Ajouter un extrait
Liste des extraits
Votre réponse, ici, est tellement prévisible que nous pouvons l’anticiper : « Les filles d’hommes cultivés n’ont aucune influence directe, c’est vrai. Mais elles possèdent le plus grand des pouvoirs : l’influence. Celle qu’elles exercent sur les hommes cultivés. » Si cela se vérifie, si l’influence constitue notre arme la plus puissante, la seule qui puisse vous aider efficacement à empêcher la guerre, étudions donc, avant de signer votre manifeste ou d’adhérer à votre société, quelle étendue peut avoir cette influence. Son importance doit être immense et à l’évidence mérite un examen profond, prolongé. Hélas ! le nôtre sera rapide, imparfait ; tentons-le malgré tout.
Afficher en entier« J’avais déjà perçu cette lumière ; une lumière que les dogmes d’aucune Église nationale ne laisseront jamais filtrer : l’un des commandements essentiels du Christ fut “Passivité à tout prix !” Supportez le déshonneur et l’opprobre, mais ne recourez jamais aux armes. Soyez malmenés, soyez outragés, soyez tués, mais ne tuez pas… Cela vous montre bien à quel point le christianisme pur ne s’accordera jamais avec le pur patriotisme. »
Afficher en entierCes citations révèlent bien que les gens d’un même sexe ont sur le même sujet des opinions divergentes. Mais on voit bien aussi, et les journaux actuels le prouvent, que, malgré leurs nombreux dissentiments, la grande majorité des gens de votre sexe sont en faveur de la guerre. Les hommes cultivés réunis à la conférence de Scarborough, les ouvriers réunis à la conférence de Boumemouth ont tous convenu qu’il était nécessaire de dépenser 300 000 000 livres par an pour l’armement. Ils trouvent que Wilfred Owen avait tort : qu’il vaut mieux tuer que d’être tué. Cependant la diversité d’opinions révélée par les biographies est telle qu’il doit bien y avoir une raison dominante sur laquelle se fonde cette unanimité. La nommerons-nous, par souci de brièveté, « patriotisme » ? Mais, nous demanderons-nous alors, quel est ce « patriotisme » qui vous pousse à faire la guerre ? Laissons le président du Tribunal du Banc du Roi répondre à notre place :
Afficher en entier« J’ai eu la vie la plus heureuse qui soit et j’ai toujours travaillé pour la guerre. Aujourd’hui, dans la force de l’âge, j’ai atteint le sommet… Dieu merci, nous partons dans une heure. Un régiment si magnifique ! Quels hommes, quels chevaux ! J’espère que d’ici dix jours, nous chevaucherons côte à côte, Francis et moi, et que nous foncerons droit sur les Allemands(9). »
Afficher en entierComment pouvons-nous, dès lors, comprendre votre problème, et, dans cette incapacité, pouvons-nous vraiment répondre à votre question : « Comment empêcher la guerre ? » Une réponse basée sur notre expérience et sur notre psychologie (pourquoi lutter ?) n’aurait aucune valeur. Vous rencontrez dans la lutte, c’est manifeste, une certaine sensation de gloire, une certaine nécessité, une certaine satisfaction que nous n’avons jamais éprouvées, dont nous n’avons jamais joui. Une compréhension véritable demanderait une transfusion de sang et de mémoire – miracle encore inaccessible à la science. Mais nous possédons aujourd’hui un substitut à ces transfusions de sang et de mémoire et qui devrait nous servir en cas de nécessité. Nous avons à notre disposition cette contribution merveilleuse, constamment renouvelée, et cependant encore largement négligée : les biographies.
Afficher en entierMais pour nous, qui les voyons à travers l’ombre du Fonds pour l’éducation d’Arthur, il s’agit d’une table dans une salle de classe, d’un omnibus nous conduisant à cette classe, d’une petite bonne femme au nez rouge, elle-même pas trop instruite, mais avec une mère invalide à sa charge. Il s’agit d’une pension de 50 livres par an sur laquelle il fallait acheter ses vêtements, faire des cadeaux, parcourir toutes les étapes menant à la maturité. Voilà quelle fut l’influence du Fonds pour l’éducation d’Arthur sur nous. Une influence de caractère si magique qu’elle transforme le paysage et que les nobles cours et les cloîtres d’Oxford et de Cambridge se présentent souvent aux yeux des filles d’hommes cultivés(7) sous la forme de jupons troués, de côtelettes de mouton froides et du ferry démarrant pour l’étranger, tandis qu’un garde leur claque la portière au nez.
Afficher en entierEn ces temps hybrides où, si la notion de naissance devient floue, les classes, elles, demeurent fixes, nous sommes tous deux issus de ce qu’il est commode d’appeler la classe des gens cultivés. Lorsque nous nous rencontrerons en chair et en os, nous parlerons avec le même accent, nous utiliserons fourchettes et couteaux de la même façon, nous compterons sur des servantes pour préparer notre dîner, faire la vaisselle et, pendant ce dîner, nous pourrons, sans trop de difficultés, parler des gens et de politique, de la guerre et de la paix, du barbarisme et de la civilisation – en fait, de toutes les questions suggérées par votre lettre. Qui plus est, nous gagnons tous deux notre vie. Mais… et ces trois points marquent un précipice, un gouffre si profondément creusé entre nous que durant ces trois années, et plus, je suis restée assise sur mon versant à me demander s’il valait la peine de parler à travers ce fossé. Aussi demanderons-nous à quelqu’un d’autre – il s’agit de Mary Kingsley(5) – de parler en notre nom. « Je ne sais plus si je vous ai jamais révélé ce fait : avoir le droit d’apprendre l’allemand, c’est à quoi s’est limitée pour moi toute éducation payée. On a dépensé 2 000 livres pour l’éducation de mon frère. Je veux encore espérer que cela ne fut pas en vain. » Mary Kingsley ne parle pas pour elle seule : elle parle aussi pour bien des filles d’hommes cultivés et elle ne fait pas que parler en leur nom ! Elle dénonce relativement à elles un fait très important. Un fait qui aura sur ce qui va suivre l’influence la plus profonde : le Fonds pour l’éducation d’Arthur. Vous qui avez lu Pendennis, vous vous souviendrez des lettres mystérieuses A.E.F.(6) qui figurent sur les registres de la maison.
Afficher en entierTrois ans ! Quel long délai pour répondre à une lettre ! La vôtre est demeurée sans réponse depuis plus longtemps encore ! J’avais espéré qu’elle viendrait, cette réponse, d’elle-même, ou que d’autres s’en chargeraient. Mais votre lettre est toujours là, avec sa question : « Comment faire, à votre avis, pour empêcher la guerre ? », et nous n’y avons pas répondu.
Afficher en entierEn 1938, Virginia Woolf écrit ici, aux hommes : « [Vos mères] combattaient le même ennemi que vous, et pour les mêmes raisons. Elles luttaient contre la tyrannie du patriarcat, comme vous luttez contre la tyrannie fasciste […] À l’étranger, le monstre […] interfère à présent avec votre liberté ; il vous dicte votre façon de vivre ; il établit des distinctions non seulement entre les sexes, mais entre les races. Vous éprouvez dans vos propres personnes ce que vos mères éprouvaient lorsqu’elles étaient exclues, lorsqu’elles étaient enfermées, en tant que femmes. »
Afficher en entier