Rouge Velours

Palerme, Sicile, avril 1924, villa Alessandrini

Dans le bureau de Don Marsillio, l’air s’était raréfié. Le vieil homme à la stature encore imposante malgré ses cheveux blancs, posa d’une main peu assurée le courrier que son secrétaire lui avait fait porter.

Il avait espéré cette lettre des années durant, plus de vingt-cinq ans exactement, se dit-il en comptant les ans qui avaient défilé devant lui et ne lui avaient apporté aucune consolation depuis le départ de sa fille. On dit que le temps guérit les blessures, mais Don Marsillio en doutait, il gardait les siennes ouvertes, à vif, sous sa carapace apparente.

Mélange amer de culpabilité, de colère, d’impuissance et de regrets.

Sa peau tannée par les ans et le soleil se plissa encore sous l’expression douloureuse de son visage. Son épouse ne lui avait donné qu’un seul enfant, une fille.

Caterina.

Belle, intelligente, et qui faisait toute sa fierté. Mais son caractère impétueux et ses idées nouvelles n’avaient jamais été du goût du patriarche qui avait une vision assez traditionnelle de la place qui convenait à une femme. Il avait voulu marier sa fille à un héritier d’une famille alliée pour renforcer sa position et les alliances nécessaires à ses affaires. Mais la belle Caterina s’était enfuie de la maison et avait épousé un architecte français dont elle était tombée amoureuse, malgré la surveillance de ses chaperons. Elle était partie après une effroyable dispute avec son père. Don Marsillio entendait encore leurs éclats de voix et le bruit sec de la gifle qu’il avait mise à sa fille en guise de sanction pour son insolence. Il revoyait son regard plein de colère et de détermination. Il avait pensé la faire fléchir avec autorité, mais elle avait préféré quitter la Sicile, pour ne plus jamais y revenir.

Et voilà que le destin allait, malgré tout, lui ramener sa fille. Ou plutôt le corps de sa fille. À en croire le courrier dont il reconnaissait l’écriture élégante, Caterina était mourante et souhaitait être inhumée près de sa mère.

Je vais mourir, Père, demain ou dans la semaine. Je ne regrette rien sinon nos différends. Vous ne m’avez pas comprise, vous n’avez même pas essayé. Et pourtant je suis sûre que vous m’avez aimée comme je vous ai aimé. Tendrement. Et que je vous aime encore, au fond de moi. Je ne regrette pas mes choix, j’ai été heureuse. Magnifiquement heureuse. Mon époux a été toute ma vie et je ne puis qu’être soulagée de quitter ce monde pour le rejoindre. Mais je ne puis m’empêcher de me faire du souci pour ma fille, Alma. Elle va probablement me détester de vous en tenir informé. Mais vous allez être arrière-grand-père. Il ne portera peut-être pas votre nom, mais il n’en demeurera pas moins votre descendant. Je sais à quel point vous vouliez un fils. Alma est veuve depuis peu, son mari, un Italien, est mort de la tuberculose six mois après leur mariage, la laissant seule avec cet enfant à naître. Je ne connaîtrai jamais ce bébé, et je le regrette. J’ai peut-être quitté la Sicile, mais la Sicile n’a jamais quitté mon cœur. J’ai demandé à Alma de m’accompagner vers mon dernier voyage. Je veux être enterrée chez nous. Si ce courrier vous arrive, alors c’est que le capitaine du navire que nous avons pris a bien exécuté mes dernières volontés. Prenez soin d’Alma et de son bébé, Père, c’est tout ce qu’il vous reste de moi.

Don Marsillio se demanda si elle était déjà morte ou si elle agonisait dans un des hôpitaux de l’île. Connaissant Caterina, elle n’avait rien laissé au hasard et avait sûrement attendu d’avoir rendu son âme à Dieu ou au diable pour l’avertir de son retour en Sicile.

Caterina Alessandrini.