Le Secret de Trella

** Extrait offert par Dani Collins **

1.

Lorsque l’homme en smoking élégant chargé d’accueillir les invités lui demanda son nom, Trella faillit rétorquer avec hauteur qu’il savait très bien qui elle était.

Or ce type de réaction ne ressemblait pas du tout à sa sœur. Angélique était tout à fait capable de tenir tête à quelqu’un, voire de lui balancer une réplique bien sentie, mais jamais sans raison. Sensible et compréhensive, elle se montrait toujours bienveillante envers autrui.

— Angélique Sauveterre, mentit-elle en arborant le sourire poli et réservé de sa sœur.

Elle aurait dû se sentir encore plus coupable, mais non. Elle se sentait vivante. Et anxieuse. Trella eut soudain l’impression de nager dans un lac aux profondeurs abyssales, où sommeillaient des monstres prêts à la dévorer. Elle le savait pour les avoir rencontrés.

Mais ce n’était pas le moment de penser à cela.

Personne n’aurait pu soupçonner que sous la façade désinvolte son cœur battait à tout rompre et qu’un véritable combat se livrait en elle. Elle s’avançait avec grâce alors que ses muscles étaient tendus à craquer, qu’elle brûlait de tourner les talons pour s’enfuir en courant.

Parce que, en dépit de la peur qui l’habitait, un véritable tourbillon joyeux tournoyait en elle, lui donnant envie de rire et de pleurer à la fois. Et d’appeler toute la famille.

J’ai osé ! aurait-elle voulu leur dire. Regardez, je suis parmi des gens, une foule de gens, et je ne m’effondre pas !

Mais ils ignoraient tout de sa présence à cette soirée, et c’était mieux ainsi.

Repoussant les pensées négatives qui revenaient la hanter, Trella continua d’avancer à travers la foule. Les regards se tournaient vers elle. On remarquait l’arrivée d’Angélique Sauveterre. Karen, sa garde du corps, veillait néanmoins à ce que personne ne l’approche de trop près. Ces précautions pouvaient paraître exagérées aux yeux d’autrui, mais pour les jumelles Sauveterre — ainsi que pour leurs frères aînés — ces mesures de sécurité étaient indispensables.

Avec la réserve de sa sœur, elle répondit aux saluts de quelques personnes, sans doute des connaissances de celle-ci.

Dans quelques semaines, elle s’afficherait publiquement en tant que Trella, sans plus aucun garde-fou derrière lequel se protéger. Plus de murs, au sens concret comme au sens figuré. Plus de grands frères costauds et protecteurs. Elle n’aurait plus à se faire passer pour sa jumelle. Elle serait elle-même.

Un peu avant le Noël précédent, Trella s’était juré que l’année suivante elle se libérerait de la prison dans laquelle elle s’était enfermée.

Pour l’instant, elle s’abritait encore derrière la personnalité d’Angélique. Avec son assentiment, elle l’avait fait récemment à plusieurs reprises. Accompagnée de leur frère Henri, elle était allée voir Ramon, le jumeau de Henri, participer à une course automobile. Ils avaient également assisté tous les trois au défilé de mode d’un ami styliste qui présentait sa dernière collection.

Trella ne s’était jamais montrée en public seule. Elle n’avait même quasiment jamais rien fait seule. De toute sa vie. Enfant, Angélique — Gili pour la famille — avait été la plus vulnérable des deux et Trella était sa protectrice. À maintes occasions, elle avait tenu la main à sa sœur pour l’empêcher de trembler ou de pleurer lorsque trop de monde s’intéressait à elles. Leurs frères les avaient toujours serrées de près, déjà avant l’enlèvement de Trella. Ils étaient toujours là, prêts à bondir si elles trébuchaient, ou veillant à ce qu’elles ne s’éloignent pas trop de leur petit groupe.

Jusqu’au jour où elle-même avait été enlevée. À neuf ans.

Elle s’interdit de repenser à ce jour funeste. Si elle se laissait aller à ces horribles souvenirs, ceux-ci provoqueraient à coup sûr une rechute, alors qu’elle se débrouillait très bien depuis deux ans.

Les crises avaient commencé plusieurs années après son enlèvement, au moment où elle aurait dû avoir dépassé cet horrible traumatisme et avancer dans sa vie. Au lieu de cela, elle était devenue un terrible fardeau. Sa famille ne le reconnaîtrait jamais, mais tous devaient en avoir plus qu’assez d’être obligés de veiller sur elle. De son côté, Trella était lasse d’être la plus vulnérable. Il fallait que cela change.

Ce soir, elle faisait un grand pas dans ce sens. Lorsque, dans quelques semaines, elle sortirait enfin de son isolement pour assister au mariage de son ami Saliq, les médias se déchaîneraient. Aussi devait-elle être prête. Et d’abord, savoir qu’elle était prête.

Au moment où le jet privé avait atterri, elle avait ressenti un formidable sentiment de fierté et d’indépendance. Elle avait quitté seule la maison familiale et l’Espagne. Des gardes du corps l’accompagnaient, naturellement, mais elle voyageait sans aucun membre de sa famille.

Lorsque Gili lui avait demandé si elle pouvait aller rejoindre secrètement un homme à Londres et passer le week-end avec lui, Trella l’y avait bien sûr encouragée. Le visage de sa sœur rayonnait dès qu’elle parlait du prince Kasim. De toute évidence, celui-ci comptait beaucoup pour elle.

Trella souhaitait de tout son cœur voir sa jumelle heureuse, et ne plus être un frein pour elle. Passer la nuit seule dans l’appartement situé au dernier étage de l’immeuble abritant la Maison des Jumelles, leur entreprise de stylisme, lui avait donc paru l’occasion idéale de rompre avec ses anciennes terreurs.

Mais, au fur et à mesure que la soirée s’écoulait, elle s’était mise à déambuler dans l’appartement, enviant Gili et commençant à s’apitoyer sur son propre sort.

Vivrait-elle jamais une aventure aussi romantique que celle qui enchantait sa sœur ? Ses sentiments envers les hommes étaient ambivalents. À quatorze ans, ses hormones l’avaient travaillée, phénomène tout à fait normal. Trella avait même embrassé le fils du jardinier derrière un rosier. Puis leur père était mort et de redoutables prédateurs s’étaient manifestés en ligne, lui faisant toutes sortes de propositions répugnantes. Sa peur des hommes — et de tout — s’était vue exacerbée. Les crises de panique avaient commencé, en même temps qu’une crainte affreuse germait en elle. La peur qu’après ce qu’elle avait vécu autrefois aucun homme convenable ne veuille jamais d’elle.

Durant des années, elle s’était à peine laissé approcher par des garçons puis des hommes, qu’ils soient intéressants ou non. Ses gardes du corps étaient des femmes. De temps à autre, ses frères la présentaient à un ami, mais en s’assurant qu’aucun de ces banquiers ou pilotes automobiles ne lui faisait des avances.

Saliq, son ami le plus cher, était le seul avec lequel elle se soit jamais sentie en sécurité. Mais leur relation n’avait jamais rien eu de romantique. Jeune as de l’informatique et adolescent timide, c’était en effet lui qui avait aidé la police à localiser ses ravisseurs, permettant ainsi de la sauver. Depuis, il faisait presque partie de la famille. Trella l’adorait, sans qu’il n’y ait jamais eu la moindre équivoque entre eux.

Les fiançailles de Saliq l’avaient décidée à sortir de sa tour d’ivoire. Elle aurait fait n’importe quoi pour lui. Alors, puisqu’il désirait qu’elle vienne à son mariage, elle irait, même si cela l’obligeait à affronter le public, les médias et ses propres démons.

Au début, ce défi lui avait paru terrifiant. Mais, maintenant qu’elle avait réussi à faire les tout premiers pas, Trella se sentait la proie d’une audace grandissante, presque grisante.

Elle voulait éprouver ce qu’elle avait vu briller dans les yeux de sa sœur. Aller rejoindre un homme et passer le week-end avec lui. Être celle qu’elle aurait été si elle n’avait pas été enlevée à neuf ans, puis harcelée en ligne quelques années plus tard.

Mais pour cela, elle devait sortir de l’appartement !

Repoussant les magazines de mode empilés sur la table basse, elle avait fait tomber une pile de papiers et aperçu une invitation à ce gala de charité.

Le bénéfice de la vente aux enchères reviendrait à un orphelinat, avait-elle constaté en lisant le carton couleur ivoire. Gili, très sensible à ce genre de cause, s’était sans doute excusée de ne pouvoir y participer, mais puisque Trella était sur place…

S’interdisant de trop réfléchir, elle avait appelé ses gardes du corps, puis enfilé l’une des dernières créations de sa sœur.

Alors qu’elle-même avait une prédilection pour les détails affirmés, telles les épaules renforcées, les incrustations de perles scintillantes ou les teintes vives, le style de Gili était davantage axé sur la délicatesse et la subtilité. La robe couleur champagne lui donnait un petit air fragile, notamment à cause de la façon dont la soie glissait sur les épaules. Le bustier lui moulait la poitrine, mais à partir des hanches l’étoffe ruchée lui caressait la peau, faisant naître en elle des frissons délicieusement sensuels.

Après avoir choisi des boucles d’oreille de sa sœur et un médaillon équipé d’un bouton d’alarme en cas de danger — ni Gili ni elle ne sortaient jamais sans —, Trella avait rassemblé ses cheveux en un chignon souple, puis appliqué du rouge à lèvres rose tendre.

Et maintenant, elle se trouvait exposée aux regards, entourée d’une foule d’invités, le cœur battant et le souffle court, mais emplie d’optimisme ; ce qui ne lui était pas arrivé depuis des années.

* * *

Trella se dirigea vers Clair Dmitriev, la charmante Britannique qui organisait le gala, et son époux Aleksy, nettement plus distant.

— Je suis si heureuse que vous ayez pu venir, dit Clair en l’entraînant un peu à l’écart.

De toute évidence, elle ne soupçonnait pas qu’elle ne s’adressait pas à Gili mais à sa jumelle.

— Vous n’êtes pas la seule à ne pas être accompagnée, poursuivit-elle, mais vous êtes la seule qui ne fera pas l’idiote avec mon invité d’honneur. Ne me demandez pas comment j’ai réussi : j’ai fait preuve d’une audace éhontée ! J’ai carrément interrompu leurs interminables discussions d’affaires et l’ai pris à partie devant tout le monde. Et je l’ai persuadé de se proposer comme le lot le plus prestigieux de tous : il ouvrira le bal avec celle qui aura remporté l’enchère.

Trella chercha des yeux cette personnalité tant prisée tandis qu’elle suivait Clair, qui se frayait un passage parmi les invités.

— Aleksy a beau dire que j’ai enfin usé de mon pouvoir à des fins utiles, je me sens un peu coupable parce que les tigresses se sont précipitées vers lui dès l’instant où il est apparu. Mais, si vous êtes avec lui, elles battront en retraite, naturellement. Et je sais qu’avec vous il sera à l’aise. Tout le monde vous adore. Cela ne vous dérange pas, n’est-ce pas ?

— Non, bien sûr.

Clair sourit, manifestement aux anges, puis continua d’avancer parmi les robes chatoyantes et les smokings noirs.

L’homme mystérieux se retourna. Une écharpe rouge lui barrait la poitrine, visible dans l’échancrure de sa veste de smoking. Très grand, les épaules larges, il ressemblait à un chasseur sous ses dehors d’homme du monde élégant. Des reflets blond doré jouaient dans ses cheveux châtains, remarqua Trella. Des reflets naturels : le mâle superbe qui lui faisait face n’était pas homme à recourir à ce genre d’artifice. Il n’en avait pas besoin, d’ailleurs.

Quant à ses yeux… D’un bleu perçant, ils semblaient lire en elle. Fascinée, elle contempla les traits ciselés, les hautes pommettes, la mâchoire carrée, la bouche symétrique aux lèvres sensuelles mais au pli déterminé. Ce mâle dégageait une telle force, un tel charisme que tout disparut autour d’eux. Il n’y avait plus que lui et elle, dans une sorte de bulle, un univers à part coupé du reste du monde.

Avait-elle vraiment désiré être regardée comme une femme ? Parce que c’était le cas. Lentement, il laissa descendre son regard sur elle et Trella vit une lueur appréciatrice éclairer les beaux yeux bleus.

Elle lui plaisait ! Mais il la prenait pour Gili, qui avait l’habitude de s’afficher en public et d’être courtisée par les hommes.

Tout aussi lentement, le regard remonta sur son buste, son cou… Il la voyait. Elle, Trella. Toutes les protections étaient tombées. Elle était totalement vulnérable.

Il y avait quelque chose de magique dans la façon dont les yeux bleus effleuraient ses traits. Trella frémit. Une excitation totalement inhabituelle s’emparait d’elle. D’habitude, les hommes ne lui faisaient aucun effet. Mais celui-ci détenait le pouvoir de faire naître des sensations inconnues partout en elle, dans ses seins, son ventre, entre ses cuisses. Clouée sur place, Trella s’abandonna aux frissons délicieux qui la parcouraient tandis que l’attirance palpitait entre elle et l’homme qui continuait de la caresser du regard.