Ténébreux passé

Magnolia Bend, Mississippi

Frankie Bodine coupa le moteur et laissa dériver la barque jusqu'aux poutrelles du vieux pont, sous lequel il s'amarra. Puis il jeta sa ligne de pêche dans les eaux calmes de la Choppowah, et s'étendit au fond du bateau pour contempler les étoiles.

Il régnait dans ce lieu un silence presque surnaturel, et il s'imaginait parfois entendre les gémissements des soldats morts dans les bois alentour durant la guerre de Sécession. Mais il savait, bien sûr, que ce n'étaient que les cris des engoulevents et des hiboux nichant dans les arbres...

Une nuit, en scrutant la surface des eaux sombres, Frankie avait même cru y voir un reflet qui n'était pas le sien — celui d'une femme aux longs cheveux blonds. Par la suite, il avait acquis la conviction qu'il ne s'agissait pas d'un reflet, mais du fantôme de Miranda Tremain, qui s'était jetée du pont quelques années auparavant. Le corps, ou ce qui en restait, n'avait été retrouvé que trois semaines plus tard, à une cinquantaine de kilomètres en aval, à demi dévoré par les poissons-chats et les alligators...

A cette pensée, Frankie réprima un frisson. Il adorait néanmoins cette rivière, malgré ses aspects inquiétants. C'était le seul endroit où il se sentait bien. Sa sœur, Winny, disait de lui qu'il était un peu « spécial », et les autres le traitaient d'attardé. En classe, il n'arrivait pas à suivre, et, à l'âge de quinze ans, le juge Tremain l'avait envoyé dans une école où il y avait des barreaux aux fenêtres et des verrous aux portes, loin de sa rivière. Un endroit tellement abominable que Frankie avait souvent pensé mourir... A cette époque, il nourrissait une haine féroce contre le juge. Mais lorsqu'il avait été libéré, à dix-huit ans, sa fureur s'était transformée en une étrange résignation. Il y avait maintenant deux ans qu'il avait retrouvé la liberté. Il vivait seul dans la vieille cabane où il avait grandi, et ne voyait jamais personne, à l'exception de Winny, qui lui rendait visite de temps à autre.

Un moteur de voiture rugit dans le lointain, mais Frankie, comptant les vers luisants dans les cyprès de la berge, s'efforça d'ignorer cette perturbation. Toutefois, quand le bruit se rapprocha, il se redressa et tendit l'oreille.

La voiture s'arrêta juste au-dessus de lui. Il s'attendait à entendre les vociférations déjeunes venus ici pour se soûler, mais, comme tout demeurait silencieux, il pensa qu'il devait s'agir plutôt d'un couple d'amoureux. Cette idée le mit mal à l'aise, et il se demanda s'il ne ferait pas mieux de partir.

Au bout de quelques minutes, il entendit une portière s'ouvrir. Des pas résonnèrent sur les planches au-dessus de sa tête, puis une deuxième portière s'ouvrit. Frankie perçut un raclement, comme si on traînait quelque chose sur le pont.