Mythologie & Philosophie - La série

L'histoire d'Ulysse est celle d'un homme qui va de la guerre à la paix, de la haine à l'amour, du chaos à l'harmonie, de l'exil au retour chez soi, bref, il va de la vie mauvaise à la vie bonne, dont les épisodes sont encore enseignés dans les écoles du monde entier vingt-huit siècles après sa première apparition, mais c'est surtout, comme on le verra, la matrice de toute l'histoire de la philosophie.

Contrairement à ce qu'on croit souvent, l'Iliade ne raconte pas la guerre de Troie, mais seulement quelques jours et quelques nuits de la dixième et dernière année du conflit. Par exemple, on n'y trouve ni l'épisode fameux du cheval de Troie, ni les prophéties malheureuses de Cassandre, ni même le récit de la mort d'Achille frappé au talon par une flèche décochée par Pâris. Quel est alors le sens véritable de cette œuvre qui met avant tout en scène l'héroïsme grec? C'est ce qu'on essaiera ici de tirer au clair.

Comme l'Odyssée d'Homère, la Théogonie d'Hésiode, un poème magnifique écrit au VIIe siècle avant J.-C., et lui aussi première et principale source de la mythologie, raconte une histoire qui va du chaos à l'harmonie, de la guerre à la paix, du conflit entre les dieux à l'instauration par Zeus d'un ordre cosmique harmonieux, juste, beau et bon. C'est par rapport à ce dernier, en se mettant eux-mêmes en harmonie avec l'harmonie du monde, que les humains vont pouvoir trouver le sens de leur vie.

Typhon est un personnage essentiel dans la mythologie, un monstre terrifiant mais crucial dans la naissance des mythes, car il figure, après la victoire de Zeus sur les Titans et l'instauration du cosmos harmonieux, la résurgence sans cesse possible des forces destructrices du chaos. c'est contre ses enfants qu'Héraclès aura encore à se battre au cours de ses fameux travaux, signe que l'harmonie n'est jamais gagné pour toujours, mais sans cesse à protéger et à réinventer.

Le cosmos une fois garanti par Zeus après l'emprisonnement des Titans dans le Tartare, la paix et l'harmonie enfin revenues, plus rien ne se passe, plus rien ne bouge, il n'y a plus de vie, plus d'histoire, et les dieux commencent à s'ennuyer ferme sur l'Olympe. Les voilà qui demandent à deux jeunes gens, tous deux fils du Titan Japet, Épiméthée et Prométhée, de créer les mortels, animaux et hommes, pour se distraire. C'est ainsi la naissance de l'Histoire, mais aussi celle de la liberté humaine qui est décrite dans ce mythe dont on verra pourquoi la postérité philosophique est incomparable.

Midas est le roi de Phrygie, une région agricole de la Grèce, et c'est pour tout dire un balourd, un fieffé crétin. Dominé par son avidité et sa cupidité légendaires, il va demander à Dionysos de lui donner le "toucher d'or", un artifice magique qui, transformant en métal précieux tout ce que son détenteur touche, va menacer l'ordre cosmique tout entier et se retourner contre lui. Mais le pauvre fou n'en reste pas là. Défiant Apollon lors d'un concours de musique entre le dieu et un Satyre, Midas va être de nouveau remis à sa juste place...

Zeus a sans cesse besoin de lieutenants capables de le seconder dans sa tâche principale qui consiste à maintenir, s'il le faut par la force, l'harmonie cosmique toujours menacée par les forces chaotiques des origines. C'est dans cet esprit qu'il décide de s'unir à une mortelle, la belle Alcmène, l'épouse d'Amphitryon, pour concevoir Héraclès, celui qui par sa combativité et son courage aura pour mission première, au cours de ses fameux travaux accomplis pour la gloire d'Héra (Héra-Kleios: tel est le sens de son nom), de terrasser sans cesse les monstres issus de la première génération des dieux.

Les êtres maléfiques et surnaturels qu'Héraclès a dû vaincre "pour la gloire d'Héra" (Héra-Kleios) ne sont pas des êtres ordinaires, mais des résurgences des forces primitives du chaos - en quoi Héraclès ne fait que reproduire la scène primitive à l'origine de la plupart des mythes grecs, à savoir la lutte de son père, Zeus, contre la violence des Titans. Héraclès n'en est pas moins lui-même un être déchiré, sans cesse partagé entre sa vocation pour la justice et une violence démesurée qui le pousse à tuer encore et toujours. En quoi il est un héros tragique, un personnage voué au malheur, dont la mort atroce ne sera compensé que par une apothéose, une transformation en dieu immortel. Ce sera l'occasion de s'interroger sur la profondeur de la conception grecque du tragique.

Comme Héraclès ou Persée, Thésée appartient au monde de ces héros qui terrassent les monstres et poursuivent ainsi la tâche qui leur est impartie par Zeus: celle de maintenir l'ordre cosmique en état face aux forces du chaos qui ne cessent de le menacer. La légende de Thésée tuant le Minotaure, ce monstre conçu de manière étrange par Pasiphaé, la femme du roi Minos, accouplée à un taureau, est à cet égard l'une des plus marquantes de toute la mythologie grecque. A la différence d'Héraclès, Thésée parviendra, du moins pendant un temps, au bonheur grâce à son sens de la justice - ce qui nous donnera l'occasion de nous interroger sur le sens et la portée philosophique du bonheur.

La légende de Danaé, la mère de Persée fécondée par Zeus transformé pour l'occasion en pluie d'or, cette jeune femme enfermée par son père dans une grotte souterraine tapissée de feuilles de bronze et presque entièrement hermétique, adonné lieu tout au long de l'Histoire à une très riche iconographie. Il en va de même pour Persée tranchant la tête d'une des trois Gorgones, la seule qui soit mortelle, Méduse, elle aussi résurgence des forces chaotiques incarnées dans les premiers dieux. Peut-on regarder la mort en face sans être pétrifié? Faut-il tenter de l'oublier ou au contraire y penser chaque jour afin de s'y préparer, comme nous y invite par exemple le bouddhisme?

Avec celle d'Ulysse retournant à Ithaque, l'épopée des Argonautes en quête de la Toison d'or constitue sans nul doute le récit d'aventures le plus fascinant de toute la mythologie. Il a lui aussi donné lieu à une très riche iconographie ainsi qu'à une quantité impressionnante de livres et de films. Mais, comme toujours avec les grands mythes grecs, l'intrigue dissimule et dévoile en même temps plusieurs messages de sagesse philosophique, et notamment une certaine conception de la justice qu'on tentera d'expliquer.

Le personnage de Dionysos est à coup sûr le plus énigmatique et peut-être le plus significatif de la portée philosophique des mythes grecs. Dionysos est ce qu'il est convenu d'appeler à l'époque un "métèque", un être à la fois étrange et étranger. D'abord parce qu'il est déjà au départ un mélange, le fils de Zeus et d'une mortelle, la belle Sémélé, et que sa naissance a été difficile puisqu'il est sorti de la "cuisse de Jupiter". Mais en outre, on voit qu'il vient "d'ailleurs", avec sa peau noire et ses yeux bidés, sa folie de la fête, du sexe, du sadisme et du vin. Pourquoi l'avoir installé au cœur de l'Olympe, lieu par excellence de l'harmonie cosmique opposé au chaos? C'est à cette question qu'on tentera de répondre en interrogeant à nouveau l'histoire des conceptions de la folie.

Il existe à l'origine trois grands mythes du déluge, pratiquement identiques entre eux jusque dans les détails, mais dont la signification est chaque fois différente. Le premier, qui servira de matrice aux deux autres, se trouve dans l’Épopée de Gilgamesh, un texte anonyme écrit en langue sumérienne puis akkadienne vers le XVIIIe siècle avant J.-C., soit dix siècles avant l'Odyssée. L'histoire sera reprise quasiment intacte dans le mythe de Pyrrha et Deucalion, puis, un peu plus tard encore, dans celui de Noé. Nous verrons en quoi la même trame donnera pourtant lieu à trois leçons philosophiques très différentes.

Comment justifier le mal, expliquer que des êtres innocents soient frappés par le malheur, les guerres, la maladie, la mort précoce? Comment expliquer que le destin, comme la pluie qui tombe indifféremment sur les bons et les méchants, n'épargne personne? C'est à cette question que répond d'abord le mythe d’œdipe, mais ce sera aussi l'occasion de s'interroger sur le sens de sa postérité dans la psychanalyse, notamment chez Freud

Qu'il y ait deux types de loi, nous le savons bien: d'un côté il y a ce qui est et de l'autre ce qui devrait être, d'un côté ce que les jurisconsultes appelleront le "droit positif", la loi de la cité telle qu'elle est, et de l'autre le "droit naturel", la loi idéale mais pas forcément réelle. A cette première opposition s'en ajoute une seconde, plus profonde, celle qui sépare le droit qui régit la collectivité et celui qui vaut pour la sphère privée de la famille, de l'individu. Antigone, file d’œdipe, va incarner pour l'éternité la révolte de l'individu contre l'ordre établi, au nom du droit naturel comme au nom de cette loi du cœur. On verra pourquoi, dans le monde grec, pour sympathique qu'elle soit, cette révolte est toujours vouée à l'échec.

Chacun à leur façon, Sisyphe, l'homme aux mille ruses, et Asclépios, le génie de la médecine, essaient de s'attaquer à la mort, de faire revivre ceux qui sont passés de l'autre côté du rivage. Mais, comme dans le mythe de Frankenstein, qui n'est qu'un avatar de ceux de Sisyphe et Asclépios, le projet de la "mort de la mort" menace de bouleverser l'ordre cosmique instauré par Zeus. Il apparaît ainsi comme le pêché par excellence, le comble de l'hybris, de l'arrogance et de la démesure humaines, un défaut qui appelle toujours dans les mythes grecs un châtiment terrible.

Ce sont là des mythes de l'amour contrarié, par la mort, bien sûr, mais aussi par l'imprudence des amoureux. Ils explorent les arcanes de la souffrance des héros confrontés à la séparation, au deuil de l'être aimé, mais aussi les remèdes ou les stratégies de secours qu'ils tentent plus ou moins désespérément d'inventer face à l'épreuve sans doute la plus douloureuse de toute existence humaine.

Certains mythes ne font aucun détour pour condamner l'hybris, ce péché par excellence aux yeux des Grecs. Ils s'y attaquent directement, sans fard, de sorte que leur interprétation est particulièrement aisée, un peu comme celle, chez Freud, des rêves infantiles, non déformés. C'est le cas des mythes qu'on évoquera dans ce livret et qui sont de ce point de vue particulièrement intéressants.

Tout commence avec l'Épopées de Gilgamesh, qui raconte la contradiction insoluble entre l'amour et la mort. Gilgamesh, le grand roi d'Uruk, tombe amoureux de son alter ego, Enkidu. Ce dernier va mourir, laissant son ami inconsolable et angoissé comme jamais. Commence alors pour lui une quête de l'immortalité qui s'avèrera aussi pénible qu'infructueuse, laissant l'homme sans religion chercher un sens laïc à sa vie. En ce sens, cette épopée magnifique peut être considérée comme l'une des premières origines de la philosophie. Les histoires d'amour continueront de hanter l'humanité, comme on le voit avec les grands mythes du Moyen-Âge, dont on tentera aussi de cerner la signification.

Comment situer les mythes entre religion et philosophie? On a coutume d'opposer "mythos" et "logos", le discours légendaire et fantastique au discours "logique", rationnel, de la philosophie et de la science. La vérité est infiniment plus complexe et plus intéressante que ne le laisse penser cette opposition sommaire. À bien des égards, la philosophie sera l'héritière de la mythologie et de la religion, car c'est bel et bien la sécularisation des grands mythes qui formera le noyau dur du rationalisme grec mais aussi de la pensée moderne. De là aussi tout l'intérêt d'une comparaison entre les sagesses anciennes, d'Occident autant que d'Orient.