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Nous arrivons à sept mille huit cents en douze heures, l’après-midi. Il faut attendre l’aube, c’est le soir qui précède le sommet. Dans la tête sans sommeil passe tout le catalogue de ce qu’il y a à faire, et moi pour le moment je suis essoufflée, allongée dans mon sac, je suis un poisson qui agonise, rien à voir avec un tigre. Romano arrive à dormir même aussi haut. C’est vraiment son élément, là où il libère son énergie de centrale électrique. C’est même rageant de l’entendre ronfler à sept mille huit cents
Afficher en entierIl s’agit de règles bien à nous, nous ne les généralisons pas et ne faisons pas de compétitions. D’autres femmes alpinistes ont d’autres systèmes pour leur collection de sommets. Si un jour je fais l’ascension de tous les huit mille, je veux me mettre autour du cou un collier de quatorze perles fines, pêchées une à la fois avec mes seules forces et mon seul oxygène, en ouvrant l’huître sans outil d’effraction. Je regrette de paraître un peu orgueilleuse, mais c’est toi qui m’as donné le surnom de tigre et alors c’est au moins en maman chatte que je défends mon choix d’escalade, celui d’obtenir les sommets à ma façon à moi
Afficher en entierEn 2000, nous avons tenté le Gasherbrum par la face nord, jusque-là inviolée. Nous voulions ouvrir une nouvelle voie. Déchargés par les chameaux, nous avons parcouru vingt kilomètres de glacier. Comme unique orientation, nous avions une photo prise bien des années plus tôt par Kurt Diemberger, l’alpiniste autrichien, et une photo de 1929 du duc de Spolète. Sur place, nous nous sommes aperçus qu’il manquait mille mètres de paroi à la photo de Kurt, et que de là descendait un monde d’avalanches. C’était un espace inconnu, personne autour de nous pendant de nombreux jours de marche, rien que nous et la face nord du Gasherbrum qui s’ébrouait continuellement. Nous avons aimé et nous aimons nous trouver dans de tels endroits, sous cette puissance colossale, furieuse, essayant de nous glisser dans une ligne de montée entrevue d’en bas et à vérifier seulement une fois dessus. Je ne fais pas la course pour être la plus rapide sur tous les huit mille mètres. Sinon je ne perdrais pas mon temps et mes ressources à la poursuite d’une baleine blanche de paroi nord qui était vierge et qui l’est restée
Afficher en entierJ’ai acheté un petit livre de proverbes népalais. L’un d’entre eux dit : la chance ne change pas les hommes, mais elle les démasque. Il me fait penser à la chanson de Vladimir Vissotski, un auteur-compositeur russe qui dit ceci : « Si tu ne sais pas si tu peux te fier à un ami, invite-le en montagne.
Afficher en entierTu es plein de phrases qui se sont échouées dans ta tête, tu tournes autour d’elles, j’ai du mal à te suivre. Tu parles des marches et je pense à celles que nous creusons pour monter, la trace laborieuse dans la neige dure, entamée coup après coup par le piolet. Nous fabriquons un escalier qu’une heure de neige peut effacer, derrière nous les marches se referment. C’est beau de ne pas laisser de trace. Si je pense que les pas des premiers astronautes sur la Lune ont laissé des empreintes qui sont encore là par manque de vent et de pluie, je bénis les miens qui se recouvrent. La trace indélébile du gros soulier d’Armstrong est une idée fixe pour moi, je voudrais aller là-haut avec un balai pour l’effacer
Afficher en entierEt il marche sur des hauteurs terrestres », écrit Amos, prophète, à propos de son dieu solitaire. Il faut avoir la dioptrie infaillible d’un visionnaire autorisé pour reconnaître un dieu au-dessus des sommets. Des fentes étroites de mes yeux, j’ai vu et je vois seulement le vent, qui est peut-être une de ses traces secondaires. Je l’ai vu passer et repasser comme un fouet sur le crâne et le cou de sa majesté l’Everest, balancer sa neige au ciel. Il vient du Tibet et quand il ne veut pas, il ne permet à personne de lui tenir compagnie
Afficher en entierÀ haute altitude, le vent est le maître du temps. Quand il fait beau et qu’il y en a dehors, tu ne sors même pas pour faire pipi. Et pourtant, il faut sortir, pour vérifier les piquets, ramasser de la neige à faire fondre sur le réchaud. Avec ta combinaison matelassée sur le dos, trois couches de vêtements, tu es une balle en caoutchouc et le vent frappe sur toi comme une queue de billard et il te traite comme une bille, il veut t’envoyer dans le trou. Alors je lui dis : fais attention, c’est dans la tente que je dois aller et non pas dans le précipice par où je suis montée, laisse-moi donc faire ma récolte et puis je me glisserai toute seule dans mon trou. Et lui m’applique toujours un coup sur les fesses ou une bonne claque. Le vent est une grande personne ici, un despote, mais il accepte les ripostes. Au fond, nous lui tenons compagnie
Afficher en entierSur la bosse du chameau on traverse des gués qui, au dégel, en Chine, sont effrayants. Les torrents gonflés charrient des pierres et mêmes des rochers. Un vacarme de tempête et tu te trouves perché sur le chameau qui avance au milieu de l’eau violente, des tourbillons et des coups du courant qui refluent. Le chameau n’a que la tête hors de l’eau. Les animaux sont attachés entre eux à la file par une corde qui passe dans l’anneau du nez. Ce sont des moments de peur, je suis là-haut et je ne peux rien faire, seulement espérer ne pas être emportée. Le soir, ils sont libres d’aller pâturer le peu qu’ils parviennent à trouver entre les cailloux. Les chameliers sont musulmans, jeunes, ils font un très beau salut, ils posent d’abord la main sur leur cœur puis te la tendent. Et ils chantent en chemin, mais pas ensemble, chacun pour soi. Tu te tais, tu penses aux chameaux
Afficher en entierJ’ai monté mon premier chameau en 1994 au K2, quand nous avons tenté le versant nord, chinois, qui n’est pas celui qu’ont escaladé les Italiens en 1954. Le chameau est une bête qui impose le respect, sinon il crache et lance des coups de pied, même de côté. Il a un petit coussin sous les pattes, une allure silencieuse même sur les pierres. Il porte son chargement sur sa bosse et son passager au sommet. De là-haut, la première fois j’ai eu un peu le vertige, risible pour quelqu’un qui escalade les montagnes les plus hautes
Afficher en entierCe fut une marche de résistance nerveuse uniquement, je n’avais pas d’autre force que celle-là, nous étions depuis huit jours sur cette paroi. Nous sommes arrivés le soir aux tentes du camp à six mille huit cents et ainsi prit fin notre marche de retour. Le matin suivant, Luca avait récupéré et il descendit seul, il fut même le premier d’entre nous à poser le pied au camp de base, à quatre mille mètres
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