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Extrait ajouté par anonyme 2018-09-09T08:45:56+02:00

1

POIGNARDÉE

Ce soir, la douce lueur de la lune ne vint pas accompagner mon chemin vers la lagune. Je fus portée par le murmure des vagues. La brise marine me caressait le visage. Seul le crissement du sable sous mes pas venait troubler la sérénité du rivage. Soudain, surgi de nulle part, un inconnu me poignarda. Ne voyant que son regard, je m’écroulai à terre avec une douleur aiguë dans la poitrine. Pourtant, mon cœur meurtri versant son ultime sève ne ressentait aucune rancœur. Bien au contraire, je trouvais en cet étranger un sauveur. La vie quittait lentement mon corps. J’éprouvais pour la première fois soulagement et bonheur. Cette longue agonie me fit sourire, au grand dam de mon agresseur qui aurait tant aimé me voir souffrir. Je ne sens plus rien, est-ce la fin ? Ou peut-être est-ce déjà fini ?

Ce matin-là, le réveil me sortit de mes songes dans un sursaut. L’intensité de ce cauchemar provoqua un trouble. Je pensais réellement avoir été tuée. Je sentis ma main droite accrochée à mon sein gauche ainsi qu’une douleur vive dans la poitrine. Je restai dans cette position quelques minutes. Je respirai lentement pour permettre à mon corps de récupérer.

Puis, je tournai la tête et souris. Ni mon sursaut ni le réveil n’avaient eu raison des ronflements d’Ethan. Nous nous fréquentions depuis quelques mois. Sa beauté me subjuguait depuis le jour de notre rencontre. Lorsqu’il me parlait avec tendresse, mon cœur s’embrasait, j’en perdais mes mots, je rougissais.

Il était grand, dans les un mètre quatre-vingt-cinq avec des épaules larges aux creux desquelles j’aimais me blottir, les cheveux mi-longs châtain foncé, une mâchoire carrée et d’immenses yeux bleus. Une androgynéité savamment cultivée par Ethan lui-même. Il était le meilleur coup que je n’avais jamais eu : torride, infatigable, toujours en demande.

Les jeudis, vendredis et samedis, il travaillait comme barman dans une boite de nuit pour pouvoir payer ses études : un master de musicologie. Son joli minois lui rapportait pas mal de pourboires, voire quelques numéros de téléphone.

Ethan rêvait de vivre de la musique, soit en devenant ingénieur du son, soit en l’enseignant. Il aspirait à transmettre sa passion dans un conservatoire. D’un naturel pragmatique, Ethan savait que les postes étaient rares et le concours ardu. La musique tenait une place si importante dans sa vie qu’il aurait tout sacrifié pour elle. Ce fut l’une des premières choses que j’appris sur lui.

Depuis que nous étions ensemble, se lever relevait de l’exploit pour lui, alors que j’étais fraîche comme un gardon. Comme quoi une sexualité débridée n’affecte pas un homme et une femme de la même façon.

Pour être honnête, mes parents payaient tout pour moi, que ce soit l’appartement, les études, la voiture, les faux frais… Aussi longtemps que je réussirais, ils resteraient près de moi, à me soutenir et subvenir à mes besoins ; ce qui me rendait la vie facile.

– Ethan ?

– Hum…

– Ethan ?

– Non, c’est trop tôt, encore dix minutes…

– Ethan !

– Ne me tape pas sur les fesses, tu m’excites.

Il se dissimula rapidement sous l’oreiller, car il s’attendait à recevoir le mien en pleine figure, mais je n’en fis rien. Pas la force. Pour commencer une journée, il me fallait deux choses : une douche et un café.

– Allez ! Ethan, nous allons être en retard.

– File à la douche, je te rejoins.

– Tu parles ! La dernière fois que tu m’as dit un truc pareil, tu t’es rendormi et je t’ai attendu vingt minutes.

Brusquement, il sortit du lit et me porta en direction de la salle de bain. J’entourai sa taille avec mes jambes pour ne pas tomber.

– J’ai quelque chose à me faire pardonner, alors.

– On va vraiment être en retard.

– On s’en fout.

Tout en m’embrassant, il poussa la porte et la referma avec son pied.

La vie semblait si simple en sa compagnie, à des années-lumière des relations chaotiques vécues auparavant. Il était beau, intelligent, attentionné, serviable, bien sûr tout cela en privé. En public en revanche, il revêtait une façade de macho, mais ses qualités surpassaient ses défauts alors je le laissais faire. Souvent, je me disais qu’il était trop bien pour moi.

Malheureusement et comme prévu, j’arrivai en retard. Je l’apercevais, au loin ma meilleure amie Camille faire les cent pas devant la bibliothèque de l’université d’Aix-en-Provence. Par chance, il faisait beau et pas de vent à l’horizon. Nous nous connaissions depuis l’école primaire. « Amies pour la vie », avions-nous juré en mélangeant nos sangs à cette époque-là. La vie nous avait séparées quelque temps, mais nous nous étions retrouvées en deuxième année de psychologie pour ne plus nous quitter. « Parfois, les rêves d’enfants deviennent réalité », pensai-je en l’observant.

J’essayais de me faire toute petite pour retarder le moment où elle me crierait dessus. « Argh ! Trop tard », pensai-je quand je la vis fendre la foule et se diriger vers moi à vive allure. Camille était très belle, le genre de beauté andalouse, grande, élancée, le teint hâlé, les cheveux longs, raides, noirs comme l’ébène et des yeux bleu gris qui me foudroyaient.

– De combien penses-tu être en retard ?

– Dix minutes, essayai-je d’une toute petite voix.

– Tu te fous de moi ! Tu as une demi-heure de retard. Putain, Emma, tu abuses !

– Je sais. Je suis désolée. Je me suis fait coincer dans la salle de bain.

– Ah ouais ? Ce n’est pas une excuse !

Cependant, la curiosité l’emporta.

– Vas-y raconte ! Même si je suis toujours fâchée.

Je restai silencieuse quelques instants, perdue dans les flashbacks de mon câlin du matin. Je sentais le désir envahir mon corps, mon bas-ventre frissonnait. Je rougis à l’idée qu’elle puisse deviner mes pensées. Même si je connaissais Camille depuis des années, j’hésitais à confier mon intimité, par pudeur certainement. Je me mordillai la lèvre inférieure, tout en me balançant du pied gauche au pied droit. Je tergiversais aussi, car la relation de Camille et Hugo rencontrait des difficultés. Étaler mon bonheur alors qu’elle souffrait, qu’elle était emplie de doutes me paraissait déplacé.

– Alors t’accouches ?

Je la regardai droit dans les yeux. Sa curiosité semblait sincère.

– Tu veux tous les détails ?

– Et comment !

– Je te promets que j’avais mis le réveil à l’heure, racontai-je toute penaude. En fait, il m’a portée jusqu’à la salle de bain, il a commencé à m’embrasser sur la bouche, dans le cou… Pendant ce temps, avec ses mains, il a fait glisser ma nuisette. Il a continué à m’embrasser plus bas… de plus en plus bas… Tu vois ce que je veux dire ! Comment voulais-tu que je résiste ?

– Tu n’avais aucune chance ma p’tite, admit-elle souriante.

– Ce mec me rend complètement dingue.

– Je me souviens quand j’ai commencé à sortir avec Hugo, on passait notre temps au lit. Cinq ans après, la fougue est retombée… Hum, je t’envie un peu.

– Les choses ne s’arrangent pas ?

– Oui et non. Nous sommes toujours amoureux, ça, j’en suis certaine. Pourtant en ce moment, je le trouve distant, préoccupé. Du coup, nous ne faisons presque plus rien, voire plus rien du tout.

– Depuis combien de temps ?

– Trois mois… Crois-moi sur parole, ça commence à faire long. Peu importe ce que je fais pour l’allumer, rien ne fonctionne. Il me dit qu’il m’aime, mais qu’en ce moment, il n’a pas la tête à faire des câlins. Je l’ai même fait suivre pour savoir s’il avait une maîtresse… Résultat des courses : les détectives coûtent cher.

– Je ne sais pas quoi te dire.

– Il n’y a rien à dire… Il ne se confie pas à moi, c’est agaçant, tu ne peux pas imaginer à quel point. Les hommes et leur putain de fierté !

Je relevai les yeux vers elle, elle semblait triste tout à coup. Je voulus la prendre dans mes bras, mais elle eut un mouvement de recul, reprenant déjà ce visage de marbre si familier. Camille était très belle. Le genre de beauté froide qui rende inaccessible. Les hommes n’osaient pas l’aborder, encore moins la draguer, de peur de se faire rejeter.

Hugo avait réussi à la séduire par son côté nonchalant et désinvolte. Ayant reçu une éducation très stricte et issue d’une famille collet monté, Camille avait littéralement flashé sur lui. « Love at first sight (l’amour au premier regard) », disait-elle en parlant de lui. Elle l’avait rencontré pendant ses vacances à Biscarrosse. Il s’était inscrit à la faculté de droit pour être auprès d’elle, cinq ans auparavant. Hugo était mignon, à condition que l’on aime le style surfeur, grand, blond, cheveux mi-longs, style coiffé décoiffé, musclé, de grands yeux noisette et un sourire ultra-bright.

Camille connaissait beaucoup de monde. Quand vous êtes belle, les gens veulent faire partie de votre cercle. Elle était très populaire ; nous l’étions toutes les deux. Nous adorions la mode, le shopping, les sacs et les chaussures. Nous aimions surtout sortir avec nos amis, aux restaurants, en boites de nuit, faire des soirées entre potes chez les uns, chez les autres. Bref, tout ce que font deux jeunes étudiantes insouciantes de vingt-quatre ans.

Camille me disait toujours qu’en plus d’être canon, j’étais un vrai petit génie. Elle me complimentait souvent sur mon teint laiteux, mes cheveux longs châtain clair et bouclés, mes yeux verts et les taches de rousseur que j’avais sur le nez.

Personnellement, je ne partageais pas son avis. Physiquement, je ne me trouvais rien d’extraordinaire avec mon teint blafard et mon corps un peu grassouillet. Quant à mon génie, juste du travail pour avoir de bons résultats, même s’il s’avérait que j’apprenais plus rapidement que les autres.

Camille comprit que sa tristesse me perturbait, car soudainement son visage se transforma. Elle me sourit, me prit par le bras et nous nous mîmes en route.

– Ce n’est pas la direction de la bibliothèque.

– Je sais, mais vu tes cernes, tu as besoin d’un grand café.

– Ou d’une bonne couche d’anticerne et de fond de teint.

Nous rîmes aux éclats.

***

Au côté froid et austère de la bibliothèque, je préférais le côté chaleureux et bruyant de la cafétéria. Je pouvais à la fois travailler et papoter, contrairement à Camille qui avait besoin de calme et de silence pour rester concentrée.

La cafétéria de notre université ressemblait à une grande salle de cours, avec des baies vitrées si sales que l’on peinait à voir au travers. Le gérant des lieux, Jean-Philippe ou Pilou pour les intimes, avait négligé la décoration. Les murs, blancs à l’origine, avaient fini par jaunir avec le temps, le tabac et la friture. La pièce se composait principalement de tables et de chaises blanches en plastique, de quelques posters fixés aux murs de façon anarchique, soit par des punaises soit des bouts de scotch et d’un comptoir en bois auprès duquel nous pouvions passer nos commandes et régler nos repas.

Cet endroit ressemblait à un joyeux capharnaüm dans lequel tous les étudiants, professeurs et gens de passage se sentaient bien. L’avantage non négligeable de la cafétéria : des tarifs défiant toute concurrence. Un petit-déjeuner complet, c’est-à-dire un café, deux viennoiseries et un jus d’orange pour trois euros, ainsi qu’une formule midi, un sandwich chaud ou froid ou une salade, une boisson et un dessert pour cinq euros de quoi ravir tout le monde.

– Comment arrives-tu à travailler dans ce brouhaha ?

– Ce n’est qu’une question d’habitude, à la maison avec un frère et une sœur, je te laisse imaginer les soirées devoirs.

Elle me coupa la parole :

– J’aurais adoré avoir des frères et sœurs… Mais mes parents se sont dit : « un cas comme elle ça suffit », pouffa-t-elle.

– Ne dis pas n’importe quoi, tu es une nana géniale.

– Tu dis cela parce que tu ne m’as pas connue à l’adolescence. D’après toi, pourquoi mes parents m’ont-ils envoyée dans une école privée tenue par des bonnes sœurs ? Bon, maintenant je veux connaître ton secret.

– C’est tout simple, j’ai appris à me concentrer. Tu fermes les yeux, tu prends une profonde inspiration et quand tu les rouvres, tout a disparu, dis-je en mimant les gestes.

À ma grande surprise, la cafétéria s’était vidée en un battement de cils : plus d’étudiants, plus de musique, le calme absolu. Il ne restait que moi, mon café encore chaud, mes livres, mes cahiers et Jean-Philippe au loin me regardant bizarrement. Je lui fis un signe de la main comme à l’accoutumée, mais je n’obtins aucune réponse de sa part, comme s’il ne me voyait pas.

Chose plus surprenante, j’entendais quelqu’un appeler mon nom. Impossible de reconnaître la voix. Elle semblait lointaine, un peu vaporeuse, fantomatique. Avec mon imagination débordante, je fus rapidement persuadée qu’un être malveillant venait me chercher. Terrifiée, je refermai et rouvris les yeux. Instinctivement, j’eus un mouvement de recul. Je vis Camille penchée au-dessus de moi affolée, hurlant mon nom à travers toute la pièce.

– Ça ne va pas de crier comme ça Camille, tu m’as fait une de ces peurs !

– Une de ces peurs ? Tu plaisantes j’espère ! Tu t’es évanouie, Emma et tu te demandes pourquoi je crie.

– De quoi parles-tu ? Je ne suis pas tombée dans les pommes, dis-je en la poussant en arrière pour me relever.

– Si, tu as perdu connaissance. Tu étais en train de me parler et d’un coup plus rien. Tu es même tombée de ta chaise.

– Tu me fais marcher. Ça n’a pas pu arriver, c’est impossible. J’ai même fait coucou à Jean-Philippe qui se trouvait derrière le comptoir. Je ne suis pas folle, je m’en serais rendu compte, non ?

– Pas forcément.

Elle me scrutait bizarrement. À son regard, je devinai sa peur et son sérieux. Une fois debout, je tournai la tête vers le bar et vis Pilou prendre le téléphone. J’agitai les mains pour lui faire comprendre que j’allais bien et qu’il n’avait pas besoin d’appeler les pompiers. En vain, il ne comprenait manifestement pas mes signes, car j’obtins un bonjour en retour. J’attrapai Camille et l’entraînai à ma suite.

– Pilou, pas la peine d’appeler les secours, je vais bien. Puis, tu m’as vue tout à l’heure te faire coucou lorsque la salle était vide.

– Ma belle, ta tête a dû heurter violemment le sol, car la seule chose que j’ai vue : c’est toi, tomber de la chaise. Mais je ne suis pas inquiet, tu as la caboche dure, dit-il dans un éclat de rire. Je n’avais pas la moindre intention d’appeler les pompiers. J’essayais de joindre ma femme Sandra. Heu pardon, le professeur Maly pour vous jeunes damoiselles, ajouta-t-il en se tournant pour ne pas être entendu.

Cette réflexion me fit sourire. À vrai dire, madame Maly nous enseignait la psychologie depuis notre première année. Quand je les imaginais ensemble, une question me taraudait l’esprit : comment une femme aussi brillante avait-elle fait pour épouser un simple cafetier ? Peut-être était-ce parce que Jean-Philippe était un homme affable, grand, d’une cinquantaine d’années, les cheveux très courts grisonnants, le visage et les mains marqués par des années de dur labeur. Il émanait de lui cette force tranquille, un regard franc et toujours bienveillant.

On pouvait lui faire confiance, je le sus dès notre première rencontre, cinq ans auparavant, lorsque j’avais débarqué dans la cafétéria perdue, esseulée. L’année suivante, j’y revis Camille pour la première fois. Quatre ans après, nous étudions toutes les deux en master de psychologie. « Le temps file à toute vitesse ! »

Sans que je puisse expliquer pourquoi, je restais là, non loin du comptoir. Ma curiosité maladive l’emportait, je voulais savoir de quoi ce couple improbable pouvait parler à dix heures du matin.

– La transformation a commencé, fut la seule phrase que j’entendis.

Camille m’arracha à ma tentative d’espionnage. Elle m’éloigna en me tirant par le bras avec un air réprobateur et me conduisit de force jusqu’à notre table.

– Ce n’est pas bien d’écouter les conversations des gens.

– Je sais… Mais je n’arrête pas de me demander qu’est-ce qu’une femme comme elle fout avec un homme comme lui.

– Tu ne devrais pas les juger. C’est peut-être un homme très intelligent. Ils sont sûrement très amoureux.

– Ou alors, c’est une bête de sexe et elle est complètement envoûtée, rigolai-je.

– Emma, tu es une obsédée. Remettons-nous au travail et pas de séance de concentration. Compris ?

– Oui chef !

Nous restâmes un moment le nez plongé dans nos bouquins et nos notes, jusqu’à ce que Camille se mette à faire tambouriner son stylo sur son bloc-notes. « Décidément, on n’arrivera pas à bosser ! » pensai-je.

– Dis-moi.

– Te dire quoi ?

– Camille, tu tapotes ton stylo et tu regardes le plafond depuis tout à l’heure, donc dis-moi.

– As-tu pris une décision pour après le master en février ? J’aimerais bien intégrer le cours de criminologie. Je voudrais faire mon stage dans un département des sciences du comportement ou dans une prison.

– Tu regardes trop la télévision, cocotte. Commence par postuler aux cours de criminologie du professeur Maly par le biais de son centre de recherche. Elle y fait la sélection et dispense la plupart des cours. Tu verras bien ce qu’elle te dit.

– Je n’ai aucune chance alors, marmonna-t-elle en me coupant la parole.

– Pourquoi dis-tu un truc pareil ?

– Pour rien… Juste que le professeur Maly recrute l’excellence et je ne suis pas certaine d’en faire partie.

– S’il te plait, arrête de te dévaloriser comme ça. Je suis certaine que tu seras prise. Franchement Camille, si tu ne déposes pas de dossier, jamais tu ne sauras. Alors, bouge-toi les fesses, veux-tu ? Pour finir sur la criminologie, je crois que les étudiants sont placés d’office pour le stage. Donc, il faudra attendre un peu pour devenir un super profiler, « Miss Prentiss », dis-je accompagnée d’un clin d’œil.

– Ha ! Ha ! Très drôle et toi, que comptes-tu faire après le master ?

– Je n’en ai pas la moindre idée… Peut-être psy et gagner beaucoup d’argent, lui dis-je en souriant à pleines dents.

– Toi qui n’es pas matérialiste pour un sou. Plus sérieusement Emma, les inscriptions sont pour bientôt. Il faut que tu y réfléchisses.

– Honnêtement, je ne sais pas… Peut-être une thèse, un doctorat… Je verrai.

Pourquoi fallait-il que je fasse un choix maintenant ? Il me restait encore du temps pour rendre mon dossier. Camille avait déjà planifié toute sa vie. Elle voulait devenir profiler et travailler pour la justice. Elle rêvait d’épouser Hugo dès qu’il aurait fini son droit et exercerait en tant que juge pour enfants aux affaires familiales. Elle souhaitait avoir deux enfants un garçon et une fille, dont elle avait déjà choisi les prénoms. Elle envisageait d’avoir une belle maison avec un jardin et une jolie clôture blanche.

Pour ma part, c’était le flou artistique : aucun projet professionnel, personnel ou autre. Je désirais profiter de l’instant présent, vivre ces quelques années d’insouciance pleinement, avant que le monde et ses dures réalités ne viennent m’aspirer dans leur tourbillon.

– Bichette, il est temps d’aller en cours. Ne faisons pas attendre notre maître à penser.

Sa phrase me sortit de ma rêverie.

– Notre maîtresse à penser, rectifiai-je.

Pendant que je rassemblais mes affaires, Camille alla payer nos deux petits-déjeuners. À chaque fois que nous déjeunions ensemble, elle refusait que je débourse un centime. À son retour, je la remerciai et la suppliai de me laisser payer le prochain. Pour toute réponse, elle sourit. Nous sortîmes de la cafétéria. Tout en passant devant Pilou, nous lui demandâmes de nous réserver une table pour treize heures ; son clin d’œil nous confirma son accord. Nous prîmes le chemin du bâtiment principal.

***

Les locaux de l’université étaient aussi vétustes que ceux de la cafétéria. Des filets de protection avaient été installés le long des façades afin de protéger les étudiants contre toutes éventuelles chutes de pierres. Les vitres et les locaux étaient sales. Des trous colmatés par de l’enduit et des fissures tapissaient les murs des couloirs, des amphithéâtres et des salles de cours. Pour terminer ce tableau quelque peu ragoutant, les bureaux, les bancs des amphis et les chaises dataient de l’époque de ma grand-mère.

Pourtant, ce décor sinistre n’empêchait pas près de dix mille étudiants de venir s’inscrire chaque année, Camille et moi compris. L’université d’Aix-en-Provence jouissait d’une excellente réputation, quel que soit le cursus choisi. De plus, cette dernière disposait d’un institut pour étudiants étrangers ; avantage non négligeable, car elle attirait des jeunes du monde entier.

Enfin, la faculté avait la chance de jouxter le parc Jourdan, l’un des plus grands de la ville et certainement le plus emblématique. Cet écrin de verdure était également l’un des lieux de promenade préférés des Aixois. On pouvait y trouver des chemins entourant les parterres de pelouse pour faire son jogging, des terrains de pétanque, une aire de jeux encerclée de bancs pour que les parents puissent surveiller leur petite tête blonde. Le parc disposait aussi d’une plateforme cachée derrière des arbres et des bambous où les jeunes pouvaient pratiquer du skateboard, du roller et autres acrobaties.

On pouvait accéder au parc Jourdan par trois entrées. La première se situait près des terrains de pétanque, la seconde près de l’aire de jeux et enfin la troisième près de la faculté et de la plateforme de skates. Dès que nous disposions d’un moment entre deux cours, nous adorions nous prélasser sur les parterres de pelouse à l’ombre d’un arbre centenaire, bien que cela soit formellement interdit. Nous y restions jusqu’à ce qu’un vigile vienne nous déloger.

Il faisait bon vivre à Aix. Les facs se trouvaient à dix minutes du centre-ville. Les rues étaient animées jusque tard le soir. On trouvait des restaurants et des snacks à chaque coin de rue, mais l’un de mes endroits préférés était la pizzeria Capri en haut du cours Mirabeau. Vous pouviez commander toutes sortes de portions de pizza. Les serveurs vous les réchauffaient et vous n’aviez plus qu’à les déguster tout en flânant dans les rues.

Nous faisions de nouvelles connaissances très facilement, de tout horizon, de toutes origines. La ville me faisait penser à une grande auberge espagnole. J’adorais Aix, j’aurais pu en parler pendant des heures.

Mais, revenons-en plutôt à notre cours de psychologie : la thérapie comportementale, le repérage et la prise en charge des névroses. Les cours du professeur Maly étaient passionnants. Nous étions tous très assidus. On aurait pu entendre une mouche voler pendant les pauses que s’octroyait notre enseignante après chaque long monologue. Une fois la partie théorique abordée, le cours se métamorphosait en un brouhaha gigantesque, des questions fusaient dans tous les sens, ne laissant pas le temps à notre professeur de répondre.

La spécialiste dans ce domaine Delphine Vignier : son surnom « Miss Mitraillette ». L’élève type qui apprenait les manuels par cœur, mais incapable de réfléchir par elle-même. L’étudiante pédante qui posait des questions pour lesquelles elle connaissait déjà les réponses, juste pour s’élever au-dessus de la mêlée. « Stupide », me direz-vous. Je confirme, car ses résultats aux derniers partiels étaient plus que moyens : vingt-troisième sur une classe de trente-deux, pas brillants ! Camille était arrivée dixième et moi quatrième. J’avais été surprise et ravie à l’annonce des résultats.

Le professeur Maly nous séparait, Camille et moi, pendant les examens, car elle avait constaté des similitudes dans nos copies. Nous lui avions expliqué que nous travaillions et révisions ensemble, mais cela n’avait rien changé à ses a priori. La situation devint cocasse lorsqu’elle constata les mêmes ressemblances et les mêmes erreurs une fois séparées. « Nous sommes télépathes », m’étais-je justifiée lorsque le professeur nous eut rendu nos dernières copies. Ma pointe d’humour l’avait laissée de marbre. Elle n’avait même pas esquissé un sourire.

Après avoir traversé un dédale de couloirs et d’escaliers, nous entrâmes dans notre salle de cours.

– Tiens, « Miss Mitraillette » n’est pas là ? Elle, toujours en avance et qui fait semblant de bosser.

– Tu es méchante Emma, elle n’est pas si terrible.

– Non bien sûr que non… « Emma, tu as eu combien à ton devoir sur les fondements cognitifs de la psychologie ? — Douze pourquoi ? — Ce n’est pas beaucoup, t’aurais pu faire mieux, non ? Moi, j’ai eu dix-sept, m’avait-elle dit en me gratifiant d’un sourire forcé. — Tu vois Delphine, j’ai peut-être eu que douze, mais j’ai une vie, des amis… Tu sais le truc que tu n’as pas », l’avais-je à mon tour gratifiée du même sourire.

Telle avait été notre dernière conversation et elle remontait à trois ans auparavant.

– Camille, je n’aime pas les bêcheuses qui pètent plus haut que leur cul, qui n’ont rien d’extraordinaire. Elle est moche avec ses cheveux gras, toujours sapée comme un sac et mal foutue de surcroît. Pourquoi voudrais-tu que je l’apprécie ? Si encore elle était sympa, mais même pas !

– T’es rude.

– Non réaliste. Today, elle n’est pas là… Ça va nous faire des vacances et au prof aussi.

– Tiens, quand on parle du loup, s’aperçut Camille en hochant la tête vers la porte d’entrée.

Le professeur Maly venait d’arriver. Elle ne ressemblait en rien au professeur austère d’Université. C’était une petite femme aux cheveux courts, noir corbeau. Ses pupilles se perdaient dans l’intensité de ses grands yeux noirs. Ses longs cils donnaient l’impression qu’elle était toujours maquillée. Paradoxalement, son teint très clair dénotait avec le reste de son visage. La plupart du temps, elle portait un jean et un pull en cachemire ou un chemisier.

Elle était très énergique. Elle avançait d’un pas décidé et faisait claquer ses talons sur le parquet à chacun de ses pas. Elle était très douée pour capter l’attention de tout le monde. Dès qu’elle entrait dans une pièce, le temps semblait se figer par sa simple présence. (Vous savez comme au cinéma lorsqu’une personne entre quelque part et que la scène est filmée au ralenti pour que toute l’attention se porte sur l’acteur ou l’actrice.) Voilà ce qui résumait le mieux l’aura et le charisme du professeur Sandra Maly.

Je l’admirais, une véritable groupie et cela durait depuis cinq ans. Alors, je me questionnais : avais-je le béguin pour elle ? Sa simple présence m’envoûtait, d’où mon incompréhension pour le choix de son mari. Je l’aurais plutôt imaginée avec un Brad Pitt ou un George Clooney.

Elle était l’une des rares enseignantes de mon cursus dont je buvais toutes les paroles, que ce soit en amphi ou pendant les travaux dirigés. Je ne participais presque jamais. Je me contentais de l’écouter, de prendre des notes et d’enregistrer tout le cours avec mon dictaphone : hors de question d’en perdre une miette.

On pourrait penser que vouer un culte à mon professeur de psychologie tendait à l’obsession, mais il n’en était rien. Bien au contraire, je la considérais comme une guide spirituelle. Même si je ne savais pas vers quelle filière m’orienter, lorsque je la voyais, connue et reconnue pour ses travaux, ses recherches et ses publications, j’espérais qu’un avenir s’offrirait à moi dans ce domaine.

– Bonjour, dit-elle en rentrant.

– Bonjour, nous répondîmes tous en chœur.

– Mademoiselle Vignier n’est pas là ? ajouta-t-elle en souriant.

– Miss Mitraillette. Cela va nous faire des vacances, intervins-je.

Les mots étaient sortis de ma bouche avant que je n’aie eu le temps d’y réfléchir. Camille me fit les gros yeux.

– Nous risquons de nous ennuyer si plus personne ne pose de questions.

Cette réflexion fit rire la classe, puis elle se tourna vers moi.

– Je compte sur vous Emma pour la remplacer.

Ce qui fit à nouveau rire tout le monde. Pour toute réaction, je rougis. Ma timidité à la limite du pathologique m’empêchait de m’exprimer en public. Je perdais mes mots, je bafouillais, une véritable catastrophe.

– Je suis sûre qu’elle en serait parfaitement capable, objectiva Camille.

– Je n’en doute pas une seconde. Mademoiselle Capriacci possède des ressources insoupçonnées, ajouta le professeur en me regardant droit dans les yeux. Il lui manque juste un peu de confiance en elle.

– Excusez-moi, vous ne voulez pas parler d’autre chose. Toute cette attention braquée sur moi me met mal à l’aise, balbutiai-je.

Durant les cours du professeur Maly, chaque étudiant pouvait évoquer son ressenti, un avantage non négligeable par rapport aux autres cours. Notre professeur permettait à chacun d’entre nous de s’exprimer librement, de gagner en confiance personnelle, d’éliminer les tensions et les risques de conflits. Elle pensait que ce mode de communication favorisait une meilleure cohésion de groupe. Bien sûr, cette règle ne pouvait s’appliquer à Delphine Vignier, notre Miss Mitraillette, car si elle n’avait pas été canalisée, cela aurait tourné aux pugilats.

Finalement, le cours se déroula sans encombre. Pour une fois, notre professeur put aborder les sujets dont elle désirait parler sans interruption impromptue. À la fin du cours, elle demanda à quelques étudiants de rester, notamment à Camille et moi.

– Je sais qu’il vous reste du temps, mais je souhaiterais voir sur mon bureau vos projets de mémoires et vos demandes pour la prochaine session.

Trois des six étudiants présents lui remirent des ébauches en insistant sur le fait qu’ils n’étaient pas terminés. Camille et un autre étudiant rendirent un mémoire terminé et une demande complète ce qui ravit le professeur.

– Vos travaux sont toujours parfaits. J’espère que ce mémoire et votre dossier seront du même acabit.

– Je l’espère aussi, s’enorgueillit Camille. C’est un projet qui me tient particulièrement à cœur. En tant qu’enseignante principale, j’espère que vous m’accepterez dans ce cursus.

– Vous voulez entrer en criminologie ? coupa le professeur, surprise par l’orientation de Camille.

– Oui Professeur.

– Êtes-vous certaine de votre choix ? Pourtant, il est assez éloigné du premier.

– Oui Madame, interrompit Camille légèrement agacée.

– Quel premier choix ? demandai-je.

– Cela n’a plus d’importance, Emma. Ma demande a été rejetée de toute façon. Fin de la discussion ! rétorqua-t-elle excédée.

– D’accord.

– La criminologie est un domaine passionnant. Cependant, il peut s’avérer très dur émotionnellement. Les enquêtes sur le terrain ne sont pas de tout repos. Vous pourriez être confrontée à des scènes horribles pouvant dépasser votre imagination. Êtes-vous bien consciente de cela Camille ?

– Oui Madame, je me suis beaucoup renseignée avant de faire ma demande, mentit cette dernière.

– Très bien, alors j’étudierai votre demande.

– Et vous Antoine, vous voulez devenir thérapeute ?

– Oui Professeur, je veux aider les gens et gagner beaucoup d’argent. Donc, je ne ferai pas de demande pour la prochaine session.

Sa réflexion me fit esquisser un sourire.

– Entendu. C’est dommage, car vous êtes le meilleur étudiant de cette promotion. Je pensais que vous souhaiteriez poursuivre vos études pour faire une spécialité… Quant à vous Emma, qu’avez-vous prévu pour votre mémoire et votre deuxième session ?

– Concernant le mémoire, il est presque terminé. Je peux vous le rendre la semaine prochaine. Pour le reste, rien Madame, avouai-je en baissant les yeux.

– Pourquoi ?

– J’hésite entre devenir thérapeute, faire une thèse ou de la recherche. Je ne veux pas enseigner. Ça, j’en suis certaine.

– Le contraire m’aurait étonnée, mais pourquoi cette hésitation entre deux domaines qui sont assez similaires et complémentaires ? Quant à devenir thérapeute, vous pouvez le faire dès la fin de votre master comme Antoine.

– Pourrions-nous en reparler plus tard, en privé ?

– Mon bureau est ouvert aux étudiants tous les mardis et jeudis après-midi. Annoncez-vous à mon secrétariat, je trouverai toujours un moment pour vous recevoir.

– Merci Professeur.

Même si Sandra Maly n’était pas dupe, je réussis à esquiver, du moins pour un temps, une longue conversation sur le sujet qui fâche, de surcroît mes parents : mon avenir professionnel. Je ne savais pas ce que je voulais faire de ma vie. J’avais l’impression de dormir et d’attendre que quelque chose vienne me réveiller.

Treize heures sonnaient lorsque nous sortîmes de cours. Sur le chemin qui menait à la cafétéria, Camille me sermonna. Elle m’expliqua en long, en large et en travers, qu’il était important d’avoir des rêves, de planifier un avenir, de faire des projets concrets et de s’y tenir…

– Je ne suis pas comme toi Camille, finis-je par dire irritée. Chaque personne avance à son rythme. Pour le moment, je ne fais pas de projets parce que je ne souhaite pas en faire. J’ai vingt-quatre ans, toute la vie devant moi. Je désire vivre de nouvelles expériences, profiter tout simplement. J’envisage même de prendre une année sabbatique avec Ethan pour partir faire le tour de l’Angleterre. Lui jouerait de la musique dans les pubs et moi, je trouverais des petits boulots pour nous permettre de vivre. Les choses n’ont pas besoin d’être écrites à l’avance. La vie n’est pas une ligne droite que l’on doit suivre aveuglément.

– Moi, j’aime cette ligne droite, Emma.

– Je comprends et je respecte tes choix : une bonne situation, un mari, une maison, une piscine, des enfants. Pas de souci, mais s’il te plait Camille, accepte que nous évoluions différemment et que nous ne voulions pas les mêmes choses tout simplement.

– Tu as raison. C’est juste que dans mes rêves les plus fous, je mariais mon fils avec ta fille, imagina-t-elle en souriant.

– Qui sait ? L’avenir n’est pas figé, puis souviens-toi…

– Amies pour la vie, dîmes-nous en chœur avec un grand sourire.

Comme d’habitude à cette heure-ci, la cafétéria était bondée lorsque nous arrivâmes. Cependant, l’ambiance contrastait par rapport aux autres jours. Les personnes présentes chuchotaient, me faisant penser aux messes basses qui s’arrêtent dès que l’on entre dans la pièce.

Jean-Philippe nous avait gardé une table. Hugo, Ethan et des amis de nos différents cours y étaient déjà installés. Eux aussi parlaient à voix basse à l’exception d’Ethan qui jouait de la guitare. À ma grande surprise, il jouait un morceau triste et mélancolique. Lui, d’un naturel si enjoué. Préoccupés par leur discussion, ils ne nous avaient pas vues arriver. Ils avaient tous le visage fermé.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Quelqu’un est mort ? balançai-je avec humour.

Ma réflexion fit taire toute la cafétéria. Tout le monde me dévisagea. Ethan m’attrapa par le bras et me força à m’asseoir.

– Ne dis pas un truc pareil, m’ordonna-t-il avec un regard noir.

– Ça va ! On n’a plus le droit de faire de l’humour. Vous en faites une tête. Et d’abord, pourquoi t’énerves-tu comme cela ?

– Miss Mitraillette a été retrouvée morte, poignardée, sur la plage de Sainte-Croix ce matin, intervint Hugo.

– Ne dis pas ça, répondit Camille.

– Quoi ? Vous l’appelez tous comme ça. Je ne connais même pas le nom de cette nana !

– Delphine, Delphine Vignier, c’est… C’était son nom, insista-t-elle. C’est triste ce qui lui est arrivé. Dire que ce matin, nous faisions des blagues sur son compte en cours de psycho.

– S’il te plait Camille, tu la connaissais à peine. Au fait, comment êtes-vous au courant ? C’est dans le journal ? demandai-je désinvolte.

Antoine me le tendit tremblotant, les yeux rougis par les larmes versées. Il était grand, roux et frêle. Le genre de jeune homme que l’on ne remarque jamais, faute à sa discrétion autant qu’à sa timidité. Pourtant, il était de loin le meilleur élève de notre master. À son regard, je compris. Sa mort l’affectait. Malgré son côté mégère que nous lui trouvions tous, il avait toujours insisté sur le fait qu’elle gagnait à être connue.

– Personnellement, j’ai de la peine, me chuchota-t-il.

– Je te crois. Je suis vraiment désolée. Perdre une personne que l’on apprécie reste compliqué à gérer.

– Tu vois, quand tu veux, tu peux être sympa, commenta Éric.

Ethan et Éric suivaient le même cursus de musicologie. Éric était petit, un peu grassouillet, les cheveux blonds très courts. Musicien hors pair, il avait appris le piano au conservatoire de Paris. Quand il jouait, l’émotion provoquée forçait l’admiration de tous. Malheureusement, comme beaucoup de bons musiciens, son égo surdimensionné le rendait agaçant. Ethan adorait sa compagnie. Ensemble, ils composaient des morceaux, mais cela devait rester secret. Il m’avait draguée quelques semaines avant que je ne rencontre Ethan. J’avais repoussé ses avances une première fois poliment, mais devant son insistance, j’avais dû me montrer plus ferme, voire méchante.

Je ne répondis pas à sa critique. Je me plongeai dans la lecture du journal. L’article se trouvait à la page des faits divers et contenait peu d’informations. Elle avait été retrouvée à moitié dévêtue, un poignard planté dans le cœur. Le meurtrier n’avait pas pris le temps de retirer son arme. Son sac à main avait été retrouvé, mais son argent, sa carte de crédit et ses bijoux avaient disparu. La police penchait pour un vol qui aurait mal tourné.

– Hé, Camille ! Devine qui a signé l’article.

– Je ne vois pas de qui tu parles, me répondit-elle, comme si je l’avais sortie de sa torpeur.

– Mais si, Chloé Durant ta grande copine, dis-je sur un ton moqueur.

– Quelqu’un peut m’expliquer ? demanda Ethan.

– Il faut demander à Hugo, coupa Camille.

Ethan se tourna vers lui le regard inquisiteur.

– C’est un peu embarrassant… Quand j’ai connu Camille, je sortais déjà avec Chloé depuis deux ans. Sauf qu’il m’a fallu trois semaines pour le dire à Camille et pour rompre avec Chloé. Cette fouine réalisa très vite que je voyais quelqu’un d’autre. Elle s’en est prise à Camille qui ne comprit pas ce qui lui arrivait. Je ne suis pas très fier d’avoir provoqué cette situation. Pour finir, j’ai rompu avec Chloé et j’ai supplié Camille de rester avec moi. Pour qu’elle comprenne que j’étais sincère et fou d’elle, j’ai quitté mon sud-ouest natal pour venir à Aix, raconta Hugo en embrassant Camille.

– Quelle belle preuve d’amour ! s’exclama Antoine.

– Je n’étais pas au courant des détails, Camille, petite cachottière, dis-je en lui donnant un coup de coude dans le bras.

Camille se contenta de rougir. Elle était tellement préoccupée par les agissements bizarres d’Hugo qu’elle en avait oublié ce merveilleux souvenir.

– Le secret Hugo quand on veut avoir plusieurs copines, c’est de savoir jongler avec les alibis et les emplois du temps, ajouta Ethan ironique.

– Attention à ce que tu dis, toi, m’exclamai-je sur un ton faussement vexé.

– Ah oui, j’allais oublier. Il ne faut pas avoir de copine insatiable qui t’épuise au lit. Ha, ha, ha ! rit-il de bon cœur.

Tout le monde rit aux éclats, moi comme d’habitude, je devins rouge comme une pivoine.

– Tu nous en avais caché des choses, dirent en chœur Antoine et Hugo, tout en continuant de rire.

– Comme quoi il n’y a que le cul pour détendre l’atmosphère, me moquai-je.

– Cela ne détend pas que l’atmosphère mon cœur, mais aussi toutes les parties du corps, me susurra Ethan à l’oreille avant de m’embrasser.

– Quand même, cette pauvre Delphine, remit Camille sur le tapis.

– Camille arrête s’il te plait, tu ne la connaissais même pas.

– Mais c’est triste quand même…

– Bon, si nous commandions à manger, proposa Hugo pour changer de sujet.

– Bonne idée, répondîmes les garçons et moi-même.

Le repas et le reste de l’après-midi se déroulèrent dans cette ambiance morne et triste, installée depuis l’annonce du décès de Delphine. À la fin des cours, nous retrouvâmes Hugo et Ethan à l’entrée du campus. Ils nous proposèrent d’aller faire un ciné puis un restaurant pour nous changer les idées, enfin surtout celles de Camille. Mais rien à faire, elle faisait un drame d’un évènement qui ne l’affectait pas vraiment. Elle préférait rentrer ; conséquence, Hugo la raccompagna.

– Ce ciné en amoureux te tente toujours ? me demanda Ethan.

Je m’approchai de lui, posai le bout de mes doigts sur sa poitrine en la caressant délicatement.

– Tu sais, maintenant que nous sommes tous les deux, nous pourrions aller soit chez toi soit chez moi.

– Je me demandais à quel moment tu allais y penser.

– En fait, j’y pense depuis ce midi, dis-je en souriant.

– Tu es vraiment une obsédée.

– Parce que cela te dérange, peut-être ?

– Certainement pas, répondit-il en m’attrapant par la taille et en m’embrassant fougueusement. Chez moi, c’est plus près, ajouta-t-il après m’avoir relâchée.

– Mais, je n’ai aucune affaire chez toi.

– Pas grave, il y a un magasin ouvert toute la nuit. Nous pourrons déjà acheter une brosse à dents et demain, tu iras en cours sans culotte, rigola-t-il.

Je le tapai sur les abdominaux.

– Tu vas fantasmer sur mes fesses toute la journée si je ne porte pas de culotte. De toute manière, il est hors de question que je sorte sans sous-vêtements. Je passerai vite fait chez moi pour me changer avant d’aller en cours.

Tout en continuant de parler, de blaguer, nous prîmes la direction de son appartement. Il passa un bras autour de ma taille pour me rapprocher de lui et déjà je sentais poindre en moi les prémices du désir.

Depuis le temps que nous étions ensemble, j’allais enfin découvrir son appartement. En entrant, je fus très surprise par l’agencement. Je ne m’attendais pas à ce qu’un jeune homme de vingt-quatre ans vive dans un appartement aussi original. Ethan louait un grand studio en forme de L. Il avait aménagé un coin chambre camouflé derrière deux grandes tentures bordeaux brodées à la main. Tous les meubles et objets dataient d’une autre époque. On se serait cru dans un château médiéval. Les deux seules touches de modernité : ses trois guitares qui trônaient dans un coin du salon et la cuisine high-tech. Je compris, à ce moment-là, qu’Ethan adorait cuisiner.

Il me demanda comment je trouvais les lieux. « Antique », répondis-je avec humour. Il ne parut pas vexé, bien au contraire, il se rapprocha de moi et commença à m’embrasser. « Je changerai la déco », me dit-il entre deux baisers. Soudainement, il devint plus fougueux et me transporta jusqu’à la chambre… Après un tendre câlin et une discussion animée qui nous garda éveillés une bonne partie de la nuit, nous finîmes par nous endormir… 

2

VIE D’ÉTUDIANTE

Le lendemain matin, je me réveillai avec une sensation bizarre, comme si j’avais pratiqué du kick-boxing toute la nuit. Mon corps endolori semblait avoir reçu des coups de pied et des coups de poing de toute part. Comme la veille, ma main droite tenait mon sein gauche. Je ressentais à nouveau cette affreuse douleur dans la poitrine. Je me mis sur le côté droit, espérant ainsi calmer cette dernière, mais rien à faire. Je repris donc ma position initiale sur le dos.

« Peut-être est-ce le câlin vigoureux de la nuit dernière ? Non », finis-je par me dire. « Nous faisons l’amour presque toutes les nuits depuis deux mois. Si j’avais dû avoir mal, cela se serait produit bien avant. J’ai peut-être pris une mauvaise position en dormant ». Soudainement, je réalisai que je parlais à voix haute et pour toute réponse, aucun ronflement. « Ethan ! » Pas de réaction. Je tendis mon bras (non sans difficulté) vers le côté du lit censé être occupé par ce dernier… Je tâtai le matelas aussi loin que je pus, rien.

Alors, je pris mon courage à deux mains. Je serrai les dents et me mis sur le côté gauche. À ma grande surprise, le lit était vide. Sans comprendre pourquoi, je fus prise de panique. Il n’était plus là, il était parti dans la nuit, car il n’avait pas eu le courage de me dire que c’était fini. Mon cœur déjà endolori s’affola de plus belle. Je sentis les larmes poindre à mes yeux, lorsque je me souvins que j’étais chez lui. Soulagée, je souris de ma stupidité.

L’émotion passée, je fis une première tentative pour me lever. Poser un pied à terre me fit gémir de douleur. Je me remis au lit instantanément. J’examinai toute ma jambe… Rien, pas un bleu, pas une marque, pas un gonflement, rien. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je fis une deuxième tentative, mais cette fois-ci, au lieu de me lever d’un trait, je commençai par m’asseoir sur le bord du lit. Quelle monumentale erreur ! Ma tête se mit à tourner, à tambouriner. Je crus que j’allais m’évanouir. Pour finir, je décidai de rester allongée jusqu’à ce que mon corps se remette de ce trekking nocturne.

J’avais dû me rendormir, car ce fut le bruit d’un claquement de porte qui me réveilla en sursaut.

– C’est moi ! entendis-je. T’es réveillée ? Il est presque huit heures.

Mon Dieu presque huit heures, cela veut dire que j’ai cours dans un peu plus d’une heure. Malgré la douleur, je me levai d’un bond. Une fois debout, je restai immobile pour ne pas perdre l’équilibre. Puis, je fis quelques étirements, histoire d’atténuer mes courbatures.

– Tu t’es battue cette nuit ?

– Quoi ?

– Tu as passé la nuit à donner des coups de pied et des coups de poing dans tous les sens, décrivit Ethan en entrant dans la chambre tout en sueur. J’ai essayé à plusieurs reprises de te réveiller, de te calmer, en vain. Dès que je te lâchais, tu te remettais à te battre. Du coup, j’ai dormi sur le canapé.

– Je suis désolée mon cœur. J’ai dû faire des cauchemars toute la nuit. C’est bizarre…

– De quoi parles-tu ?

– J’ai mal partout, comme si je m’étais vraiment bagarrée.

– Tu as dû te cogner contre les montants du lit, tu étais déchaînée : une vraie furie.

– Pourtant, je n’ai aucun bleu.

– Ils vont sortir plus tard.

– Je vais ressembler à une tarte aux myrtilles, dis-je avec un sourire forcé.

– Tu n’en seras que plus appétissante, ajouta-t-il en me prenant dans ses bras.

– Aïe, aïe !

Il me relâcha aussitôt.

– Tu as si mal ? Je t’ai à peine touchée.

– Je sais, c’est surréaliste ! Tu étais sorti nous prendre un petit-déjeuner ? demandai-je pour changer de sujet.

– Pas vraiment. Je n’arrivais pas à me rendormir, alors je suis allé courir et faire un peu de musculation à la salle de sport.

– T’es debout depuis quelle heure ?

– Je ne sais pas, cinq heures peut-être. Je vais faire du café, dit-il en tournant les talons.

Je réexaminai mon corps pour essayer de comprendre comment des douleurs pouvaient m’irradier avec une telle intensité. Aucune explication plausible ne me vint à l’esprit. Alors je décidai de supporter cette souffrance me foudroyant à chaque mouvement. J’allai prendre une douche pour détendre mon corps meurtri.

D’un pas hésitant, je me dirigeai vers la salle de bain lorsque me revint à l’esprit que je n’étais pas à la maison. « La catastrophe ! », résonna dans ma tête. Je n’avais pas de vêtements propres pour me changer, quasiment pas de maquillage pour me refaire une beauté, mes seuls lots de consolation : une brosse à dents achetée la veille, un rouge à lèvres et un boitier de poudre compact dans mon sac à main.

Je ne supportais pas de porter deux fois de suite les mêmes vêtements, mais pas le choix. Je restai sous la douche plus longtemps que prévu. Mon corps avait vraiment besoin de se relâcher. Je me brossai les dents, puis rejoignis Ethan dans la cuisine.

– Il faudra que je pense à laisser quelques vêtements chez toi.

– Pourquoi ? coupa-t-il subitement.

Il y eut un silence pesant.

– Tu sais la prochaine fois, quand tu voudras me kidnapper, j’aimerais pouvoir me changer le matin.

– Pourquoi ? répéta-t-il.

Je me demandais s’il le faisait exprès pour m’agacer.

– Tu sais, nous les filles, nous aimons avoir des vêtements propres à disposition, pouvoir nous maquiller, nous coiffer…

– Ah bon ? lança-t-il encore.

– Tu le fais exprès, lançai-je exaspérée.

– Ça marche à chaque fois. Tu démarres au quart de tour, dit-il en s’esclaffant. Tu peux apporter autant d’affaires que tu le souhaites, bien que je te trouve très belle au naturel et toute nue.

Pour toute réponse, je lui tapai le bras. Puis, je me servis une grande tasse de café. Je bus deux, trois gorgées, quand je pris conscience de mon retard.

– Je dois filer. Il faut que je passe à la maison me changer et je suis déjà en retard.

J’allais lui faire un bisou sur la bouche et partir quand il m’attrapa par la taille et me serra contre lui.

– Tu sais, je n’ai pas cours ce matin. Je pourrais t’accompagner et t’aider à choisir une tenue, susurra-t-il à mon oreille avant de commencer à m’embrasser dans le cou.

– Ethan…

– Oui, murmura-t-il sans décoller ses lèvres de mon cou.

– Je vais être en retard.

– Erreur ma belle, tu l’es déjà, donc un peu plus ou un peu moins, autant profiter de ce moment, continua-t-il en posant ses mains sur ma taille.

Je ne sus comment je trouvai la force, mais j’écartai délicatement ses mains. Je posai les miennes sur ses joues, l’embrassai tendrement et me dirigeai vers la sortie.

– Je t’accompagne, proposa-t-il en attrapant ses clés et son blouson.

Mon appartement était en parfaite contradiction avec celui d’Ethan. Je n’allais pas prétendre qu’il était le summum du design, mais plus proche du 21e que du 17e siècle. Je vivais non loin de la place Richelme, rue des Chapeliers plus précisément. J’avais la chance d’être au dernier étage et sur cour, car le centre-ville est bruyant, surtout le week-end. J’habitais un deux-pièces d’environ trente-cinq mètres carrés, composé d’une grande pièce de vie avec une cuisine ouverte dont le bar servait de table et dans laquelle je ne mettais jamais les pieds, à part pour me faire réchauffer un plat cuisiné. Enfin, il y avait un coin salon avec un canapé d’angle et une table basse. Ma chambre était par conséquent minuscule, juste assez de place pour mettre un lit deux places et une armoire. Cependant et comme la plupart des femmes, je possédais une garde de robe digne d’une reine du shopping. Pour pouvoir tout ranger, j’avais donc ajouté un portant et des étagères aux murs, ce qui bloquait quelque peu l’accès.

Une fois arrivés à la maison, Ethan me reprit dans ses bras. Il remonta délicatement et lentement ses doigts le long de mon dos et redescendit à la même vitesse. Pendant ce temps, sa main droite se dirigeait doucement vers ma poitrine. Il m’embrassa tendrement sur la bouche, fit descendre ses lèvres le long de mon cou jusqu’à mon épaule. Sa main droite quitta mon sein et se mit à descendre le long de mon ventre. Malgré la souffrance, je sentis mon corps s’embraser. Il me fut impossible de résister à ses caresses, ses baisers.

À mon tour, je me mis à caresser son corps, son buste, son dos, ses fesses… Je passai une de mes mains devant et découvris son désir ; il en décupla le mien. Rapidement, je l’aidai à enlever son tee-shirt, à déboutonner la fermeture de son jean. Soudainement, Ethan me prit dans ses bras et me transporta jusqu’à mon lit. Nous finîmes de nous déshabiller. Ses caresses enflammèrent tellement mon corps que j’en oubliai la douleur. Nous fîmes l’amour durant une partie de la matinée et finîmes par nous assoupir. À mon réveil, Ethan me regardait.

– Je sais que je ne devrais pas te le dire, mais tu m’as ensorcelé, soupira-t-il.

– Je sais, répondis-je à voix basse.

– Tu es une sorcière et tu me l’avais caché ?

– Je suis bien plus que cela, dis-je en souriant.

– Je savais bien que tu mettais une potion dans mon café tous les matins.

– Je dois me lever pour aller en cours.

– Je ne te retiens pas très chère.

– Si peu, tu es carrément sur moi, dis-je en essayant de le repousser.

Mais il était beaucoup plus lourd que moi. Mes vains efforts pour le repousser le firent rire aux éclats.

– Et encore, je n’ai pas mis tout mon poids, rit-il de plus belle.

– Allez ! S’il te plait, pousse-toi. Il s’exécuta sans pour autant se défaire de son sourire moqueur.

– Va falloir te muscler ma petite.

Il fut pris d’un fou rire. Boudeuse, je me levai et pris la direction de la salle de bain. Après m’être lavée et maquillée, avoir brossé mes dents et mes cheveux, je ressortis vêtue de dessous noirs. Je vis Ethan me reluquer de la tête aux pieds. Je pris dans l’armoire une petite robe qui tombait juste au-dessus des genoux avec un décolleté parfaitement ajusté à ma petite poitrine et une paire de bas. Puis je revins vers le lit et m’assis. Je m’habillai et enfilai des bottines noires avec des lanières cloutées argent. Resté au lit, Ethan me regardait m’apprêter sans se départir de son sourire. Lorsque je me vis dans le miroir, j’eus l’étrange impression qu’il me déteignait dessus. J’étais habillée en noir de la tête aux pieds.

– Tu comptes aller en cours comme ça ?

– Oui, pourquoi, tu n’aimes pas ?

Il mit un temps avant de me répondre.

– Si, tu es à tomber.

– Tu trouves ? demandai-je en rougissant.

– Tu es sublime, ajouta-t-il. Tu veux toujours aller en cours ?

– J’ai psycho cet après-midi, c’est un cours que je ne peux pas manquer.

– Ton étude porte sur le comportement des hommes à la vue de superbes jambes ?

– Serais-tu jaloux ?

– Non, c’est tellement rare de te voir en jupe ou en robe que je suis agréablement surpris.

– Je veux que tu penses à mes jambes tout l’après-midi, dis-je en l’embrassant dans le cou. Je file, je ne voudrais pas être en retard en cours. Je te laisse le double des clés, tu fermeras en partant.

– D’accord pas de souci.

– À ce soir.

– Je ne suis pas disponible.

– Appelle-moi quand tu l’es ?

– Sans problème.

***

Je montai les escaliers de l’université quatre à quatre. J’arrivai devant la porte de la salle de cours hors d’haleine. « Il serait temps de commencer le sport », chuchota ma petite voix intérieure. Je souris toute seule. Espérant toujours être à l’heure, j’entrai sans prendre le temps de frapper. Une fois à l’intérieur, tous les étudiants tournèrent la tête vers moi. Le professeur Maly s’arrêta de parler me fusillant du regard.

– J’admire vos bonnes manières, me lança-t-elle.

– Excusez-moi, je pensais être à l’heure.

– Vous êtes en retard de dix minutes.

– Je suis désolée.

– Vous pouvez l’être ! Si vous entendez un jour faire de la recherche, mademoiselle Capriacci, sachez que la ponctualité, le sérieux et la rigueur demeurent des qualités indispensables.

Pour toute réponse, je rougis et me dirigeai vers ma place. Pour la première fois en cinq ans, le professeur Maly me parlait de cette façon. Il m’arrivait quelquefois d’être en retard, sans que cela provoque un drame. À cet instant, je ne compris pas pourquoi elle se montrait si sévère. Je sentis des larmes me monter aux yeux ; par fierté, je les réprimai.

– Elle est de mauvaise humeur depuis son arrivée, me chuchota Camille.

– Peut-être, mais je me suis pris la honte devant tout le monde.

– Ne le prends pas pour toi personnellement, elle est en mode peau de vache avec tous les élèves. Elle a allumé Antoine juste avant, car il n’a pas été capable de répondre à sa question.

Ce cours de deux heures me parut durer une éternité. La contrariété du professeur Maly se lisait sur son visage : pas un sourire, pas un regard en direction des étudiants présents. Elle se contentait de réciter ses notes et nous d’en prendre. Lorsqu’elle faisait une pause, un silence de plomb s’abattait sur la salle. À la fin de ce calvaire, « Vous pouvez partir », furent les seuls mots à notre attention, suivi d’un « Vous aurez un examen la semaine prochaine, même heure ».

– Mademoiselle Capriacci, pouvez-vous rester ?

À ces mots, mon corps se crispa et les courbatures du matin se rappelèrent à mon bon souvenir. Camille sortit, mais je savais qu’elle m’attendrait dans le couloir.

– Mademoiselle, si vous souhaitez faire votre thèse dans mon centre de recherche, j’attends de votre part plus de sérieux.

– Je vous présente encore mes excuses pour mon retard.

– Il ne s’agit pas seulement de votre retard, Emma, mais plutôt de votre attitude en général.

– Je ne comprends pas.

– Vous semblez ailleurs, démotivée, désintéressée par vos études.

– Pas du tout, mentis-je. Je me sens très concernée par mon avenir. Seulement je doute. J’ai peur de faire le mauvais choix et de le regretter par la suite.

– Il va bien falloir en faire un, Emma. Je vous suggère de le faire rapidement. Vous n’êtes plus une petite fille. Je vous rappelle que votre dossier devra m’être remis dans quinze jours au plus tard. Comprenez que mon centre de recherche est très demandé. Je ne pourrai pas vous garder une place indéfiniment.

– Je sais, je suis vraiment désolée pour mon indécision.

– Vous savez Emma, si je vous dis tout cela, c’est pour votre bien. Il serait temps que vous sachiez ce que vous voulez faire de votre vie.

– J’en ai parfaitement conscience. Tout le monde attend de moi que je fasse un choix que je suis incapable de faire. Croyez-moi sur parole, je fais de mon mieux.

– Je vous crois.

– Merci.

Elle me scrutait, comme si elle cherchait à lire dans mes pensées. Elle tendit la main vers moi, j’eus un mouvement de recul.

– Tout va bien, Emma ?

– Je vais bien… sauf que ce matin, je me suis réveillée avec des courbatures. J’ignore comment cela a pu arriver. J’ai pris une douche bien chaude pour atténuer la douleur. À présent, je les sens à nouveau.

– Quelquefois, nos rêves paraissent tellement réels que nous les vivons de manière intense sans le vouloir. Vous devriez prendre une aspirine et vous reposer ce soir.

– Je comptais le faire, mon copain n’est pas disponible. Je vais donc rester tranquillement à la maison.

– Très bonne idée. À demain, Emma.

– À demain Madame.

Je quittai la salle de cours, perplexe. Pourquoi le professeur Maly m’avait-elle demandé de rester et surtout pourquoi s’intéressait-elle autant à mon bien-être ? Dans le couloir, je ne vis pas Camille. « Bizarre, elle devait avoir un truc à faire », pensai-je. Je restai là les bras ballants, ne sachant que faire ni où aller. Après une courte réflexion, je pris le chemin de la maison.

***

À quelques mètres de chez moi, je ne m’attendais pas à trouver Camille assise sur les escaliers devant l’entrée. Le regard dans le vague, elle semblait soucieuse. Elle ne m’avait pas vu arriver. Une petite voix résonna dans ma tête : « Adieu la soirée tranquille. » Je m’approchai d’elle lentement. Même si j’aimais profondément Camille, en cette fin d’après-midi, je ne souhaitais pas vraiment qu’elle m’attende sur le perron. À l’expression de son visage, je devinais la raison de sa présence : une énième dispute ou non-dispute avec Hugo, ses crises d’angoisse à propos de son avenir. Chose certaine, elle n’était pas venue pour me proposer d’aller boire un verre, faire un ciné ou manger au resto.

– Salut Camille !

Ma voix la fit sursauter tel un pantin désarticulé, j’eus envie de rire.

– Salut, tu m’as fait peur !

– J’ai vu. Que fais-tu là ? ajoutai-je, le sourire moqueur.

– Je suis seule ce soir, alors j’ai pensé que l’on pourrait se faire une soirée entre filles. Il y a ce bar qui vient d’ouvrir près de la place de l’Hôtel de ville. À ce qu’il paraît, ils font les meilleurs mojitos de la ville. Ça te tente ?

J’en restai bouche bée. Je m’étais littéralement trompée sur ses intentions. Il me fallut quelques secondes pour reprendre mes esprits.

– Alors ? insista-t-elle.

Je repensai subitement aux recommandations du professeur Maly : « Aspirine, repos ! Au diable tout cela ! Nous n’avons qu’une seule vie. » Comme disait, je ne sais plus qui : « Je dormirai lorsque je serai mort. »

– Bien sûr, cela me ferait plaisir. Il faut juste que je me change. Je voudrais mettre un jean.

– D’accord, j’en profiterai pour me refaire une beauté.

– Tu comptes draguer tous les gars du bar ?

– Des fois, je me dis que je devrais tellement je suis frustrée. Je plaisante bien sûr. J’ai juste envie de passer une bonne soirée, m’amuser, boire quelques mojitos, aller danser et flirter en tout bien tout honneur. Cela fait tellement longtemps que nous n’avons pas fait une soirée filles.

– Nous ne sommes que toutes les deux ?

– Non, Virginie nous rejoint avec Elsa, sa nouvelle colocataire. Je ne sais pas si tu la connais. Je l’ai rencontrée un peu avant la rentrée.

– Cool, je suis contente de revoir Virginie depuis le temps. Elsa ? Non, ce nom ne me dit rien.

Virginie était l’une de mes meilleures amies. Je la connaissais depuis le lycée, nous avions passé le même baccalauréat économique et social. Elle était mignonne, de taille moyenne, châtain, les cheveux mi-longs coiffés en dégradé, avec quelques mèches plus claires pour rehausser une couleur naturelle un peu terne. Elle avait de grands yeux marron foncé. Outre sa beauté, Virginie était dotée d’un charisme qui aurait fait faire n’importe quoi à n’importe qui. Elle était drôle et sa bonne humeur toujours communicative. Enfin, elle était étudiante en master de sociologie.

– C’est clair, depuis que tu sors avec Ethan, on ne te voit presque plus en soirée.

– Je suis désolée de vous abandonner comme cela, mais je suis tellement accro. Dès que nous sommes disponibles tous les deux, on en profite à fond.

– Ne sois pas désolée, s’exclama-t-elle. Je suis très contente pour toi. Tu rayonnes de bonheur. Le début d’une relation est souvent passionnel. On a qu’une envie, passer son temps au lit, à baiser comme des malades.

Je la regardais, je rougis. Que pouvais-je ajouter de plus ? Elle avait tant raison.

– Bon, on monte se préparer ou l’on prend racine sur les escaliers.

– Exact, bougeons-nous, on a rendez-vous vers dix-neuf heures.

– Camille ! Il est dix-huit heures. Nous avons largement le temps.

– Parle pour toi, dit-elle en me faisant un clin d’œil.

Je souris et ouvris la porte.

Pour ne pas changer, nous arrivâmes avec quinze minutes de retard à notre rendez-vous place de l’Hôtel de ville. Confortablement installées à la terrasse de ce nouveau bar branché, Virginie et Elsa avaient commandé de la sangria et des tapas.

Située en plein centre, cette place regorgeait de trésors historiques : l’Hôtel de ville dont la façade inspirée des palais italiens bordait l’un des côtés ; collé à celui-ci, la tour de l’horloge, ancien beffroi dans lequel se trouvait une horloge astronomique ; le commissariat et des bâtiments haussmanniens finissaient de cerner le reste de la place ; enfin, au centre de celle-ci trônait une fontaine surmontée d’une colonne romaine et ornée de mascarons crachant l’eau de la source.

– Hello, ça va ?

– Très bien et vous ? répondirent-elles en chœur.

– Emma, je suis tellement contente de te voir, ça faisait un bail, s’exclama Virginie avec un grand sourire en me prenant dans ses bras. Je te présente Elsa, ma colocataire et ma copine.

– Salut Elsa, je suis ravie de te rencontrer, ajoutai-je souriante.

Rencontrer Elsa fut une surprise. Je m’attendais à une personne plus enjouée, plus avenante. Sans pouvoir l’expliquer, une chose imperceptible me dérangeait. D’une certaine manière, je la trouvais d’une banalité affligeante. Elle était petite, brune avec les cheveux très courts, les yeux bleus et habillée comme un garçon manqué. Puis, la réalité me frappa en pleine figure. « Depuis quand Virginie est-elle devenue lesbienne ? » pensai-je.

– Prêtes à faire la fiesta ? lança Virginie.

– Et comment ! renchérit Camille.

– Emma, ça va ? Tu en fais une drôle de tête, remarqua tout à coup Virginie.

– Oui, excuse-moi. Je n’avais jamais remarqué ta préférence pour les femmes. J’ai été un peu surprise, je l’avoue.

– Erreur ma belle. J’aime les deux. Comme je dis toujours, pourquoi se priver de la moitié de la population ? Ha, ha, ha !

Sa réflexion détendit l’atmosphère quelque peu crispée. En effet, Camille posait sur Elsa un regard méprisant. Apparemment, cette animosité semblait réciproque, car Elsa lui jetait des coups d’œil tout aussi avenants.

– Il paraît que tu as pécho le barman du Mistral, Ethan. C’est vrai ? me demanda Elsa.

– Oui, on sort ensemble depuis un peu plus de deux mois.

– C’est une bombe ce mec ! Il a envoyé balader un nombre incalculable de nanas dans cette boite. Je croyais qu’il était gay. Comment t’as fait ?

– Je n’ai rien fait de spécial. Je l’ai rencontré au concert des Red Hot. Il y a eu un mouvement de foule et j’ai failli tomber par terre. Il m’a rattrapée d’un bras et de l’autre, il tenait sa bière. En me retournant pour le remercier, je l’ai regardé droit dans les yeux et là, je suis restée scotchée comme si le monde, la musique autour de nous avaient disparu. Je l’ai remercié et j’allais repartir quand il m’a retenue. On a passé le reste de la soirée à discuter au bar. Il m’a raccompagnée chez moi, il m’a embrassée puis il est parti. Pour une fois qu’un homme n’essayait pas de s’incruster chez moi pour la nuit.

– J’avoue que je suis un peu jalouse, me dit Virginie sur le ton de la plaisanterie.

– Il paraît qu’il est chaud comme la braise, ajouta Elsa.

Je rougis.

– Bon, nous n’allons pas passer la soirée à parler d’Ethan et d’Emma, s’invectiva Camille.

– Certainement pas, sinon on va toutes nous suivre à la trace, s’esclaffa Virginie.

– T’es dégueu, ajoutai-je avec une grimace.

Pour toute réponse, elle me donna un coup de coude. Sa bonne humeur et son franc-parler à la limite du vulgaire me faisaient rire la plupart du temps. Virginie possédait un humour à la fois cynique et très décalé, on ne s’ennuyait jamais en sa compagnie. La soirée se déroulait sur ce ton de légèreté. Nous buvions de la sangria et mangions des tapas à la terrasse de ce bar branché. Il n’était pas loin d’une heure du matin et nous commencions à être saoules. Quand je ne sus pour quelle raison, Camille attrapa le journal qui se trouvait sur la table d’à côté.

– Lâche ce journal ! lui crièrent Elsa et Virginie.

– On se fout éperdument de ce qui se passe dans le monde ce soir. On est là pour faire la fête, insista Elsa.

Plongée dans la lecture d’un article à la page des faits divers, Camille ne nous écoutait plus.

– Tu ne vas pas encore nous faire un flan pour un article écrit par Chloé, lui demandai-je.

– Qui est Chloé ? me demanda Virginie.

– Tu te souviens de l’ex d’Hugo ? Elle vit sur Aix depuis quelque temps, elle écrit des piges pour le journal local.

Malgré nos remarques, Camille resta absorbée et horrifiée par ce qu’elle lisait.

– C’en est trop, dit Virginie en lui arrachant le journal des mains. Qu’y a-t-il dans ce canard de plus important que la soirée que tu passes avec tes amies ? lui lança-t-elle apparemment vexée.

– Un autre meurtre.

– Un quoi ? dîmes-nous toutes en chœur.

– Un autre meurtre. Un SDF a été roué de coups et poignardé en plein cœur dans le parc Jourdan, juste à côté de la fac.

– Et ?

– D’après l’article écrit par Chloé, elle se demande si ce n’est pas l’œuvre d’un tueur en série.

L’alcool aidant, Elsa et Virginie se mirent à rire.

– Soyez sérieuses deux minutes les filles. Deux meurtres en deux jours, tous les deux poignardés.

– S’il te plait Camille, une étudiante et un clochard, quel est le rapport ? ajouta Virginie en continuant de rire.

– Le tueur en série est peut-être un opportuniste ?

Elles rirent de plus belle. À ce moment-là, je ne riais plus. Je repensais à mon corps endolori depuis le matin, à la douleur dans ma poitrine, au meurtre de la veille, à mes cauchemars, tout se bousculait dans ma tête. Ces meurtres avaient-ils réellement un lien, était-ce juste une coïncidence ? Quel était le rapport entre mes douleurs, mes rêves et ces crimes ?

Plus j’y réfléchissais, plus mon cerveau s’affolait. Y avait-il réellement un tueur en série dans la ville ? Quel était son lien avec moi ? J’étais saoule. J’avais du mal à me concentrer. Je commençais à avoir peur, peur d’être la prochaine cible de ce malade. « Aie confiance, il ne t’arrivera rien », résonna en moi. Je crus entendre la voix d’un vieux monsieur. « Tu as halluciné. Tu es complètement saoule ma pauvre fille », pensai-je. D’un geste de la main, je chassai les idées qui me perturbaient.

– Hé, Emma, tu es avec nous ? me dit Virginie.

– Oui, mentis-je.

– Ah bon ? Je croyais que tu te battais avec une mouche.

– Non, j’essayai de faire fuir le tueur en série, surenchéris-je en jouant la comédie pour donner le change.

Je ne voulais pas que mes amies se rendent compte que cet article me perturbait.

– Sérieusement Camille, c’est juste une coïncidence. Il n’y a pas de tueur en série. Chloé monte tout cela en épingle, car elle espère décrocher un job permanent. J’imagine que vivre de ses piges ne doit pas être évident tous les jours, ajoutai-je.

– De plus, tu te laisses monter le bourrichon, car Chloé est l’ex d’Hugo, dit Virginie.

– En tout cas, grâce à toi, nous avons bien ri, s’exclama Elsa.

– Parce que tu trouves ça drôle ? dit Camille en la foudroyant du regard.

– Ça va, lâche-moi, je ne suis pas la seule à m’être marrée.

– Peut-être, mais tu es la seule à m’en faire la réflexion. Alors la ferme !

L’ambiance était retombée comme un soufflé en une fraction de seconde. Virginie prit les devants avant que tout ne s’effondre :

– Mesdemoiselles, je crois qu’il est temps de changer de terrain de jeu. Si nous allions au Mistral, histoire de finir la soirée.

– Pas de problème.

La démarche un peu vacillante, mais d’un pas décidé, nous prîmes le chemin de la boite de nuit. Sur le trajet, je pris Camille à part pour qu’elle m’explique son aversion pour Elsa. Elle me répondit qu’elle ne la supportait pas, qu’elle n’avait pas confiance en cette femme débarquée de nulle part. Elle pensait même en parler à Virginie. Je lui défendis de faire quoi que ce soit. J’insistai sur le fait que nous ne devions pas nous mêler de sa vie privée, mais Camille apparemment très saoule ne m’écoutait pas le moins du monde. Je finis par la raisonner avec fermeté.

Malgré la tension palpable entre Elsa et Camille, la soirée se poursuivit en danses endiablées, éclats de rire et dans la bonne humeur. Camille était très douée pour mettre ses émotions de côté. D’une certaine manière, elle ne voulait pas gâcher la soirée de Virginie.

– Tiens, Ethan ne travaille pas, me hurla cette dernière à l’oreille.

Trop saoule, je ne relevais pas sa remarque. Je désirais une seule chose : oublier mon corps endolori du matin, profiter de mes amies et surtout danser. Trémousser mon corps sur des rythmes effrénés, me frotter contre des inconnus sans que cela déclenche une bagarre.

Pour une fois, je souhaitais être autre chose qu’une étudiante devant faire un choix entre une thèse et un gros point d’interrogation. Je sentis une angoisse m’envahir, je la réprimai en buvant une nouvelle gorgée de mojito. Puis, je me remis à danser de plus belle. Je ne tenais presque plus debout. Je voulais oublier, tout oublier…

Camille vint plusieurs fois à ma rescousse, car je n’arrivais pas à me défaire des hommes qui dansaient près de moi. Nous finîmes par aller nous asseoir pour reprendre notre souffle.

– Quelle heure est-il ? demandai-je la voix pâteuse.

– L’heure de faire la fête, répondit Virginie.

– Trois heures et demie, finit par me dire Camille après avoir tourné sa montre dans tous les sens.

– Il faut que je rentre. Demain, je me lève tôt, dis-je en me redressant comme un ressort.

– Reste encore, on ne se voit presque jamais, insista Virginie.

– Je sais, mais demain nous avons cours à dix heures avec le professeur Maly.

Ce nom fit sursauter Camille qui se leva, encore plus rapidement que moi. Elle vacilla quelque peu. Elle nous fit penser à une marionnette dont le ressort aurait été trop remonté. Je ne pus m’empêcher de rire.

– Putain, j’avais complètement oublié !

– Un retard de plus et je crois que je suis bonne pour le pilori, expliquai-je.

– On file !

Après de chaleureuses embrassades, nous laissâmes Virginie et Elsa bien décidées à s’amuser jusqu’au petit matin. La fraîcheur de la nuit nous dégrisa un peu. Après avoir traversé les rues désertes en direction du centre-ville, nous arrivâmes non loin de chez Camille. Je la pris dans mes bras et la serrai fort contre moi, comme si je n’allais plus la revoir. « Prends soin de toi et sois prudente », lui dis-je avant de la laisser partir.

Je devais vraiment être très saoule, car Camille était pour ainsi dire ma voisine. Elle vivait à deux rues de chez moi. Je la regardai s’éloigner. Lorsque je ne distinguai plus qu’une ombre au loin, je me retournai et pris le chemin de mon appartement.

En route me revinrent ces histoires de meurtres. « Laisse tomber, t’es trop saoule, tu y penseras demain », dis-je seule dans la rue. Je titubai sur le peu de chemin qu’il me restait à parcourir. Quand je réalisai qu’il n’y avait pas âme qui vive autour de moi, je fus prise d’angoisse. Sans aucune raison apparente, j’accélérerai le pas. J’arrivai chez moi haletante et fermai la porte à double tour. Lorsque je regardai l’horloge de la boxe Internet, elle indiquait quatre heures. « Bordel ! il ne me reste que cinq heures de sommeil », râlai-je toute seule. Je me couchai sans prendre le temps de me démaquiller ni de me déshabiller.

***

– Votre devoir est de la protéger, la surveiller et faire des rapports sur son évolution, fulmina une voix dans la pénombre.

– Vous êtes un Gardien, vous n’êtes pas censé développer un quelconque attachement avec votre protégée.

– Je sais, répondit le jeune homme au centre de la lumière.

– Cette histoire doit cesser.

– Non ! s’insurgea-t-il.

– Ce point n’est pas discutable. Comment croyez-vous qu’elle réagira lorsqu’elle découvrira qui vous êtes ? demanda une voix féminine.

– Vous pouvez parler. Qui est votre Gardien déjà ?

Pas de réponse.

– Vous devez également comprendre que vous n’appartenez pas au même monde. Cette histoire doit cesser. Elle n’a que trop duré. C’est un ordre ! insista la première voix masculine.

– Elle est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis des siècles. Je suis prêt à sacrifier ma vie pour elle. Vous ne comprenez pas, je suis fou d’elle. Il est hors de question que je la quitte. Je préférerais mourir.

– C’est vous qui ne comprenez rien à rien. Cette jeune fille n’a aucune idée de ce dont elle est capable. Elle doit être accompagnée, formée. Elle n’a pas besoin d’être distraite par vous. Est-ce clair ?

– Si je ne m’abuse, c’est à vous qu’il appartient de l’informer de ses capacités et de commencer sa formation, non ?

– Taisez-vous impudent ! Comment osez-vous me parler sur ce ton ? tonna la voix féminine.

– Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. Que les choses soient bien claires, il est hors de question que je la quitte, hors de question que vous nommiez un autre Gardien… sinon, je le tuerai de mes propres mains. Vous m’avez assigné cette tâche, car vous avez toujours pensé que je serai le plus apte à la protéger. Vous savez que je suis le meilleur Gardien que la terre ait porté depuis des centaines d’années. Alors, laissez-moi faire mon boulot, finit-il par hurler.

– Il suffit, finit par dire une voix patriarcale.

Le silence se fit, mais il n’était pas dupe. Il savait qu’ils étaient télépathes. Le groupe autour de lui resta silencieux. Il sentit son sang bouillir d’impatience. À l’idée d’être remplacé par un autre, de la perdre, de ne plus se réveiller auprès d’elle, il sentit une douleur envahir son âme, lui lacérer la poitrine, le prendre aux tripes et remonter en décharge foudroyante jusqu’à son cerveau. Il n’avait qu’une envie, hurler son désespoir pour qu’ils comprennent.

Même s’ils pouvaient sonder les méandres de son âme. En tant que Gardien, il devait faire preuve d’obéissance envers le Patriarche. Cependant, un simple refus de leur part aurait tout fait voler en éclats. Sa jeune protégée était devenue en un claquement de doigts son monde, son port d’attache, son havre de paix.

Pour essayer de se calmer et faire passer le temps, il se mit à regarder autour de lui. Gardien depuis presque trois cents ans, il savait déjà à quoi ressemblait son environnement. Des ombres décrivant des formes humaines et une grande salle sombre donnant l’impression d’être sans fond. Seul un éclairage projeté sur lui depuis le plafond lui apportait un peu de clarté. Il n’avait pas peur du noir. Il y était habitué. Il avait été entraîné à toutes les techniques de combat, de résistance à la torture dans ce genre d’endroit. Il le connaissait par cœur et pourtant il ne pouvait s’empêcher de regarder à droite, à gauche, en essayant de trouver de nouveaux détails dans la pénombre.

– Sa protection est la priorité absolue, brisa le silence.

– Vous avez ma parole de Gardien.

– Nous n’en avons jamais douté. Bien, qu’il en soit ainsi, ajouta une voix d’homme.

– Elle doit être informée de sa condition et formée le plus rapidement possible, insista la voix patriarcale.

– Cela sera fait, répondit une voix féminine.

– Bien, nous avons fini alors.

Tous disparurent. Le jeune homme se retrouva seul dans cette immense pièce vide. Il y resta quelques instants pour méditer les paroles prononcées ce soir. Puis, il se téléporta sous la porte cochère d’une ruelle sombre, le plus loin possible de la foule et des regards indiscrets. Il épousseta ses vêtements, recoiffa ses cheveux et rentra chez lui.

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