Extraits

Sa répartie commence à me plaire. Ou à m’énerver. Est-ce qu’elle ferait partie de ces filles qui ont tout pour elles et se sentent invincibles ? Comme son abruti de petit copain, beau gosse musclé et friqué, aux dents trop blanches pour être vraies et aux polos de grandes marques trop bien repassés. Par maman, évidemment. Ou par la gentille gouvernante. En vérité, je ne sais pas ce qu’une fille comme elle trouve à un mec comme lui. Un géant blond de près de deux mètres, avec un regard bovin et un cou de taureau, des mâchoires surdimensionnées et un cerveau atrophié. Une brute épaisse qui n’a que ses poings comme arguments. Je ne vois pas bien ce qu’ils peuvent se raconter. Lequel de leurs papas a gagné le plus de fric ce mois-ci ? Laquelle de leur baraque est la mieux surveillée ? Dans quelle piscine on va se baigner ? Tu as vu combien de points j’ai marqués ? Tu as vu comme je suis beau et fort et bien coiffé même dans l’effort ?

Ils me font gerber.

– Alors, quel sujet tu voudrais traiter ? relancé-je. Un sportif de haut-niveau qui se blesse bêtement la veille de la finale ? Il doit se faire amputer, sa vie est ruinée, il prend de la drogue et devient un déchet de la société parce qu’il ne sait rien faire d’autre que jouer à la baballe ?

– Très drôle. Ou un pseudo artiste maudit qui croit que porter un blouson de cuir et sécher les cours fait de lui un gros dur mais qui chouine comme un gamin quand il n’a pas le binôme qui lui convient ? me répond-elle en me provoquant du menton.

Mais alors pourquoi je pense à elle ? À ses brins d’herbe entre les doigts quand elle essayait de se donner une contenance. À son regard amusé quand je la provoquais. À ses réparties cinglantes alors que je pensais qu’elle allait s’effondrer. Au sourire qu’elle n’a pas essayé de cacher quand j’ai imité son accent irritant. À sa beauté classique et pourtant si particulière. Au bras qui la maintenait prisonnière et que j’ai eu envie de briser. À ses lèvres innocentes – obsédantes – qui l’ont embrassé

lui et pas moi. Aux descriptions qu’elle a faites en pensant me cerner : artiste maudit mais gamin capricieux, faux rebelle plein de préjugés, vrai solitaire plein de fausses compagnies.

Ce n’est pas moi, ça. Elle n’a rien compris !

Alors pourquoi j’ai envie de lui parler, encore ? De tout recommencer. Sans personne autour pour venir nous interrompre. Sans la pression d’Abrams qui nous donne une heure pour nous trouver un point commun. Si je réfléchis bien, on en a plein. Le cinéma, d’abord – même si elle doit être fan de comédies romantiques et de films qui font pleurer dans les chaumières. Les joutes verbales, ensuite –

j’ai vu une étincelle s’allumer dans ses yeux verts quand elle cherchait à me faire taire. Et comme moi, elle n’aime pas les étiquettes qui collent un peu trop à la peau.

Ce n’est pas elle, ça. Elle voudrait être quelqu’un d’autre…

Mais alors qui se cache derrière la fille sage du premier rang ? Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’une petite Française à moitié anglaise qui ne veut pas que je l’appelle par son nom de famille ?

Pourquoi elle prend la défense de son horrible copain alors qu’au fond, elle a l’air de le détester autant que moi ? Pourquoi elle hésite, tout le temps, pour tout ? Et pourquoi, bon dieu, pourquoi j’ai tant envie de la revoir ? Ce soir.

Je ne sais pas si Alma a suivi son mec – et je m’en fous complètement – mais elle est forcément retournée en cours. Je ne sais pas si elle m’a attendu jusqu’au dernier moment ni ce qu’elle s’est dit en voyant que je ne revenais pas. Ce que sa curieuse de copine a pu faire comme commentaire. Je ne sais pas non plus ce qu’elle a pu raconter à

Abrams quand il l’a interrogée sur notre sujet de court-métrage et sur l’absence de son binôme. Estce que le prof a jubilé en constatant que notre duo avait déjà implosé ? Est-ce qu’il lui a conseillé de se méfier de moi ou de ne rien lâcher ? Ça aussi, je m’en fous. Je n’ai pas besoin qu’un prof de fac fasse ses petites expériences sur mon dos : le monde d’Alma Lancaster et le mien ne peuvent pas se rencontrer, point. Je n’ai pas besoin qu’un raté du cinéma essaie de me prouver le contraire et me mette au défi de travailler avec mon exact opposé. Je n’ai pas de temps à perdre avec une gosse de riches qui a peur de tout : de l’avis des profs, de son propre petit ami, de ce qu’on va penser d’elle si elle ne fait pas exactement ce qu’on lui demande. Même de moi, je suis sûr qu’elle a peur de moi. Je la déteste pour ça.