Extraits

Il lui fallut un moment pour s'habituer à la pénombre. Un marmiton portant un panier d'oignons la bouscula, mais comme personne ne faisait attention à elle et qu'elle surplombait ce chaos organisé, plantée sur une des marches du bas, elle en profita pour survoler la salle du regard

  Tout le long du socle, contre l'ourlet de la robe, les servantes et les laitiers avaient disposé leurs cruches de lait et autres boissons fraîches, leurs pots de beurre, leurs bols de crème. Les continentaux faisaient ce genre d'offrandes à leur Vierge, se rappela Wynter. Le parfum piquant du fromage la fit immédiatement saliver, et c'est en courant presque qu'elle dévala le sombre escalier menant à l'antre embaumée des cuisines. Derrière elle, les prières des musulmans s'élevaient harmonieusement dans les rayons du soleil

  En haut des marches, surplombant le sentier, se dressait la statue de la Dame de Glace, songeuse et triste. Malgré la chaleur, son visage de pierre était couvert de givre, et de petites stalactites dégouttaient le long de ses doigts délicatement sculptés. Émerveillée comme toujours par ce phénomène, Wynter leva les yeux vers elle en passant

L'odeur de mouton rôti la prit par surprise et son estomac réagit aussitôt en gargouillant. Mon Dieu, elle avait une de ces faims ! Elle tourna le dos à ses souvenirs, submergée par l'irrépressible envie de gagner les cuisines

Un cri modulé vint troubler ses pensées. Elle sursauta, puis éclata de rire en comprenant de quoi il s'agissait. Elle n'avait plus entendu ce son si particulier depuis des années, et il lui avait fallu un moment pour le reconnaître. Les jeunes musulmans s'agenouillaient à l'ombre des arbres pour adresser leurs prières mélodieuses à leur Dieu. Wynter se dressa sur la pointe des pieds, espérant ainsi repérer Razi dans les rangs mouvants des jeunes gens en prière, mais elle ne le vit pas. Et s'il n'était pas revenu ? Cette pensée lui fit si mal qu'elle l'écarta aussitôt. Bah, Razi n'avait jamais été très pratiquant. Il était revenu, mais se trouvait ailleurs au palais, voilà tout

  "Je vous rapporterai un lapin !" leur criait-il parfois, et il respectait toujours sa promesse. Ou alors, il revenait avec un faisan, ou une couvée d'œufs de caille... Bref, avec un petit quelque chose pour se faire pardonner, et en particulier d'avoir délaissé Albéron, qui le suivait partout comme son ombre et que son absence touchait profondément

Wynter avait souvent vu le roi et son père s'éloigner ensemble sur ce chemin, équipés d'arcs ou de cannes à pêche, avec un petit groupe de compagnons. Elle se revit aussi assistant à ces départs, assise sur ces marches avec Razi et Albéron, tous trois faisant la tête parce qu'ils n'avaient pas le droit de se joindre à la fête. Lorsque les Grands Changements avaient commencé, Razi venait de fêter ses quatorze ans et Albéron et elle s'étaient déjà habitués à le voir disparaître en compagnie des chasseurs. C'était l'un de ses souvenirs les plus vivaces : Razi se retournant vers eux avec un sourire affectueux censé leur soutenir le moral, alors qu'il les laissait tomber

Cette expression, Wynter l'appelait "le masque", ou "le manteau", et malgré la splendeur de cette métamorphose, y assister en ces circonstances l'attrista. Oh, papa, même ici ? Devons-nous vraiment jouer encore à ce terrible jeu ? Pourtant, comme à chaque fois, elle ne put s'empêcher de ressentir une pointe de fierté et un soupçon de plaisir cruel en le voyant se transformer ainsi. Lorcan se retourna, et fixa d'un regard soudain fixe et impérieux ces gardes scandaleusement désinvoltes

Tout à coup, Lorcan se raidit sur sa monture, puis se redressa de toute sa hauteur et de toute l'envergure enfin visible de ses puissantes épaules. Ses traits se figèrent, ses paupières s'abaissèrent comme pour dissimuler le vert lumineux de ses yeux de chat, sa bouche généreuse s'affina, le coin de ses lèvres remonta d'un côté..

"Je crois qu'on vous a fait attendre", ajouta-t-il en tournant imperceptiblement la tête vers la sentinelle. Quelque chose dans son expression incita Wynter à observer du coin de l'œil les gardes présents. Ils observaient ostensiblement cet échange entre Héron et son père, et sans qu'elle puisse au juste s'expliquer pourquoi, son cœur manqua un battement. En fait, ces hommes semblaient presque se laisser aller en présence du Victuallor, un comportement parfaitement inconvenant de leur part. Wynter ravala le doute qui la tenaillait et jeta un coup d'œil derrière elle ; son père et Héron échangeaient à nouveau un regard appuyé