Extraits

- Bonsoir, milord Lamort ! articula-t-elle d'une voix bien distincte. Vous vous êtes fait attendre, savez-vous ?

Le bourreau fit un pas de plus vers elle, et à la lueur du falot, Tonia vit briller à travers les trous du masque un regard aussi bleu qu'un ciel d'été sur le Northumberland.

- Entrez, je vous prie, et refermez la porte derrière vous. vous faites un courant d'air et je suis déjà gelée jusqu'aux os.

Prologue

Camp des Tziganes, Hampstead Hill, près de Londres Avril 1553

— Pas d'effusion de sang, Sandor, rappelez-vous ! Arrangez-vous pour tuer cette gadji proprement.

Oncle Gheorghe s'interrompit, pris d'une quinte de toux, et lança sur le sol un long jet de salive brunâtre.

Perplexe, Sandor Matskella examina un instant ses propres mains, comme s'il les voyait pour la première fois de sa vie. Et dire qu'elles étaient censées expédier de vie à trépas une chrétienne parfaitement inconnue de lui, qui vivait quelque part dans le nord de l'Angleterre ! Cette mission était si absurde qu'il avait peine à la prendre au sérieux.

— Je suis un dresseur de chevaux, objecta-t-il, et je n'ai jamais exécuté personne de ma vie. Du diable si je sais comment m'y prendre !

Maintenant qu'il avait appris ce qu'on attendait de lui, il se reprochait d'avoir répondu aux convocations réitérées de son oncle. S'il avait su de quoi il retournait, nul doute qu'il eût continué à faire la sourde oreille ! songea-t-il avec regret.

— Qu'importe ? dit Gheorghe en haussant les épaules.

Vous êtes jeune et robuste, voilà tout ce qu'il nous faut.

Comme vous le voyez, je suis moi-même grabataire, et c'est pourquoi vous devez assumer pour moi ce rôle d'exécuteur au service de la Couronne. C'est indispensable, mon neveu. Songez que j'ai déjà dépensé en partie l'argent que le constable m'a alloué pour cette mission !

— Et ce maudit gadjo s'est emparé de notre Demeo, précisa tante Mindra, qui se tenait assise près du feu.

Il l'a envoyé à la Tour de Londres, et ne le libérera pas avant que nous n'ayons exécuté notre part du contrat.

Elle cracha dans les flammes avant d'ajouter, vindicative :

— Puissent les chiens lui dévorer le cœur, à ce maudit constable !

Sandor frémit devant la virulence de l'invective.

— Mais la femme ? interrogea-t-il, les sourcils froncés.

Quel crime cette malheureuse a-t-elle pu commettre, pour que le roi d'Angleterre décrète sa mort?

Oncle Gheorghe toussa de nouveau et haussa les épaules.

— Qui peut savoir ? Ce n'est pas notre affaire, mon neveu. L'acte qui m'a été transmis porte la signature et le cachet du roi, cela doit nous suffire. Pour le reste, je ne m'inquiète que de notre Demeo, qui croupit sur une paillasse humide, parmi les rats de la Tour de Londres.

Le plus tôt vous reviendrez du Nord, le mieux ce sera pour lui, et pour nous tous.

— Il faut que mon fils soit relâché avant qu'il ne meure de la fièvre dans son cachot sordide, ou qu'il ne soit corrompu par ces damnés Anglais ! lança Mindra, les yeux flamboyant de haine.

Sandor poussa un lourd soupir.

— Très bien, je partirai dans une heure. Mais ne vous inquiétez pas pour mon cousin. Il est courageux comme un lion, et il sortira de sa prison plus vaillant que jamais.

Bien qu'il n'eût guère le cœur à se réjouir, il ne put retenir un petit sourire en pensant à Demeo, dont l'allant et l'humeur facétieuse l'avaient toujours mis en joie.

— A vrai dire, je plains les geôliers chargés de le garder ! ajouta-t-il. Voulez-vous parier qu'il reviendra les poches pleines de tout l'argent qu'il aura su leur soutirer au jeu ?

Mais l'oncle Gheorghe le foudroya du regard.

— Il n'y a pas matière à rire, quand le constable en personne vous délivre un ordre d'exécution ! déclara-t-il d'une voix cinglante. Tout ce que vous avez à faire, c'est d'en finir le plus vite possible avec cette vieille femme emprisonnée au château de Hawknest. Mais attention, mon neveu, l'acte doit être aussi expéditif et propre que possible, et surtout ne pas avoir le moindre témoin. Le constable a beaucoup insisté sur ce point. Il s'agit d'une exécution secrète...

Sandor se rembrunit de nouveau.

— Pourquoi ces mystères ?

Gheorghe croassa un petit rire.

— Bah, un caprice de gadjé ! dit-il avec mépris. S'ils emploient des Tziganes pour effectuer les basses besognes, c'est pour ne pas salir leurs belles mains blanches. Quant à la femme, vous pouvez l'étrangler, bien sûr, mais je pense que le garrot serait plus efficace. Vous avez les mains assez fortes pour cela.

Sandor frotta machinalement ses paumes l'une contre l'autre, tandis qu'un spasme de répulsion lui tordait la bouche. Certes, il avait déjà tué des animaux dans sa vie, mais un être humain, et une femme qui plus était...

— Oui, plutôt le garrot, acquiesça-t-il enfin. Le plus rapide sera le mieux— pour elle.

La tante Mindra le considéra un instant d'un air torve avant de hasarder :

— Et si elle porte une chaîne en or ou des boucles d'oreilles, pensez à moi, mon neveu. On me doit bien cela en échange des souffrances de mon fils !

Gheorghe hocha la tête, approbateur.

— C'est votre droit, Sandor, expliqua-t-il. Les exécuteurs royaux bénéficient de quelques privilèges.

Sandor eut le plus grand mal à ravaler le flot de bile qui lui était monté à la gorge. Dieu, dans quelle sordide affaire était-il embarqué ? Il aurait donné cher pour être exempté de cette sinistre tâche. Mais le sens du devoir lui ferma la bouche. Comment décevoir le frère de sa mère ? Serrant les poings, il déclara enfin :

— Je veux bien prendre la vie de cette femme, mais pas lui ôter sa dignité.

Mindra ouvrit de grands yeux à cette affirmation.

— Mais voyons, ce n'est qu'une gadji ! s'écria-t-elle, comme si ce fait excusait toutes les turpitudes.

Je comprendrais vos scrupules, si elle était une Rom comme nous.