Extraits

Cependant, l’incrédulité qu’affichait Rullman semblait s’effilocher de seconde en seconde, et Sweeney estima que le savant mordait doucement à l’hameçon. Comment pouvait-il en être autrement ? Sweeney était là, devant lui, respirant l’air de Ganymède, supportant sans aucune gêne la gravité, et la poussière de Ganymède sur sa peau froide. C’était un fait irréfutable

Puis il se tut et examina le nouveau venu de la tête aux pieds en se remettant tout doucement de ses émotions. L’examen dura assez longtemps pour que Sweeney pût, lui aussi, étudier son interlocuteur. Rullman paraissait plus vieux que sur les photos et c’était naturel. D’ailleurs, les marques du temps ne semblaient pas l’avoir affecté autant que Sweeney l’avait imaginé. C’était un homme fluet, au crâne en partie dégarni, aux épaules tombantes, mais la confortable bedaine que révélaient les clichés avait presque entièrement fondu. De toute évidence, la vie sur Ganymède l’avait quelque peu endurci. Toutefois, les photographies n’avaient pas préparé Sweeney aux yeux de Rullman : des yeux aux paupières lourdes, inquiétants comme des yeux de hibou

Il constatait cependant avec étonnement qu’il avait pris plaisir à cette randonnée. Pour la première fois de sa vie, il avait marché sans surveillance humaine ou mécanique sur un monde où il se sentait physiquement chez lui. Un monde sans murailles, un monde où il était totalement seul. L’air était riche et agréable à respirer, les vents soufflaient au gré de leur caprice, la température était considérablement plus faible que la température minimale du dôme lunaire et le ciel s’étendait tout autour de lui, un ciel indigo où, ici et là, scintillaient des étoiles

Raison à quel propos ? Un hors-la-loi pouvait-il jamais avoir « raison » ? Sweeney n’était pas en mesure d’en décider. Et il y avait eu ce technicien qui avait lâché : « Le problème avec la terraformation, c’est son coût… » – que voulait-il dire par là ? Moins d’une minute après, il avait été précipitamment exclu de la conférence sous prétexte d’une course inventée pour les besoins de la cause. Des incidents du même ordre, il y en avait eu un grand nombre, mais Sweeney était dans l’incapacité absolue de les organiser dans une perspective qui leur eût donné un sens. Il se contenta de conclure qu’ils n’influaient pas directement sur ses chances de devenir humain et il se hâta de les abandonner dans le vaste désert de son ignorance

Sweeney avait compris que Rullman et consorts étaient des criminels. Quelle était la gravité de leurs crimes ? C’était là une question qu’il n’avait jamais cherché à approfondir. Ses critères étaient trop rudimentaires. Il lui était cependant apparu clairement dès le début que la colonie de Ganymède avait été créée à l’insu de la Terre, selon des méthodes que la Terre n’approuvait pas (sauf lorsqu’il s’agissait de cas particuliers dont Sweeney lui-même était un exemple), et que la Terre voulait qu’elle soit démantelée. Pas par la force, car elle tenait d’abord à apprendre ce que savait Rullman, mais grâce à un stratagème subtil dont Sweeney était la cheville ouvrière. Il faut ramener ces hommes. Ensuite, à en croire les sous-entendus – qui n’étaient que des insinuations, jamais une promesse directe —, ensuite, Sweeney pourrait devenir humain et il connaîtrait de la liberté autre chose que le plaisir de se promener sur la surface sans air de la Lune en compagnie de cinq gardes

Ce fut après le troisième de ces incidents que Sweeney fut déposé pour la première fois à la surface de la Lune, sous la garde, il est vrai, de cinq hommes en scaphandre. Cela lui était en fait égal. Cette nouvelle liberté lui paraissait quelque chose d’énorme et c’était presque comme si sa combinaison, une plaisanterie comparée à la tenue que les policiers étaient obligés de porter, n’existait pas. Cette sortie lui donna un avant-goût de la liberté dont il jouirait, si tout ce qu’on lui avait laissé entendre était vrai, une fois sa mission accomplie. Il pourrait même voir la Terre où les gens vivaient. En ce qui concernait sa mission, il savait d’elle tout ce qu’il y avait à en savoir. Cette connaissance était comme une seconde nature. Dès sa petite enfance, solitaire et froide, on lui en avait seriné les détails, et chaque séance d’endoctrinement s’achevait invariablement par la même formule : « Il faut ramener ces hommes. 

Il remarqua naturellement l’absence d’Alfven lors de la relève ; cela n’avait toutefois rien que de très banal. Les savants allaient et venaient dans la vaste caverne scellée, toujours escortés des représentants de la police de l’Autorité du Port de la Plus Grande Terre, courtois et parés d’uniformes splendides, mais il était rare qu’ils restent très longtemps. Même au sein de l’équipe psycho, il y avait en permanence une tension particulière, une terrible contrainte qui, périodiquement, explosait en bagarres et en hurlements. Sweeney n’avait jamais découvert ce qui motivait ces clameurs, car, chaque fois qu’une dispute éclatait, le son était aussitôt coupé. Cependant, il avait noté que tel ou tel de ceux qui y prenaient part ne se montrait plus jamais. — Le Dr Emory n’est pas là, aujourd’hui 

Il avait toujours été ainsi. Pour une raison qui, littéralement, était antérieure à sa conception : les cellules germinales qui s’étaient par la suite conjuguées pour le former avaient été soumises à une multitude de manipulations techniques hautement élaborées – empoisonnement mitotique sélectif, irradiation ponctuelle aux rayons X, microchirurgie, tectogénétique, inhibitions métaboliques concurrentielles, sans compter une bonne cinquantaine d’autres procédés dont il n’avait jamais entendu parler et dont l’ensemble portait le nom collectif de « pantropie ».

Les psychologues, les psychiatres et les psychanalystes qui s’occupaient de lui faisaient ce qu’ils pouvaient mais c’était peu. Le passé de Sweeney ne recelait pratiquement rien qui fût susceptible d’être utilisé de manière positive par aucun procédé psychothérapeutique élaboré pour aider les êtres humains. D’ailleurs, les spécialistes étaient incapables de se mettre d’accord sur l’objectif fondamental que devait se fixer l’action thérapeutique : ou bien donner à Sweeney le moyen de vivre compte tenu de la réalité essentielle qu’était sa non-humanité – ou bien, au contraire, souffler sur l’unique étincelle d’espoir que les profanes en la matière, les autres résidents lunaires, lui présentaient comme la seule raison de son existence

C’est paré, laissa tomber le pilote. Bonne chance, Sweeney. — Merci. Quand tu voudras, Mickey. — Mise à feu dans cinq secondes. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. Top ! Le bloc propulseur frémit, et Sweeney encaissa entre les omoplates une poussée dont le choc le paralysa presque. L’accélération le plaqua contre le harnais, puis le traîneau vibra en glissant sur l’acier du longeron