Ajouter un extrait
Liste des extraits
Le gendarme se leva et se dirigea vers la fenêtre. Il pouvait observer des cadavres, assister à des autopsies. La mort, dans toute sa crudité, ne lui faisait pas peur. Mais la détresse des gens, ce vide abyssal qui se diluait dans leurs pupilles après un drame... ça, il ne le supportait pas.
Afficher en entierLa psychologue Abigaël Durnan se tenait debout dans l’ancienne salle des infirmières de l’hôpital psychiatrique de Bailleul, face à une équipe de dix gendarmes tous assis autour de la table. Pour cette espèce de grand oral que chacun attendait, elle s’était habillée en conséquence : chemisier crème, tailleur gris clair, foulard assorti et une paire d’escarpins confortables à talons droits.
Afficher en entierRetour dans le groupe douze minutes plus tard, batteries rechargées, col de chemisier ajusté. Les gendarmes étaient au courant de sa narcolepsie. Ils savaient que, parfois, Abigaël avait besoin de s’isoler pour se reposer et étaient toujours impressionnés par la vitesse à laquelle le sommeil l’ensevelissait. C’était comme débrancher la prise d’un aspirateur en marche.
Afficher en entierSon téléphone portable vibra. Elle le sortit de sa poche, constata avec surprise que son écran indiquait « Papa », le mit en mode avion et le posa sur la table, troublée. Son père, qui vivait à plus de trois cents kilomètres de là, ne lui avait donné aucune nouvelle depuis plusieurs mois. Pour quelle raison appelait-il ? Elle resta concentrée sur son exposé.
— Ensuite… Victor Caudial, 13 ans. Fils unique d’une mère caissière et d’un père inconnu, il a été enlevé le 7 juin 2014, à Amboise, proche de Tours, soit trois mois après Alice. Un samedi soir au domicile familial. Sa mère le laisse toujours seul ce jour de la semaine pour aller au cinéma avec une copine. Pas d’effraction, mais un peu de mobilier renversé dans le salon : Freddy est entré, Victor s’est débattu en vain, mais il a blessé son agresseur. C’est là qu’on a pu récupérer l’ADN inconnu dans du sang qui n’appartenait pas à Victor. L’analyse de son profil Facebook révélera une correspondance entre le gamin et une certaine Justine Coiffard, adolescente de 13 ans fictive…
Afficher en entier— Qui est Freddy ?
La psychologue Abigaël Durnan se tenait debout dans l’ancienne salle des infirmières de l’hôpital psychiatrique de Bailleul, face à une équipe de dix gendarmes tous assis autour de la table. Pour cette espèce de grand oral que chacun attendait, elle s’était habillée en conséquence : chemisier crème, tailleur gris clair, foulard assorti et une paire d’escarpins confortables à talons droits.
Les participants disposaient devant eux d’un dossier d’une quarantaine de feuilles agrafées. Par une petite fenêtre ovale, Abigaël pouvait observer sa fille assise sur un lit dans une vieille chambre, pianotant sur sa tablette numérique. Cette « caserne » temporaire n’était certainement pas le lieu le plus épanouissant qui soit pour une ado de 13 ans, mais, en raison d’une grève dans l’Éducation nationale, Abigaël lui avait promis de l’emmener à Lille après la réunion pour faire un peu de shopping. De surcroît, un incendie d’origine accidentelle avait ravagé une partie des locaux de la véritable caserne de gendarmerie – la plus grosse du nord de la France – et contraint plus d’un tiers des effectifs, soit quatre cents gendarmes, à déménager quelques mois plus tôt dans cet ancien établissement psychiatrique à l’abandon, que les hommes appelaient la « Veuve folie ».
Afficher en entierJ’ai reconnu le début de séquence (puella sine) que je venais d’écrire sur ce même cahier dans mon rêve. C’est à ce moment que je me suis piqué le doigt. Je voulais m’assurer que je ne rêvais plus. Le sang a coulé, la séquence de lettres était toujours là, face à moi, bien réelle. Je savais cela impossible, et pourtant… Est-ce que je m’étais levée pendant mon sommeil, dans une espèce d’état second, pour y inscrire ce message ? Une sorte de crise de somnambulisme ?
Afficher en entierLa plupart du temps, quand je suis en proie à une vive émotion, comme une peur intense, je tombe par terre, incapable de bouger (cataplexie). Cela m’arrive aussi dans mes rêves. Mais cette fois, je reste là, debout, et j’attends en tournant sur moi-même rapidement, au milieu de la pièce : je me dis que, d’où qu’il surgisse, mon père va me reconnaître et que, peut-être, il ne cherchera pas à me tuer. Il me racontera alors ce qui s’est réellement passé, la nuit du 6 décembre 2014, il y a environ six mois. La nuit où ma vie s’est brisée.
Mais bouger est de plus en plus difficile, je regarde au sol, mes pieds se changent en racines qui me figent. Des branches poussent de mes bras, je me transforme en arbre. Mes lèvres se fossilisent dans le tronc, me voilà incapable de crier. La berline arrive, droit devant, et fonce sur moi en accélérant. À travers le pare-brise, je vois le grand sourire de mon père.
Afficher en entierLes trois enfants sont terrorisés, leurs voix tremblent, ils chantent et tournent très vite (pas aussi vite que le ventilateur, mais presque) pour se rassurer. Ils ne font pas attention à moi. Je reconnais Alice, Victor et Arthur, les enfants kidnappés. Arthur porte son maillot de foot de l’équipe de France, le numéro 9. D’ailleurs, cette fois encore, tous les enfants disparus portent les vêtements du jour de leur enlèvement.
Il manque une gamine – la quatrième môme kidnappée aux longs cheveux blonds, comme ma fille, dont on ne connaît toujours pas l’identité et que les équipes de gendarmerie ont prénommée Cendrillon –, et je sais où elle se cache. Je me baisse et la trouve recroquevillée sous le lit. Cette fois encore, elle n’a pas de visage. C’est comme si ses traits étaient comprimés derrière un bas opaque. Elle a un aspect effrayant.
Afficher en entierSon stylo venait de la lâcher, là, subitement. Abigaël avait appris à se méfier des coïncidences : ses rêves en raffolaient. Elle regarda la petite pointe de sang sur le bureau, toucha, renifla. L’odeur cuivrée, cette texture, cette couleur… Impossible d’être encore dans un rêve.
Après ces vérifications, à la lueur de sa petite lampe, elle tira un autre stylo du tiroir et poursuivit son récit.
Afficher en entierMon père me disait toujours qu’il y a deux façons de regarder une palette de bois. La première, comme une palette de bois. La seconde, comme la résultante du génie des narcotrafiquants : ce que le cerveau perçoit comme cet objet bien identifié pour le transport se trouve être dix kilos de cocaïne auxquels de brillants chimistes ont donné l’odeur, l’apparence et le toucher d’une palette de bois. C’est ce qui rend le trafic de drogue aussi difficile à enrayer. Insufflée dans les objets qui nous entourent, tellement courants et évidents, on finit par ne plus la voir.
J’aurais pourtant aimé dire à mon père que le cerveau humain est bien plus fourbe dans le domaine des rêves que dans celui du trafic de drogue. En effet, il nous pousse à croire que le rêve est la réalité, même lorsqu’on est poursuivi par un dinosaure. Durant le sommeil, le cerveau se piège lui-même en permanence, il essaie de déjouer tous les stratagèmes du rêveur le plus cartésien. Einstein, tout comme Newton ou Descartes ont un jour cru pouvoir se jeter d’une falaise et voler. Et ils l’ont fait.
Pour la plupart des gens, le rêve s’arrête au réveil. Mais pour moi, distinguer le rêve de la réalité est devenu chaque jour plus compliqué. Car ces derniers temps, même éveillée, je dois sans cesse m’assurer que je ne rêve pas. Être bien certaine que, ce que mes yeux voient, ce que mes oreilles entendent EST la réalité.
Afficher en entier