Extraits

Rean vient de franchir les limites, il le sait, parce qu’aucune décision émanant des hautes autorités ne doit être discutée sans un motif valable. Mais il n’en a que faire, il est persuadé d’être dans la vérité.

— N’oublie pas que nous sommes la tête du bras armé d’Élest, notre peuple tout entier compte sur nous ! enchérit Elun.

— Tu as raison ! Nous ne pouvons nous laisser aller à ce genre de considérations, même à l’abri des oreilles indiscrètes…

Devant cette réponse pleine d’ironie, le cœur du Révocateur oscille entre contrition et emportement.

— Crois-tu franchement que les Élus auraient pitié de nous s’ils pouvaient nous dépouiller sans mesure ? Ils nous craignent parce qu’ils ne peuvent nous atteindre, c’est aussi simple que cela !

Entre crainte et espérance, les deux collègues se posent aux abords de la piste d’atterrissage afin d’y admirer le va-et-vient des vaisseaux spatiaux.

— Nous avons ici élevé une ville de lumière, si loin de nos racines, elle renvoie pour nous l’image de la perfection. Or, si on la regarde de plus près, Élest révèle soudain sa part sombre, prononce Rean à mi-voix, dans un élan d’inspiration.

— Qui peut se targuer d’être parfait ?

Quelques oiseaux aténiens se baignent au bord de l’eau, la poésie de leur chant me berce jusqu’à l’âme. Une fois rafraîchis, voici qu’ils cherchent à se débarrasser des gouttes rebelles lors de mouvements frissonnants. Ces animaux ne nichent qu’aux abords des Cascades Aténiènes, d’où l’emprunt de ce nom. Le bleu roi de leur plumage et le raffinement inné de chacun de leurs mouvements rivalisent de magnificence. Mais ce qui retient l’œil, qui l’attire plus que tout, est la longueur incroyable des cinq plumes qui prolongent leur corps, leurs magnifiques rectrices. Ce cadeau de la nature confère à ces êtres du ciel un petit air d’immortalité. La splendeur du décor qui m’entoure ne cesse de me rappeler le ruissellement de millénaires, d’une éternité de vies.

Pourquoi les gens du Dessous sont-ils immunisés contre le Féeï, ces microparticules omniprésentes dans l’atmosphère dont personne ne connaît la provenance exacte ? Nul ne le sait, mais il est dit que c’est parce que nous sommes les enfants de la forêt. Aucun des habitants du Dessus ne peut être en contact avec ce corps invisible, sans avoir à le payer de sa vie. La limite, celle au-delà de laquelle aucune trace de Féeï n’a jamais été détectée, se trouve quelque part en haut des quatre escaliers interdits.

Depuis des générations d’une lutte incessante, le retour vers le « Dessous » reste un trajet périlleux où toute évaluation ou hypothèse devient hasardeuse. Fort heureusement, nous parvenons à rester invisibles à leurs yeux jusqu’à l’instant fatidique.

Bien qu’ils ne puissent me rejoindre ni me toucher de leurs armes, je déguerpis sans demander mon reste. Leur regard noir d’impuissance me montre toute la frustration qu’ils ruminent à me voir me fondre dans le lointain. Une fois encore, je m’en suis sorti de justesse, au dernier moment. Existe-t-il seulement une autre possibilité ? Probablement non, car les Révocateurs se manifestent toujours avant le terme de ce foutu compte à rebours de sept minutes !

Certains guerriers du « Dessus » possèdent l’impérieux pouvoir de nous traquer en pénétrant le passé, on les appelle : « Révocateurs ». Ces derniers sont capables de « voir » celui qui vient de prolonger son existence, mais pas au-delà de sept minutes – délai nécessaire avant que le « Souffle » n’incorpore l’essence de l’âme et nous affranchisse de nos poursuivants.

Je cours, au milieu de visages apeurés et de mouvements craintifs. L’esprit tiraillé par mille pensées orageuses, d’innombrables éclats de tonnerre intérieur font battre mon cœur à tout rompre. Je cours, la face perlée de sueur, pour soudainement me jeter dans une allée redoutablement vide où de sombres bâtiments découpent l’horizon. Je suis cerné de froides barres d’habitation qui paraissent relier la terre et le ciel, droites, inflexibles. Je cours, inlassablement, mes prunelles balaient sans relâche les lieux, car je les sais à mes trousses. La respiration haletante, j’avale les distances à grandes enjambées, inondé de panique mais heureux ! Je viens de dérober suffisamment de Temps pour en faire profiter d’autres personnes…