Texas Hold'em, Tome 3 : Un rêve trahi

— C’est vrai que c’est toi qui as cramé les chevaux ?

Planté, droit sur ses petites jambes, le brimborion qui venait d’interpeller Jake sans ambages n’avait pas plus de cinq ans et la langue bien pendue.

Piqué au vif, Jake fourra les mains dans les poches de son blouson de cuir. Le coup avait si bien porté qu’il en eut le vertige et faillit vaciller, au risque de se laisser emporter par les tourbillons de la Médina, la rivière en contrebas.

Il lui fallait se rendre à l’évidence : quinze années n’avaient pas suffi à lever les soupçons qui pesaient sur lui. Dans l’esprit des gens d’ici, il était toujours le coupable idéal.

— Ma grand-mère dit que tu as mis le feu à la grange et que les chevaux sont morts, insista le gamin, les yeux brillants, visiblement partagé entre la curiosité et le dégoût.

— Reviens par ici, Peter ! Gronda soudain une vieille dame qui l’accompagnait, sans doute sa grand-mère. Le monsieur va se fâcher et, alors, gare à toi !

ajouta-t-elle en se précipitant pour l’attraper par le bras et le ramener près d’elle.

Avant de se réfugier auprès de son aïeule, solidement agrippé à l’étoffe de son pantalon, le gamin adressa encore une grimace à Jake, ce criminel qui avait commis l’inimaginable. Car brûler du bétail, c’était, aujourd’hui comme hier, le pire des forfaits dans ce pays d’élevage.

— Viens, Peter. Allons-nous-en ! s’exclama la vieille femme qui s’affaira aussitôt à ranger leur attirail de pêche.

— Mais on n’a encore rien pris ! s’écria l’enfant.

Ignorant les protestations du petit garçon, elle escalada les rives escarpées de la rivière en le poussant devant elle. Puis, arrivée à sa voiture garée au bord de la route, elle poussa son petit-fils sur la banquette arrière, pêle-mêle avec les cannes, les paniers, les épuisettes et les tabourets, avant de monter au volant et de démarrer en trombe.

Jake se retrouva seul, frigorifié. S’il pouvait remonter son col pour se protéger des bourrasques hivernales, il ne pouvait rien contre le froid intérieur qu’avait instillé en lui le regard méchant que lui avait jeté la mégère avant de déguerpir.

Pyromane. Incendiaire de grange. C’était la rumeur qui le poursuivait depuis qu’il avait mis pied à terre de sa Harley, quatre semaines plus tôt. Il était revenu à River Bluff, petite ville du Texas, pour les funérailles de son oncle et, pendant le service, et jusqu’au bord de la tombe, il avait entendu les messes basses et senti peser sur lui les regards accusateurs.

Incendiaire de grange. Fils bâtard de la putain de la ville. A tort ou à raison, voilà ce qu’il était aux yeux des citoyens bien-pensants de ce trou où on n’oubliait pas.

Jamais.

Il se baissa pour ramasser un galet, caressa du doigt la surface de la pierre polie par la rivière, et le lança à la surface de l’eau, observant les ondulations régulières qu’il laissait dans son sillage.

Il compta cinq ricochets. « Pas mal, pour un toquard de greluchon qui ne sait faire que des bêtises »! C’était une première petite vengeance contre le tuteur sans cœur qui lui avait mené la vie dure et qu’il venait de porter en terre.

A présent, le vieux tonton Verne ne le toiserait plus de son air méprisant, avec cette moue dédaigneuse sur les lèvres… Le grigou reposait sous six pieds d’argile texane.

La seule chose dont Jake savait gré à son oncle, c’était d’avoir emménagé ici, après la mort de sa mère, le préservant ainsi de l’assistance publique à laquelle il était promis.

Et encore, tout bien considéré, il se demandait parfois s’il n’aurait pas mieux valu l’assistance publique plutôt que la compagnie du vieux…

Jake poussa un profond soupir. Lui qui pensait avoir tiré un trait sur son passé, persuadé que c’était pour toujours, il se rendait compte que quatre malheureuses semaines avaient suffi à ranimer les vieux souvenirs.

Un crissement de pneus sur le gravier le fit se retourner. Le soleil matinal n’était pas encore bien haut à l’horizon et Jake, ébloui par les rayons rasants, dut mettre sa main en visière pour se protéger. Il reconnut son copain Luke, qui agitait la main dans sa direction, par la vitre de son 4x4 bâché.

Salut, Jake ! J’ai essayé plusieurs fois de te téléphoner, mais je n’ai pas réussi à te joindre.

— Qu’est-ce que tu voulais me dire de si important ?

— T’inviter à dîner, ce soir.

Encore cette fichue invitation. Décidément, Luke ne lâchait pas facilement le morceau, mais Jake n’était pas moins entêté. D’autant qu’il se doutait que cette ténacité cachait quelque chose.

— Merci. C’est très sympa de ta part, mais j’ai prévu autre chose.

— Vraiment ? Allez, ne me raconte pas d’histoires ! grommela Luke.

S’extirpant de son véhicule, le Stetson rabattu sur les yeux, il s’avança vers Jake.

— Quoi, par exemple ? insista-t-il en allongeant les syllabes à la manière texane et du ton incrédule de celui à qui on ne le fait pas.

— Des choses, c’est tout.

Jake aurait bien aimé passer Noël avec la famille de Luke, comme celui-ci le lui proposait depuis plusieurs jours, mais il connaissait la mère de son copain : elle avait sûrement invité la moitié de la ville. Vu l’accueil qu’on lui avait réservé à River Bluff, il n’avait nulle envie de faire des mondanités avec toute la compagnie.

— En plus, Noël, c’est une fête de famille, argua-t-il.

— Justement ! Tu es de la famille.

— Oui, si on admet que, pour ta mère, la famille s’étend à la ville entière !

— C’est vrai ! s’esclaffa Luke. Mais tout de même, elle a un faible particulier pour toi.

Autrefois, Lucy Chisum avait été une des rares, en ville, à ne pas tenir rigueur à Jake des péchés supposés de sa mère… ni de la propension qu’il avait à se fourrer dans les ennuis, en entraînant, si possible, son copain Luke à sa suite.

— Et puis, nous avons beaucoup à rattraper, ajouta Luke. Cela fait un bail qu’on ne s’est pas vu.

— Je te remercie. Mais ce sera pour une autre fois.

— Tu es sûr ?

— Certain.

Entre-temps, Luke s’était approché de la rive et il avait commencé à faire des ricochets avec un caillou qu’il venait de ramasser. En dépit de leur longue séparation, Jake et lui avaient gardé suffisamment d’amitié l’un pour l’autre pour que Luke sache comment pousser son avantage. Et par quels moyens. Un défi, par exemple.

Et, effectivement, Jake releva le défi en le voyant jeter des galets.

— Tu paries quoi ? lança-t-il.

— Comme d’habitude, répliqua Luke qui choisit alors une autre munition, après avoir ajusté son chapeau d’une chiquenaude.

Depuis l’enfance, ils n’avaient pas changé la règle de jeu : le gagnant choisissait une poche de l’adversaire - gauche ou droite - et en remportait le contenu, quel qu’il soit.

— A toi !

Jake prit un premier caillou, qu’il rejeta parce que la forme ne lui convenait pas, puis en sélectionna un autre, vérifiant soigneusement son aspect. Le galet devait être bien lisse et parfaitement plat. Puis il s’écarta, plissa les yeux pour mieux évaluer son champ de tir, leva un doigt afin de tester le vent, et enfin, lança son galet. Après un premier ricochet et une fraction de seconde de vol plané, celui-ci coula à pic, entraînant au fond de la rivière les illusions de Jake…

— M…

— Magnifique ! Ironisa Luke en le repoussant. Allez, pousse-toi ! Laisse le champion te faire une démonstration !

D’un imperceptible mouvement du poignet, Luke envoya alors avec dextérité son projectile glisser sur l’eau. Pas moins de six ricochets !

— Alors ? Qu’est-ce que tu en dis ? s’exclamat-il en se campant sur ses deux jambes, les bras fièrement croisés. C’est pas beau, ça?

— Si ! Il faut bien l’admettre ! concéda Jake, un soupçon d’hypocrisie dans la voix. Mais moi, je n’ai pas ton entraînement. Bon, tu veux quelle poche ?

Luke désigna celle de droite. Jake la retourna, un sourire triomphant sur les lèvres.

Vide.

— Tu le savais depuis le début ! s’indigna Luke d’un ton dépité.

Cependant, il ne s’attarda pas sur cette petite défaite. Il restait le plus fort et, après tout, ce n’était qu’un jeu. Surtout, il y avait beaucoup plus important à discuter. Il se gratta le menton, l’air soucieux et… il en vint au fait.

— Alors, tu vas vraiment partir? demanda-t-il. Rien ne te retient, vraiment rien ?

On y était! C’était donc cela qu’il voulait savoir. Comme Jake s’en était douté, l’invitation à dîner n’était qu’un prétexte.

Cole Lawry, Brady Carrick et Luke s’étaient ligués pour persuader Jake de remettre en état le vieux Wild Card Saloon. Ils le tannaient depuis le jour de son arrivée. Même Blake Smith s’y était mis. Et pourtant, il était le moins ancien de la bande de copains que tout le monde ici appelait le Wild Bunch. Pendant ces quatre semaines, il n’y avait pas eu une seule partie de poker sans que la question de la réouverture du saloon ne soit abordée.