Extraits

Alex se plia en deux de douleur et tituba en haletant. Soudain, derrière nous, une personne entra dans une immense colère.

Je pivotai. Kale fonçait sur nous, trempé et furieux. Hyperrapide, il parcourut la petite distance entre nous en un clin d'œil.

-Stop lui criai-je en écartant les bras devant Alex.

Pas pour son bien, mais pour celui de Kale.

Peu importait à quel point il était en colère, il se sentirait coupable d'avoir tué quelqu'un.

Peut-être...

Si j'avais été en meilleur forme, je lui aurais ri au nez. J'aurais twerké dans ce magnifique jean taille basse en cuir, pris mon mec par le cou et filé pendant qu'elle se bavait dessus. Franchement, j'étais au portes de la mort et toujours canon.

Quelqu’un me tapa sur l’épaule. Alex.

– Dez ? Ça va ?

– Tu… Qu’est-ce que tu fiches…

Il me dévisagea.

– Tu peux me dire pourquoi tu as sauté du haut de cette grue, Dez ?

– Je n’ai pas…

Le hurlement de Kale m’interrompit :

– Dez !

Il fonça droit dans la foule qui s’écarta juste à temps pour le laisser passer. Il s’arrêta à deux mètres de nous. Ni Alex ni moi ne bougeâmes.

– Que s’est-il passé ? demanda Kiernan qui arriva derrière lui.

Les mains sur les hanches, elle nous fusillait du regard.

Alex répondit. Du coin de l’œil, je le vis désigner la flèche de la grue.

– Pour une raison qui m’échappe, Dez a décidé que ce serait une bonne idée de sauter du haut de cet engin.

– Arrêtez ! m’époumonai-je. Évidemment, ma voix autoritaire et ma redoutable réputation captèrent aussitôt leur attention. Intimidés, ils se figèrent sur place et gémirent des excuses. Dans mes rêves.

– La météo n’était pas géniale pour grimper. N’importe qui d’autre aurait enchaîné avec un ouais ou un tu l’as dit, bouffi. Pas Kale. Ce garçon aurait pu m’informer que les pommes avaient le goût de pomme et je serais montée sur mon petit nuage pour la simple et bonne raison que j’avais entendu sa voix.

– Rien n’est perdu. C’est temporaire. Nous trouverons une solution. J’apprendrai à contrôler mon don. Ginger m’aidera.

Sa voix chevrotait un peu. Essayait-il de me convaincre ou de se convaincre ?

Je ne pus m’en empêcher : j’éclatai de rire. Ce bruit amer me ressemblait tellement peu, tel un caquètement hystérique qui accompagne la folie. Celui qui survient juste avant de péter un plomb dans la file d’attente de la poste. Nos amis formaient un demi-cercle autour de nous et nous fixaient. Aucun ne comprenait ce qui se passait, pourquoi j’avais sauté. Je scannai leurs visages et y trouvai toute la gamme des émotions – de l’inquiétude sincère à l’agacement… exclusivement à mon égard. Le poids fut trop lourd pour moi.

Une partie de moi était soulagée quand l’autre partie n’en revenait pas qu’il m’ait laissée tomber. Impossible de m’en sortir vivante cette fois-ci. Merde. Quelle était la première règle en cas de chute ? Relax ! Détends tes muscles, décontracte-toi. Il arrivait que des gens survivent à une chute importante. Du haut d’un immeuble, d’un avion. Cela s’était produit. Je fermai les yeux, attendis l’impact…

L’air se figea. Mes cheveux – masse emmêlée fouettant les alentours quelques secondes plus tôt – m’encadrèrent le visage. Je retins mon souffle et me contorsionnai pour voir le sol, à quelques mètres désormais, mais je ne fondais plus vers lui à la vitesse de la lumière. Quelques instants d’apesanteur s’écoulèrent avant que je tombe à nouveau. Seulement l’arrêt soudain vous brisant les os auquel on s’attend après une chute libre de dix mètres ne se produisit jamais. À la place, j’atterris avec une légère secousse dans des bras puissants et chauds.

Ses doigts chauds se faufilèrent sous mon débardeur et remontèrent le long de ma colonne.

Incroyablement chauds.

La délicatesse de Kale surpassait tous les pics d’adrénaline que j’avais pu connaître. Je me libérai un bras et fis courir un doigt sur l’épaisse cicatrice cachée sous son T-shirt. Elle allait de sa clavicule à son épaule. Dix centimètres plus bas, il y en avait une autre. Le résultat d’une séance d’entraînement ayant mal tourné, m’avait-il avoué. Je les connaissais toutes par cœur. Elles dessinaient la carte des jours et des événements conduisant à sa libération. Il m’avait raconté l’histoire de la plupart d’entre elles, tandis qu’il refusait de me parler de certaines. Je n’avais pas insisté même si je mourais d’envie de savoir. Il s’ouvrirait quand il serait prêt.

Qui conseillerait à son voisin, collègue, camarade de gober des Jello Shots avant de se ruer au sommet d’une grue de dix mètres ?

Moi ? Cela me semblait une bonne idée. Les Jello Shots ? Mes cocktails préférés ! La gorgée visqueuse de gélatine infusée à la vodka descendait si bien. Peut-être à cause de son goût banane-fraise si agréable et si sucré… ou des quatre autres qui l’avaient précédée.

Je posai mon gobelet en plastique par terre et scannai mon nouveau groupe d’amis. Des Six. Sans exception. Attention, je ne reprochais rien à mes anciens copains – ils me manquaient à la folie. Disons que mes bêtises impressionnaient moins les Six vu que l’un d’eux marchait sur l’eau et qu’une autre évoluait dessous sans respirer.

En outre, tous connaissaient le don de Kale et gardaient donc leurs distances tout en faisant leur possible pour qu’il se sente à l’aise.