Extraits

Kasey regardait sa sœur dévorer les vagues des yeux.

- Pourquoi ça te fascine autant, d'observer l'océan ?

Elle avait beau se creuser la cervelle, elle ne voyait pas ce que cette étendue d'eau saturée de sel et de métaux lourds pouvait avoir de si spécial.

- Parce qu'il est vivant.

- Nous aussi, on est vivants.

- Tu trouves ? répondit Celia d'un ton songeur.

~ page 139

L'opération Nouveau Départ mourut paisiblement le jour de l'échéance. Seuls 29 % des représentants s'étaient engagés à la soutenir. Le monde n'avait pas réussi à s'unir. En coulisse, les deux têtes pensantes de la solution avaient elles aussi connu une rupture douloureuse, mais, contrairement aux mégaséismes, elle n'eut aucun retentissement.

Mais ma situation se résume à une poignée de faits pour le moins décourageants :

1. Je suis naufragée sur une île déserte.

2. Je n'ai aucune idée de comment ni pourquoi j'en suis arrivée là, car (voir point numéro 3)...

3. Je souffre très probablement d'une forme d'amnésie qui s'aggrave de jour en jour.

Reste la certitude numéro 4, beaucoup moins désespérante : je vais enfin pouvoir me tirer d'ici !

1

Lorsque je me réveille, je suis debout, les cheveux agités par le vent. Le sable est froid sous mes pieds et la marée monte peu à peu. L’écume laiteuse de l’eau anthracite mousse autour de mes chevilles avant d’aller pétiller entre mes orteils.

Qui sont nus.

Ce qui, en soi, n’a rien de problématique. Seulement, je porte aussi le plus doux des treillis que j’aie pu dénicher dans la garde-robe mangée aux mites de M. M. Je me rappelle l’avoir enfilé hier soir avant d’aller me coucher. Pas de doute, cette nuit, j’ai encore fait une crise de somnambulisme qui m’a menée jusqu’au rivage.

C’est loin d’être la première fois…

À sa grande consternation, c’était pour sa sœur Celia qu’ils étaient tous là. La preuve ? « Je te parie cinquante octets que c’est ce soir qu’elle réapparaît ! » lança à son cavalier l’une des filles en train de se trémousser sur la piste de danse – trop loin pour être entendue, bien sûr, mais ses paroles se retrouvaient sous-titrées comme par magie au bas du champ de vision de Kasey, grâce de son Intraface. Cet équipement informatique, le plus puissant et le plus miniaturisé jamais créé, était une interface implantée dans le cerveau, capable d’enregistrer les souvenirs de son utilisateur ou de convertir ses pensées en messages vocaux. Il permettait aussi de lire sur les lèvres d’autrui ses élucubrations (complètement absurdes dans le cas présent, mais néanmoins compréhensibles au vu des circonstances).

L’îlot central disparut. La piste de danse, les spots, les verres et les bouteilles – autant de consommables qui se seraient transformés en émissions de dioxyde de carbone à la fin de leur cycle de vie s’ils avaient existé pour de vrai – s’évanouirent, n’ayant jamais été que de simples chaînes de code informatique. Là-bas, la fête virtuelle continuait de battre son plein pour tous ceux qui étaient restés connectés.

Je suis en train d’essayer de faire un petit somme – je n’ai pas trouvé meilleure technique pour oublier le désert qu’est devenue ma bouche – quand une goutte me tombe sur le crâne. Je crois d’abord à une fiente de mouette, mais le ciel est désert. Je me redresse en position assise. Et lorsqu’une deuxième goutte vient rejoindre la première, je manque de sangloter de joie.

Il pleut ! De grosses gouttelettes descendues tout droit de la grisaille de l’éther.

Dans la cité, la nouvelle avait eu l’effet d’une bombe dont les répercussions, pour ne pas dire les retombées, avaient duré des semaines. Celia, la fille aînée de David Mizuhara – l’architecte qui avait présidé à la construction même de la ville –, Spoiler(cliquez pour révéler)s’était perdue en mer.

Les autres résidents de l’éco-cité avaient fait murer cette ouverture afin d’améliorer les performances de leur logement en matière d’isolation thermique. La possibilité d’ouvrir ces lucarnes par commande vocale avait même fini par être désactivée dans toute la ville…

Ça n’avait jamais empêché Celia, qui ne se laissait pas décourager par si peu, d’ouvrir manuellement la leur tous les jours après le coucher du soleil. À la regarder faire, on aurait pu croire que la tâche était aisée. En réalité, c’était tout sauf facile, comme le montraient les cals qui ornaient désormais les paumes de Kasey.

La thérapie par cognicision consistait à mettre l’embargo sur les pans de la mémoire qui déclenchaient, à un moment donné, une réaction de stress dans l’organisme, avant de les y réintroduire progressivement. Mais ce n’étaient pas ses souvenirs qui tourmentaient la jeune fille. Peu fiables, ils finissaient de toute façon par s’user, par se dégrader, à moins qu’on les enregistre aussi religieusement que le faisait Celia – ce dont Kasey, elle, se gardait bien. Si l’histoire était la matière qu’elle aimait le moins, ce n’était pas par hasard.