôt, mais Ellen l’intercepta juste après la porte.

— Maverick est revenu, tu sais, chuchota-t-elle. J’ai pensé qu’il valait mieux te prévenir.

Sophie accusa le coup. Ses cils battirent…

— Je suis déjà au courant, murmura-t-elle. Je l’ai aperçu tout à l’heure.

— Il est toujours beau gosse. Très beau, même.

Sophie déglutit et cligna de nouveau des paupières. Une poussière dans l’œil, sûrement.

— Je n’ai pas eu le temps de juger. Il allait trop vite…

Le plateau calé sur la hanche, Ellen scruta le visage de Sophie, qui baissa les yeux, incapable de donner le change. Toutes les deux avaient travaillé un temps ensemble, ici même. Elles avaient partagé les maigres pourboires, les pieds enflés en fin de journée, et les histoires de cœur pathétiques…

— Tu serais pas accro, des fois, ma grande ?

— Jamais de la vie !

— Y aurait pas de honte à ça, répliqua Ellen en lui tapotant le bras. On est toutes passées par là. Même un type qui nous fait du mal, c’est terriblement dur de faire une croix dessus.

Sophie eut beau résister de toutes ses forces, les larmes montaient, montaient…

« Maudit Maverick ! » ragea-t-elle en son for intérieur. Surtout, garder la tête froide. Le sentimentalisme n’était pas de mise. Il suffisait qu’elle pense à son fils, et aux ennuis que le retour de Luke pourrait lui causer…

— Ma liaison avec Luke est finie depuis quatorze ans, Ellie. Franchement, j’espérais ne jamais le revoir.

— Quand même, à ta place, je me sentirais un peu excitée aujourd’hui, dit Ellen en frissonnant ostensiblement. La marque de l’homme ne s’efface jamais !

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais été marquée, tu vois ? répliqua Sophie, en exhibant sa main gauche dépourvue de la moindre bague.

— Je ne pensais pas forcément à une alliance !

Ignorant l’appel d’un client qui réclamait du café, Ellen fixa son ancienne collègue droit dans les yeux et hocha la tête d’un air entendu.

— Moi qui ai divorcé deux fois, je peux te dire que si mon premier amoureux se pointait de nouveau, je lui laisserais volontiers une seconde chance. Le premier, c’est le plus marquant, non ?

Sophie esquissa un sourire crispé et chaussa ses lunettes d’une pichenette avant de se diriger vers la sortie. Marquée, elle ? C’était… grotesque. Comme si elle s’était effondrée après le départ de Luke ! Au contraire. Elle était sortie avec d’autres. Beaucoup d’autres. Enfin, quelques-uns, mais c’était bien suffisant. Elle répugnait à faire confiance aux hommes, et alors ? Quoi de plus naturel, compte tenu des épreuves que Luke lui avait fait traverser… Mais elle avait retenu la leçon. Elle s’était relevée. Elle avait lutté, pied à pied. Et elle avait survécu.

Quoi qu’il en soit, elle n’avait certes pas besoin d’un homme pour la combler. Et surtout pas de Luke Salinger.

La preuve, elle s’était prise en charge comme une grande. Pour gagner sa vie, avant tout — petits boulots payés au lance-pierre, suivis de deux années de travail au Thunderhead et enfin, après avoir obtenu le diplôme de droit nécessaire par correspondance, ce poste d’adjointe du shérif de Treetop. Mais elle avait aussi élevé son fils, un fils merveilleux, et ce, sans l’aide d’aucun Salinger !

Elle se demanda brusquement comment réagirait Heath, le frère de Luke, en apprenant qu’il était de retour. Un frisson la secoua. Des problèmes en perspective, songea-t-elle en regagnant sa voiture. Mais au moins, avant ce soir, Luke serait enfermé là où il méritait d’être, et l’on ferait en ville des gorges chaudes de l’accueil que lui avait réservé l’adjointe Ryan.

Au moment de s’asseoir au volant, Sophie porta machinalement la main à ses reins. Marquée, elle ? Jamais… Jamais !

Elle reprit la route et s’arrêta un kilomètre plus loin, devant un magasin de motos si mal entretenu qu’il semblait désaffecté. Un coup d’œil à la cabane abritant commerce et logement dans une pâle imitation de chalet en rondins la renseigna : les Bradshaw mari et femme dormaient encore. Près du porche, la Harley de Damon étincelait au soleil — c’était visiblement l’unique objet d’attention de la maisonnée. Ce matin, le bruit courait au bureau du shérif qu’une soirée bières s’était tenue tard dans la nuit au Jackpine Lake. En toute logique, les fêtards de Treetop cuvaient encore l’alcool au fond du lit.

Où chercher ensuite ? Sophie avait sa petite idée. Une balade à moto en souvenir du bon vieux temps passait nécessairement par le Grand Huit. C’était une très belle route goudronnée, réputée pour ses lacets vertigineux, qui serpentait en douceur vers un col, à plus de deux mille mètres d’altitude. Vue de là-haut, Treetop semblait un village de poupées niché dans l’écrin des buissons persistants accrochés au flanc des montagnes environnantes. Luke jouirait ainsi d’un panorama incomparable sur la vallée, la rivière, et plus loin, sur les terres du ranch Lucas.

A condition, bien sûr, qu’il se soucie de revoir ce qu’il avait un jour abandonné.

Le cœur de Sophie se serra à cette pensée. Mais après tout, le retour de Luke Salinger ne pouvait la laisser indifférente, n’est-ce pas ? Son premier amour ! Son plus grand amour, pour être tout à fait honnête. Si grand, qu’elle avait même essayé de lui pardonner sa désertion. Avec le recul, la maturité venant, elle avait pu mesurer combien ils étaient jeunes à l’époque, impulsifs, insouciants…

Mais elle n’avait pu oublier ni ce qu’il représentait alors pour elle, ni le mal qu’il lui avait fait en disparaissant de sa vie.

— Et d’ailleurs, je ne veux pas l’oublier, murmura Sophie qui négociait mécaniquement un lacet après l’autre, connaissant cette route sur le bout des doigts.

Ou le bout des doigts de Luke…

Un souvenir refit surface sans prévenir. Luke, dix-huit ans à peine, la laisse conduire sa moto pour la première fois. Le corps scellé au sien, il lui maintient les deux mains sur les poignées. Elle sent vibrer, dans chaque fibre de son être, la vitesse et la puissance de la machine, tandis que la nature leur dévoile ses paysages à couper le souffle…

Les yeux rivés au bitume, Sophie se revit telle qu’elle était alors. A seize ans, elle venait de quitter son dernier foyer d’accueil pour revenir auprès de son père, qui la négligeait. La colère, la révolte l’habitaient, mais tout au fond, elle rêvait surtout d’un refuge qui lui offre une sécurité absolue. Luke était venu illuminer sa vie blafarde, il avait un vrai talent pour chasser les ombres. Pour elle, c’était un dieu. Intelligent et séduisant à la fois, et surtout dégageant une chaleur, une énergie passionnée, capables d’allumer le feu chez les autres.

Elle s’était mise à traîner de plus en plus souvent avec la bande de motards peu raffinés qui formaient le gang des Mustangs. Peu à peu, son besoin de sécurité avait cédé le pas à son désir pour Luke. Lui, de son côté, avait commencé à la regarder autrement que comme une vague copine. L’été des dix-sept ans de Sophie, ils étaient tombés fous amoureux. Luke lui avait montré tous ses recoins secrets dans la campagne, il l’avait réchauffée avec la ferveur de ses rêves d’avenir à deux. Par une belle nuit claire, au bord d’un lac de montagne abrité des regards, ils avaient fait l’amour sous les étoiles, et Sophie avait découvert ce que c’était que de se sentir aimée, choyée… et tranquille. Entre les bras de Luke, elle avait enfin trouvé son refuge.

Ah ! La folle passion aveugle de la jeunesse !

Loin de sourire, Sophie dut retirer ses lunettes pour s’essuyer les yeux. Ce serait un réel soulagement de reléguer le passé derrière elle à jamais. Seulement, ce luxe lui était interdit. Car c’était dans ses souvenirs, précisément, qu’elle puiserait la force d’offrir à Joey un foyer stable et chaleureux. La sécurité, encore — redevenue valeur numéro un pour elle. Mais cette fois, elle ne laisserait pas Luke la détourner de son projet.

Sophie se félicitait de cette résolution, qui semblait assez raisonnable, quand, à la sortie d’un virage, elle repéra deux motos à faible distance. Alors son cœur indiscipliné bondit dans sa poitrine. L’instinct ? Ou bien le plaisir, même, qui sait ? Maverick était de retour…

Le temps de communiquer sa position par radio, et elle déclencha la sirène. La moto qui était en tête accéléra une fraction de seconde, avant de ralentir progressivement. Punch, lui, s’était déjà rangé sur le bas-côté et retirait son casque. Sophie arrêta la voiture à deux mètres de lui. En temps normal, elle aurait joué la prudence face à deux motards, mais il s’agissait de vieilles connaissances, dont l’une au moins lui inspirait confiance.

Elle descendit et ordonna à Punch de s’éloigner de la moto pour se poster à côté de la voiture. La procédure n’avait rien d’orthodoxe, mais elle ne s’inquiéta pas de devoir tourner le dos à Punch. C’était la longue marche vers l’autre moto, à découvert sous le feu du regard de Luke, qu’elle redoutait.

Mais Luke ne semblait pas décidé à se retourner. Savait-il qu’il aurait affaire à l’adjointe Ryan ? Punch l’avait-il mis au courant ? Dans son ventre, une nuée de papillons prirent leur envol, comme attirés par une flamme. Ses pulsions se révélaient instables, difficiles à maîtriser, sa volonté de rester impavide s’effritait à l’approche de cet homme qui l’avait tenue un jour si tendrement dans ses bras.

« Qu’il aille en enfer ! » songea-t-elle. Mais le voulait-elle vraiment ?

Ses propres pas résonnèrent à ses oreilles comme des coups de feu dans l’air pur des cimes. Le vent sifflait entre les faîtes difformes des pins et soulevait ses mèches folles. Luke lui tournant toujours le dos, elle reconnut le tatouage sur le biceps gauche hâlé. Un mustang cabré. Normal — elle portait le même, exactement. Mais Luke était le seul à le savoir.

Elle s’humecta les lèvres, la main sur son holster de service. Comme si un revolver pouvait la protéger du charme mortel de Salinger !

— Monsieur ? dit-elle.

Sa voix crissait comme un caillou sous le talon. Sophie déglutit et fit un nouvel essai.

— Monsieur, veuillez descendre de la moto et me montrer les papiers du véhicule…

Sa voix mourut. Sa vision se troubla, tandis que ses oreilles se mettaient à bourdonner… Luke avait jeté la jambe par-dessus la selle et mis pied à terre.

Rien n’avait préparé Sophie, et surtout pas ses souvenirs, au choc qu’elle reçut en voyant Luke debout devant elle. Il était plus grand, plus redoutable en vrai. Elle n’arrivait pas à croire qu’il était réellement là. Après tout ce temps. Sous ses yeux. En chair et en os…

Il pivota pour lui faire face, enfin ! Et Sophie flancha : cet homme n’était pas le Luke Salinger dont elle avait gardé le souvenir.