Secrets de croisade

Saint-Chély-d’Apcher, Francie, 1294

Le fond de l’air était frais. Vivifiant, il se glissait entre les bourgeons tout juste éclos des arbres et les faisait frémir sur son passage. Rapide, il dévalait les troncs jusqu’à frôler l’humus gorgé de l’eau de la dernière pluie, spiralant entre les feuilles mortes, les brindilles et les buissons.

Il s’engouffra le long d’un sentier de terre, se plaçant à la suite d’étroites empreintes de pas récemment laissées là par la jeune femme qui progressait en silence, les pans bleus de sa cotte1 relevés jusqu’à sa ceinture et dévoilant le tissu de lin de son chainse2.

Isaora s’immobilisa brusquement lorsque le craquement d’une brindille brisa le silence de la forêt environnante. Á dix-sept ans tout juste révolus, la jeune femme ne montra aucun signe d’inquiétude, se contentant de tirer une dague de sa ceinture et de l’empoigner fermement.

Là-bas, un éclair de fourrure cherchait à se dissimuler parmi les branches basses d’un roncier. Retenant son souffle, Isaora se courba pour progresser discrètement. Un lapin, même maigre au sortir de l’hiver, agrémenterait considérablement la table du soir, et ce même si les chasseurs de son père revenaient avec une prise de gibier ou deux de leur propre journée.

S’abaissant à frôler le sol de sa main libre, rajustant le châle de laine qui couvrait ses épaules, la jeune femme progressa de quelques pas encore. Elle pouvait désormais discerner l’éclat sombre de l’œil de l’animal. Son immobilité le rendait presque invisible dans la forêt profonde, mais cela faisait des années qu’Isaora arpentait ces lieux, et elle en connaissait désormais chaque recoin.

Inspirant discrètement, elle avança d’un mètre encore. Quelques secondes de plus, et sa proie serait sienne. Il suffisait juste…

Un hennissement brisa le calme de cette parcelle de terre boisée du Gévaudan avec brusquerie et fracas. Isaora se précipita à la seconde même où le lapin sursautait et détalait. La jeune femme le perdit de vue en un éclair. De dépit, elle se redressa, époussetant ses jupes et rengainant sa lame.

— Un cheval, marmonna-t-elle. Il fallait qu’un cheval se fasse entendre !

Elle jeta un regard énervé au sentier qui, elle le savait, s’étendait à quelques fourrés de sa position. Le son du souffle de l’équidé lui parvint et, agacée, elle s’élança pour parcourir la distance qui la séparait de l’importun, bien décidée à s’enquérir de sa présence sur ses terres et de le chasser sans ménagement.

Le roncier retint sa cotte durant trois secondes, et elle s’en dégagea d’un geste sec, avant d’écarter le buisson suivant d’un mouvement dicté par l’habitude. Et de se figer tout aussi vite. Là-bas, à moitié dissimulé par les branches resserrées des châtaigniers, un visage à la peau sombre semblait la fixer de ses yeux d’un bleu éclatant.

Isaora inspira, le souffle court, le regard captivé par l’étrange apparition. C’était un homme, constata-t-elle en avançant lentement de quelques pas. Un homme à la carnation incroyablement sombre, juché sur un cheval à la robe blanche parsemée de taches brunes, et engoncé dans ce qui ressemblait à plusieurs couches d’un drap épais et coloré, dont l’extrémité recouvrait sa tête comme le châle des anciennes du village.

Ses yeux bleus – si bleus – scrutaient les fourrés où la jeune femme se dissimulait.