Extraits

’aurais voulu avoir les mots pour effacer ne serait-ce qu’un peu de la douleur qui se lisait sur son visage.

Mais que pouvais-je dire ?

À défaut de paroles adéquates, je glissai ma main dans la sienne.

— Je suis désolée, Dan. Tellement désolée.

— Oui, moi aussi. Mais être désolé ne me la ramènera pas. C’est nul, hein ?

— Tu… (Les mots s’échappèrent de mes lèvres avant même que je prenne conscience qu’ils m’étaient venus à l’esprit.) Est-ce que tu l’aimais ?

Poussant un petit cri, Anna mit une main devant sa bouche ; je m’agrippai au bord de la table.

On courait droit à la catastrophe. Du genre Tchernobyl.

— Kirsten ! hurlai-je. Qu’est-ce qui te prend, bordel ?

— Je ne lui ai pas piqué Tony, rétorqua Ginny d’une voix pleine de défi mais blanche comme un ours polaire passé à la javel. Ils avaient rompu !

— Ouais, ouais…, c’est ça !

Ginny jeta un coup d’œil paniqué autour d’elle.

— C’est de l’histoire ancienne… ridiculement ancienne ! Je n’arrive pas à croire que tu remettes ça sur le tapis au bout de… quoi ? Huit ans ?

À un mètre à peine, assez près pour entendre mon juron étouffé, le policier se retourna. Nikos avait laissé échapper son bout du paquet et s’était couvert les yeux avec un petit cri d’effroi qui n’était pas sans rappeler le couinement d’un chiot à qui l’on aurait marché sur la queue. Je vis la boîte se retourner à cent quatre-vingts degrés, rouler sur le flanc, pour finalement rebondir contre la bordure du trottoir. L’impact délogea le fermoir, et, dans un grand fracas accompagné d’un éclair étincelant, la boîte acheva sa course sur la route. Une vague de stupeur parcourut les badauds tout autour, et je lâchai moi-même un hoquet effaré. Puis un silence lourd tomba sur la place.

— Non, tu as raison, se reprit-il, peinant de toute évidence à contenir ses émotions. Excuse-moi, Beth ; je ne devrais pas te demander de trahir ses confidences. Je vais suivre ton conseil et l’appeler dès que j’aurai vu mon prochain client. Je veux tellement la retrouver : je ne peux pas m’imaginer vivre sans elle.

Espérant de tout cœur que tout finirait bien pour eux, je fourrai mon téléphone au fond de mon sac et remontai à pas lents jusqu’à la villa. Dans la cuisine, je trouvai Kirsten dans un effroyable état d’agitation.

— Ah… Des cow-boys dans la tête ?

— Les cow-boys et le troupeau, confirmai-je en m’étouffant avec les comprimés que j’essayais d’avaler sans eau. D’ailleurs, j’ai plus ou moins l’impression d’avoir passé la nuit dans une étable. Quand tu t’agites dans ton sommeil, tu ne fais pas semblant. Tu t’es crue à un rodéo ?

Elle rougit.

— J’ai rêvé de Nate.

Je pris une profonde inspiration (ce qui ne fut pas chose aisée, étant donné que mes entrailles essayaient de se faire la malle par ma trachée) et décollai les mains de mon visage.

— Jack, ce n’est pas facile à dire, mais je crois qu’il y a eu un très gros malentendu.

Une exceptionnelle gravité dans les yeux, il me contemplait par-dessus le homard.

— Il n’y a aucun malentendu, Elizabeth. Je t’aime. Je veux faire ma vie avec toi. C’est tout.

Je fermai les yeux, tentant désespérément de trouver les mots qui adouciraient le chagrin que j’étais sur le point de lui infliger, mais c’était peine perdue.

M’asseyant sur le lit, je pris le billet dans mes mains : son droit de séjour sur le sol américain dépendait entièrement de son job, ce qui signifiait qu’en se faisant virer elle avait perdu son appartement, ses amis et – cela me brisait le cœur rien que d’y penser – Nate. Pas étonnant qu’elle soit sur les nerfs et qu’elle n’ait pas d’appétit. À sa place, il m’aurait fallu toute la volonté du monde pour ne pas remplir mes poches de cailloux avant d’aller plonger du bout du môle.

Notre journée se déroula à la perfection, entre ciel bleu et mer cristalline. Un petit bateau crachotant nous avait conduites sur l’une des petites îles non loin de Liminaki, où nous nous étions prélassées sans vergogne en mangeant notre poids en cochonneries arrosées de boissons sucrées. La même épave nous ramena au coucher du soleil. La seule ombre au tableau fut le moment où, alors que notre navette manœuvrait dans le port, je m’aperçus que nous allions passer à quelques mètres seulement de l’Elizabeth Bennet.

Les yeux rivés sur ma destination, je remontai la jetée d’un pas furibond, sautant agilement par-dessus la fissure qui s’ouvrait près du quai. Je tenais ma victime. Pris en sandwich entre un bateau de pêche qui avait connu de meilleurs jours et une vedette flambant neuve, le voilier oscillait doucement au gré de la houle, sa coque en bois verni reflétant les vaguelettes dansantes. Ce soir-là, il était revêtu de guirlandes de lumières : l’une enroulée autour du garde-corps qui bordait le pont, l’autre autour du grand mât. Si je n’avais pas su de quoi il retournait, j’aurais été fascinée par ce vaisseau enchanteur, mais cela était l’Elizabeth Bennet, et ces illuminations féeriques ne firent que m’enrager un peu plus.

Fort heureusement, après deux petits déjeuners à la taverne Papadakis, le menu n’avait presque plus de secrets pour moi. Je me débrouillais également assez bien en grec pour prendre les commandes de cafés, bières, et autres boissons dont les visiteurs pourraient avoir envie si tôt dans la matinée. Nick n’était jamais loin, au cas où il aurait besoin d’intervenir, mais, par bonheur, je ne demandai à personne d’aller collecter les casiers ou de finir de passer l’aspirateur – ce qui, à mes yeux, constituait une prouesse linguistique comparable au décodage de la pierre de Rosette.