Texas Hold'em, Tome 5 : Un amour trahi

** Extrait offert par Linda Warren **

Chapitre 1

Les boucles auburn de Becky accrochaient la lumière du soleil matinal et Luke était incapable d’en détourner le regard. La jeune femme ne ressemblait plus guère à la lycéenne qu’il avait connue. À l’époque, elle s’efforçait de dompter sa chevelure foisonnante en une queue-de-cheval bien tirée. Elle portait des lunettes, ne se maquillait jamais et son nez était parsemé de taches de rousseur. Elle n’était pas vraiment jolie, mais elle dégageait une fraîcheur et une innocence dont le charme ne laissait personne insensible, pas même un idiot de dix-huit ans comme lui.

Mais la Becky d’aujourd’hui paraissait différente, plus âgée bien sûr et sans conteste plus mûre que celle qu’il avait connue. Ses cheveux coupés au carré s’arrêtaient sous ses oreilles et ses boucles paraissaient plus souples et plus dociles qu’avant. Les taches de rousseur de son nez avaient disparu, camouflées par le maquillage sans doute, et elle devait porter des lentilles de contact.

Il avait su qu’elle s’était mariée et s’appelait désormais Howard. Mais pour lui, elle serait toujours Rebecca Lynn Parker, une fille avec qui il avait eu sa chance. Une chance qu’il avait gâchée. En beauté…

Depuis six mois qu’il était de retour à River Bluff, au Texas, il se sentait en permanence exposé et vulnérable. Aucun des habitants du comté n’ignorait ses frasques de jeunesse et il se trouvait toujours une bonne âme pour les lui rappeler à la moindre occasion. Pendant des années, il avait essayé de fuir son passé, mais à la seconde où il avait remis les pieds chez lui, il était redevenu Luke la Tête brûlée, un jeune garçon de dix-huit ans insoumis, habitué à faire les quatre cents coups.

Et ce matin, la dernière chose qu’il souhaitait, c’était se retrouver face à la femme qui, plus que quiconque, réveillait en lui les souvenirs de sa jeunesse turbulente. Pourtant, elle se tenait là, sur le trottoir devant le dispensaire…

Dans un soupir résigné, il gara son pick-up non loin d’elle et retira la clé de contact sans quitter Becky des yeux.

Autrefois, elle l’appréciait. Au lycée, elle l’aidait à faire ses devoirs plus souvent qu’à son tour. Mais pas question de sortir avec elle : en tant que fille du shérif, elle ne fréquentait pas les garçons de son âge. Hubbard Parker avait clairement fait passer le message : « Si vous vous approchez de ma fille, ce sera la prison ou l’enfer. » Tous savaient ce que le mot « prison » signifiait. En revanche, ils ignoraient ce que l’enfer pouvait leur réserver et ils ne se sentaient pas le courage d’aller voir de plus près.

Un soir que Luke disputait une partie de Texas Hold ‘Em et buvait quelques bières avec ses camarades, la discussion tomba sur le prochain bal du lycée. Jake, Brady et Cole y accompagneraient leurs petites amies. Luke, qui venait juste de rompre avec Candace Spangler, avait décidé de ne pas y aller.

Comme les garçons tentaient de le faire changer d’avis, il leur fit remarquer que toutes les filles intéressantes avaient déjà un cavalier. C’est alors que Jake lui suggéra d’inviter Becky… D’abord, tout le monde éclata de rire. Non pas parce qu’elle n’était pas intéressante, mais parce que l’inviter représentait, compte tenu de son père, un véritable défi ! Brady regarda Luke droit dans les yeux. Jake et ensuite Cole en firent autant. Ils savaient tous que Luke ne manquait jamais de relever un défi.

Celui-ci les regarda tour à tour sans sourciller.

— Vous pensez que je n’en suis pas capable ?

Tout en battant les cartes, Brady répondit :

— Je pense en effet que tu n’en auras pas le cran…

Puis il distribua les cartes autour de la table.

Luke ramassa les deux siennes, mal à l’aise à l’idée de passer pour un lâche – même si, effectivement, il n’en menait pas large devant le shérif.

— On parie ? finit-il par demander.

— Chiche ! s’écria Cole. Et tu seras le premier de nous tous à savoir ce qui, de la prison ou de l’enfer, vient d’abord !

Le lendemain, Luke invitait Becky et elle acceptait.

Pourtant, le soir du bal, comme il se tenait sous le porche de chez les Parker, il hésita un long moment à frapper en se disant qu’il avait montré dans cette affaire plus d’orgueil que de bon sens. Il envisagea très sérieusement de faire demi-tour et de s’enfuir à toutes jambes.

Mais au même moment et avant qu’il ait eu besoin de manifester sa présence, la porte s’ouvrit sur le shérif. L’homme dépassait le mètre quatre-vingts et avait une stature imposante. Luke était pourtant grand, mais il eut l’impression de se trouver face à un géant et le pistolet que Parker portait à la hanche conforta son envie de fuir. C’est alors que Becky apparut dans l’entrée, derrière son père, et Luke oublia immédiatement sa peur : les yeux bleus de la jeune fille pétillaient de joie et elle l’accueillit d’un large sourire chaleureux. Qu’elle était jolie ! Il s’en rendait compte pour la première fois.

— Bonne soirée, papa, dit-elle, en se hissant sur la pointe des pieds pour embrasser son père sur la joue.

Le shérif pointa alors un doigt en direction de Luke.

— Interdiction de rouler à toute allure avec ma fille dans ton pick-up, crut-il bon de préciser dans un grognement qui rappela au jeune homme le roquet de M. Bailey, le ferrailleur.

— Oui, monsieur.

— Dernière chose, Chisum… Tu reconduis ma fille à la maison avant minuit, ou alors c’est moi qui viendrai vous chercher.

— Oui, monsieur.

Etait-ce cela l’enfer ? se demanda Luke. Une peur presque paralysante, comme celle qu’il ressentait à ce moment précis ?

Mais rapidement, il oublia le shérif pour ne plus s’intéresser qu’à sa charmante fille.

Toute la soirée, il garda un œil sur sa montre, mais rien n’aurait pu l’empêcher de passer un bon moment avec Becky. Ils dansèrent, rirent et bavardèrent. Luke n’avait pas vraiment l’habitude de parler avec les filles, mais ce soir-là, il découvrit qu’il aimait parler avec Becky.

A 23 heures, ils quittèrent le bal et s’arrêtèrent au Dairy Queen pour manger un hamburger et des frites avant de rentrer. Une fois devant chez les Parker, Luke n’embrassa pas la jeune fille, parce qu’il savait que le shérif se trouvait derrière la porte. Pourtant, il en avait eu très envie.

Si bien que le lundi suivant, au lycée, il attendait impatiemment de la revoir. Becky affichait toujours un large sourire et c’était l’une des choses qu’il appréciait chez elle. Elle était amicale, gentille et douce et tout le monde l’appelait Douce.

Jusque-là, il n’avait jamais remarqué ce genre de qualités chez une fille. Il ne demandait pas franchement à ses petites amies d’avoir de la personnalité ou de la conversation, mais plutôt d’être jolies et sexy.

Ils avaient commencé à sortir ensemble. Les Parker et les Chisum étaient voisins et Luke retrouvait Becky pendant les week-ends, au bord de l’étang qui appartenait à sa famille. Ils avaient échangé leur premier baiser sous le grand chêne, s’y étaient aimés pour la première fois.

Il promena nerveusement sa main sur le volant. Comment une histoire qui avait débuté de manière aussi parfaite avait-elle pu virer au cauchemar ? Evidemment, il connaissait la réponse : quelqu’un avait révélé à Becky l’histoire du défi. Qui ? Il ne l’avait jamais su avec certitude et il valait sans doute mieux pour le coupable.

Un après-midi, Becky l’attendait à la sortie du gymnase. Elle ne souriait pas, ses yeux étaient rougis, comme si elle avait pleuré. Il devina immédiatement qu’il y avait un problème et son estomac se serra.

Quand il s’avança vers elle, elle lui tendit la chaîne à laquelle était accrochée sa chevalière, celle qu’il lui avait donnée pour son anniversaire.

— Inutile de continuer à faire semblant, Luke…

Il garda le regard fixé sur la chaîne et la bague, interdit.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu m’as invitée uniquement parce que tes copains t’avaient mis au défi de le faire. Et maintenant, tout le monde ricane dans mon dos ! Je ne peux pas croire que tu aies fait une chose pareille ! Tu t’es bien payé ma tête…

La douleur qui se lisait dans les yeux de la jeune fille était presque insupportable. Il comprit qu’il aurait dû lui avouer la vérité depuis longtemps, mais cela ne lui avait pas paru si important. Après tout, ils s’aimaient à présent : n’était-ce pas ce qui comptait ?

— D’accord, je reconnais que notre premier rendez-vous était un pari…

Becky vacilla légèrement et il réalisa à ce moment précis qu’il était en train de perdre une personne essentielle à son existence.

— Mais ensuite, s’empressa-t-il de poursuivre, je t’ai invitée parce que j’en avais envie !

— Comment tu veux que je te croie, maintenant !

Elle lui jeta la chaîne au visage.

— Je ne veux plus jamais te revoir !

Elle fit demi-tour et courut à sa voiture.

— Becky !

Comme il s’avançait pour la suivre, il marcha sur sa chevalière. Il se baissa pour la ramasser. A ce moment, Brady, Jake et Cole sortirent du gymnase.

— Un problème, mon vieux ? lui demanda Brady.

— Qui lui a dit ? hurla Luke avec un air mauvais.

Jake fronça les sourcils :

— Qui lui a dit quoi ?

— Quelqu’un lui a parlé du défi.

Comme un seul homme, les trois amis reculèrent d’un pas en secouant la tête.

— C’est moche…, convint Cole.

— Tu ne lui avais rien dit ? demanda Brady.

— La ferme !

Luke rejoignit son pick-up en courant, se maudissant de sa stupidité. Il fallait que Becky accepte de l’écouter. Qu’il lui raconte tout depuis le début. Peut-être que les choses s’arrangeraient alors…

En se garant devant la maison des Parker, il vit la voiture de la jeune fille dans l’allée : elle était donc chez elle. Il y avait aussi la voiture de patrouille du shérif, mais Luke ne se laissa pas impressionner. Il devait voir Becky, coûte que coûte.

Comme il s’avançait vers la maison, le shérif sortit sous le porche et referma la porte derrière lui.

— Rentre chez toi, Chisum. Tu n’es plus le bienvenu ici.

Quiconque doté d’un minimum de bon sens aurait fait demi-tour, mais pas Luke.

— Je veux voir Becky, annonça-t-il en s’approchant.

A ces mots, le poing du shérif vint s’écraser contre sa mâchoire et l’envoya rouler sur la pelouse.

Allongé sur le dos, Luke essaya de reprendre ses esprits. C’était donc ça, l’enfer ?

La silhouette massive du shérif se pencha alors au-dessus de lui.

— Ne t’approche plus de ma fille, sinon je te tue, Chisum ! C’est compris ? Et maintenant, dégage de chez moi !

Sa mâchoire resta meurtrie pendant une semaine, comme pour lui rappeler la mise en garde de Parker, mais il ne renonça pas. Hélas, malgré ses nombreuses tentatives, Becky demeura inflexible et ne voulut rien entendre. Alors, découragé, Luke finit par abandonner. Si la jeune fille pouvait l’écarter aussi facilement de sa vie, c’est qu’elle ne l’aimait pas vraiment.

Quelque temps plus tard, elle sortait avec Danny Howard.

Nouveau détour par l’enfer…

Luke crut en mourir. Au lieu de quoi, il s’enrôla dans l’armée et quitta sa famille, sous le choc d’une décision aussi soudaine. Il passa ainsi seize années sous les drapeaux comme pilote d’hélicoptère et il gagna les galons d’adjudant-chef. Ses camarades le surnommaient l’As du Texas, à cause de ses origines et de sa passion pour le poker.

Sa dernière mission, en Irak, avait failli lui coûter la vie. Il avait décollé de nuit en compagnie d’un médecin, pour récupérer un soldat blessé derrière les lignes ennemies. Au retour, l’hélicoptère fut repéré et pris pour cible par des insurgés. Le réservoir fut touché. L’appareil perdit très vite de l’altitude et Luke lutta avec les commandes pour poser l’hélicoptère avant le crash. Par miracle, il réussit, mais l’hélicoptère rebondit violemment, glissant sur le sol, et pivota sur lui-même avant de s’immobiliser. Luke sauta hors du poste de pilotage, aida le médecin à dégager le soldat blessé et ils coururent tous trois se mettre à couvert aussi vite qu’ils le purent. Ils avaient à peine parcouru une vingtaine de mètres que l’hélicoptère explosait.

Ensuite, ce fut le trou noir pour Luke, jusqu’à son réveil dans un hôpital de campagne. Une fois son état stabilisé, il fut transféré au centre médical Walter Reed de Washington. Après une batterie d’examens, on diagnostiqua une commotion cérébrale, une luxation de l’épaule, plusieurs côtes cassées, de multiples coupures, brûlures et hématomes. Un médecin lui annonça qu’il avait eu de la chance car, si ses deux passagers étaient eux aussi en vie, le soldat avait perdu un pied et le médecin un bras.

Les jours suivants, l’équipe médicale découvrit que Luke souffrait aussi de troubles de l’oreille interne et de la vision. Après quelques semaines, les troubles de l’oreille interne disparurent et les blessures cicatrisèrent, mais il avait des difficultés à distinguer certaines couleurs. Or, un pilote devait avoir une vision parfaite.

Estimant qu’il avait servi son temps sous les drapeaux, le médecin recommanda alors qu’il soit rendu à la vie civile pour raisons médicales, avec les honneurs.

Révolté, Luke commença par refuser, car il ne se sentait pas encore prêt à quitter l’armée ni à rentrer chez lui. Puis il pensa à la récente attaque de son père et il admit que son aide serait probablement la bienvenue à Great Oaks.

* * *

Au cours de ces six derniers mois, il avait croisé Becky à plusieurs reprises. Elle s’était montrée polie mais distante et quand son regard avait croisé le sien, il exprimait toute sa rancœur. Malgré toutes ces années, elle le détestait encore.

Pourtant, ce matin, contrairement aux autres jours, il décida d’aller à sa rencontre et de lui parler. Il sauta donc de son pick-up et se dirigea vers elle d’un pas décidé. Elle était occupée à fouiller dans son sac, vraisemblablement à la recherche de quelque chose. À l’époque du lycée déjà, elle égarait constamment ses affaires et ils passaient leur temps à chercher ses lunettes, ses clés ou ses livres. Sur ce point au moins, elle semblait ne pas avoir changé.

— Bonjour, ma douce…

— Bonjour, Luke, répondit-elle, sans prendre la peine de lever le regard vers lui.

— Tu as perdu quelque chose ?

— Non, dit-elle, en passant la bandoulière de son sac sur son épaule, ses clés de voiture dans la main. Et ne m’appelle pas ma douce !

« Ma douce » était le surnom affectueux qu’il lui donnait au lycée à l’époque où ils sortaient ensemble. Le mot lui avait échappé, à moins qu’il n’ait inconsciemment cherché à la provoquer ? Le regard de la jeune femme rencontra enfin le sien et il se dit que si ses yeux avaient le pouvoir de tuer, il serait déjà étendu mort sur le trottoir.

— Et pourquoi non ? demanda-t-il, en accrochant d’un air nonchalant ses deux pouces aux poches avant de son jean.

— Parce qu’il ne faudrait pas que tu prennes tes désirs pour la réalité ! répliqua-t-elle, en passant une main dans ses cheveux, signe qui trahissait sa nervosité.

Pendant un court moment, Luc repensa avec nostalgie à la jeune Becky qui remontait constamment ses lunettes sur son nez et qui avait le pouvoir d’illuminer sa vie d’un seul sourire. Est-ce que la jeune femme qui se tenait devant lui savait seulement encore sourire ?

— Comment vont tes parents ? finit-elle par demander.

— Bien. Mon père n’a plus de collyre ophtalmologique. Le dispensaire nous en avance jusqu’à ce que j’aille à San Antonio.

— J’ai proposé à ta mère de passer les déposer.

Becky était infirmière. Elle travaillait au lycée de River Bluff et aidait aussi au dispensaire. En fait, elle aidait tous ceux qui avaient besoin d’elle et en cela, elle n’avait pas du tout changé. La mère de Luke, comme il s’en était très vite rendu compte, ne manquait jamais de demander conseil à la jeune femme et il avait du mal à le supporter. Toutefois, dans une petite ville comme River Bluff, leurs routes ne pouvaient que continuer à se croiser.

— Maintenant que je suis rentré, je peux m’occuper de mes parents tout seul, répondit-il sur un ton plus sec qu’il ne l’aurait souhaité.

A ce moment, un adolescent s’approcha d’eux en courant.

— Maman !

Que Shane fût le fils de Becky ne dérangeait pas Luke. Ce qui lui serrait le cœur, à chaque fois qu’il croisait le jeune garçon en ville, c’était de se dire qu’il était aussi celui de Danny Howard. Il n’avait jamais eu l’occasion de lui parler et n’avait pas envie de le faire maintenant. Mais la rencontre semblant cette fois inévitable, Luke rassembla toute la discipline et la maîtrise de soi apprises à l’armée pour affronter ce moment.

— Shane, qu’est-ce que tu fais ici ? lui demanda sa mère, apparemment mécontente. Je t’ai dit que je restais une heure au dispensaire et qu’ensuite j’allais vous récupérer, Brad et toi.

— Mme Grant a reçu un appel de San Antonio : sa mère est tombée et elle a été conduite aux urgences. Brad et elle sont partis tout de suite. Elle voulait me déposer ici, mais je lui ai dit que ce n’était pas la peine, que je rentrerais à pied.

— Je n’aime pas que tu changes de programme sans m’en avertir.

— Cool, maman ! Les Grant habitent à deux rues d’ici et je n’ai plus six ans ! Et puis, c’était une urgence…

Becky pinça les lèvres.

— Soit… Mais inutile de faire le malin.

— Et toi, dit le jeune garçon, en passant son bras autour des épaules de sa mère, inutile de faire la méchante…

Luke se surprit à observer Shane. Il devait avoir quatorze ou quinze ans et il était plutôt grand pour son âge. Ses yeux bleus et ses cheveux châtains ondulés rappelaient Becky, mais Luke ne retrouvait aucun trait de Danny.

— Vous êtes Luke Chisum ?

— Oui, parvint à répondre Luke, surpris par la spontanéité de Shane.

— A votre avis, ils vont embaucher au Circle C pour l’été ? J’essaie d’économiser pour m’acheter un pick-up quand j’aurai seize ans.

— En février, il est encore un peu tôt, mais nous cherchons toujours de bons cow-boys. Tu devrais en parler avec mon frère Hank, qui s’occupe des embauches.

Shane fit la grimace.

— Je ne le trouve pas trop sympa… Je lui ai déjà posé la question et il m’a répondu de revenir quand je serais plus vieux.

— Shane, j’ignorais que tu avais parlé à Hank, intervint Becky, visiblement contrariée. Tu sais bien que ton père va t’aider à acheter ton pick-up…

Se tournant vers Luke, elle ajouta :

— Inutile d’en discuter devant M. Chisum. Viens, il est temps que je te conduise au lycée.

— Papa veut que j’achète un Ford Rangers. Mais c’est un truc de fille ! Moi, je veux un Chevy Z71 avec quatre roues motrices, des pneus tout-terrain et…

— Shane !

Le jeune garçon adressa un clin d’œil à Luke.

— Ma mère est un ange, mais il y a des jours où il faut bien chercher ses ailes !

Sur ces mots, la mère et le fils montèrent dans une berline gris argenté et démarrèrent. Shane fit un signe de la main à Luke qui lui répondit. Ce garçon était décidément bien sympathique et doté d’un grand sens de l’humour, mais il n’en demeurait pas moins le fils de Danny Howard et Luke ne pouvait s’empêcher d’en éprouver de la jalousie. Comment Becky avait-elle pu épouser ce type ?

* * *

Becky crispait et décrispait ses mains sur le volant si nerveusement, que ses jointures en étaient devenues blanches. Comme chaque fois qu’elle rencontrait Luke, elle se sentait après coup émotionnellement épuisée. Dire qu’elle avait fini par croire qu’il était sorti de sa vie pour de bon, à défaut d’être sorti de son cœur ! Pourquoi était-il revenu à River Bluff après toutes ces années ?

Malgré elle, elle jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Avec son jean, ses bottes de cow-boy et son Stetson, Luke était incroyablement séduisant. Il l’avait toujours été et la maturité ne faisait qu’ajouter à son charme. Si physiquement il n’avait pas changé, son regard n’était plus aussi malicieux ni charmeur : il était devenu grave. Oui, désormais, Luke Chisum était un homme grave. Son arrogance avait disparu, même si son petit sourire narquois soulevait de temps en temps le coin de sa bouche, comme tout à l’heure.

Peut-être l’intensité de ses émotions venait-elle du fait que Luke était son premier amour et qu’elle l’avait aimé d’une manière absolue, comme on n’aime qu’une seule fois. Pourtant, leur histoire était née d’un défi stupide, qui lui avait valu la première blessure d’amour-propre de sa vie.

Au lycée, Luke aurait pu sortir avec n’importe quelle fille, il n’avait que l’embarras du choix. Et c’était elle qu’il avait choisie. Comme elle en avait été fière et heureuse, à l’époque ! Elle aurait dû se douter que c’était trop beau pour être vrai. La suite lui avait d’ailleurs prouvé que son invitation cachait quelque chose, mais elle était si jeune, si naïve alors… Elle avait eu envie de s’amuser comme les autres filles et elle avait accepté sans trop réfléchir. Le jour où Rachel Diamonte lui avait révélé la vérité, son cœur s’était brisé.

Pire encore… Un jour, dans les vestiaires du gymnase, elle avait surpris Bobbie Sue et Stefi, deux filles de sa classe, s’étonner de sa crédulité et ajouter que Luke ne pensait qu’à coucher, comme les autres garçons.

Alors, accablée par la honte, elle n’avait plus eu qu’une envie : se cacher sous terre et ne plus jamais ressortir. Les mêmes pensées lui revenaient sans cesse à l’esprit : Luke ne l’aimait pas, contrairement à ses déclarations. Il n’était avec elle que pour coucher. Elle avait cru mourir et ses nuits étaient peuplées de cauchemars dans lesquels Luke et sa bande de copains riaient de sa naïveté.

Malgré son chagrin, elle avait fini par reconnaître qu’elle avait sans doute dramatisé. Il lui fallut du temps pour se remettre, seulement voilà : quand elle se sentit enfin prête à affronter Luke, il était parti. Elle lui écrivit plusieurs lettres, mais n’en posta aucune. Au fond, le départ précipité de Luke ne faisait que confirmer ce qu’elle pensait : il ne tenait pas vraiment à elle, sinon il serait resté à River Bluff ; il aurait cherché à lui parler, à lever le malentendu.

Alors que Luke occupait toujours ses pensées, elle s’était précipitée dans les bras de Danny et ils n’avaient pas tardé à se marier. Au bout de quelques années, ils avaient cependant dû reconnaître que leur mariage ne fonctionnait pas et ils s’étaient séparés.

Dieu merci, elle avait eu Shane !

Depuis, Becky ne vivait que pour son fils et elle avait choisi de travailler au lycée de River Bluff pour rester proche de lui. Mais élever seule un jeune garçon n’était pas toujours facile, surtout depuis qu’il se trouvait en pleine adolescence. Rien que la perspective qu’il puisse conduire lui donnait des cauchemars.

— Luke Chisum a l’air dêtre super cool, fit remarquer Shane, tout en allumant l’autoradio.

Elle prit une profonde inspiration.

— Je t’interdis, tu m’entends, je t’interdis de retourner demander du travail aux Chisum ! Ton grand-père a largement de quoi t’occuper.

— M’man, gémit Shane, grand-père paie des cacahuètes à côté d’eux ! Si je travaille tout l’été pour eux, je pourrai m’acheter le pick-up de mes rêves !

— Shane, est-ce que tu as entendu ce que je viens de te dire ? insista Becky en durcissant le ton.

— Ouais…, marmonna Shane en s’enfonçant dans son siège.

— Ton père a appelé. Il veut savoir si tu passeras le week-end chez lui.

— Non.

Danny s’était remarié et avait deux autres enfants au milieu desquels Shane avait du mal à trouver sa place.

— Tu ne les as pas vus depuis deux mois.

— Il n’y a rien à faire chez eux et en plus, à chaque fois, je dois m’occuper des petits. Et puis grand-père et moi, on travaille sur le quad. Il sera bientôt réparé. Tu n’as qu’à appeler papa et lui dire que je viendrai une autre fois.

— Tu l’appelleras ce soir et tu le lui diras toi-même.

— M’man, gémit une nouvelle fois le jeune garçon.

— Tu l’appelleras !

Danny comprenait tout à fait que son fils ait sa vie à River Bluff. Il ne faisait pas pression sur lui pour qu’il lui rende visite, s’il n’en avait pas envie.

Becky se gara devant le lycée.

— Maman, réfléchis un peu…, commença Shane, en débouclant sa ceinture.

Il ne restait jamais fâché bien longtemps et il semblait avoir déjà retrouvé sa bonne humeur.

— Quand j’aurai mon pick-up, tu n’auras plus besoin de me conduire au lycée.

Coupant le contact, elle le regarda dans les yeux.

— Je te rappelle que je travaille ici et que ça ne me dérange pas de t’emmener.

— Et pourquoi tu ne demandes pas à aller travailler en maternelle ? Les petits ont nettement plus besoin d’une infirmière que nous.

— Même pas dans tes rêves ! répondit-elle, en lui pinçant la joue.

— Tiens, voilà Abby. Faut que je file. On se voit après les cours. N’oublie pas que j’ai entraînement de basket.

Il saisit son sac à dos et disparut comme une tornade.

Becky regarda son fils, avec son sourire irrésistible, rejoindre Abby et d’autres camarades. Shane était beau et plein de charisme, parfois un peu rebelle, et il lui valait régulièrement quelques insomnies. Il ressemblait tellement à son père, par certains côtés.

Heureusement, elle était la seule à s’en rendre compte.