Un autre monde, Tome 4 : Azarr

— Qu’y a-t-il par-là ? fais-je en lui montrant du doigt ce qui ressemble à une zone marécageuse.

— Par là, pas grand-chose d’intéressant. Les fleurs ne sont pas spécialement jolies comme tu aimes, et il n’y a aucun kalinowski, pondeur, ou babakotia qui pourraient attirer ton attention. C’est dû à un bras de mer qui s’écoule mal, l’eau stagne et a une odeur un peu forte.

— Mais si, je veux aller voir. Je suis sûre que personne n’a scanné ce qui se trouvait dans ce marais.

— Tu as vraiment des idées étranges par moments.

— Bah quoi ? Il n’y a aucun mal à joindre l’utile à l’agréable !

— Parce que tu trouves agréable d’aller traîner dans un marécage puant ?

— Tu sais, il y a des organismes très intéressants dans les marais, comme partout ailleurs.

— Je n’insiste pas ! Si ma Douce Compagne de Vie réclame une visite du marais, dans le marais nous irons. Humm...je suppose que tu veux que je me pose en plus de tout ça ?

— Bien évidemment, je peux difficilement scanner à trois mètres du sol.

— Je ne vois qu’un point positif à cette idée saugrenue.

— Et c’est ?

— Que nous allons sentir tellement mauvais que nous allons devoir passer un long moment sous la douche ensuite, conclut-il avec un air malicieux.

Il se pose sur une zone plus ou moins sèche. Il a raison, ça ne sent pas bien bon. Je dégaine aussitôt mon analyseur et scanne tout ce que je vois. Et j’avais raison, me confirme mon petit appareil qui ajoute de nouvelles plantes et insectes dans la base de données. Azarr reste presque collé à moi, doublement attentif au moindre de mes gestes. N’y tenant plus, je me retourne vers lui.

— Tu me stresses à être dans mon dos comme ça. De quoi as-tu peur à la fin ? Est-ce que vos marais sont infestés d’alligators ?

— Je ne connais pas le mot alligator. Mais effectivement, je reste près de toi au cas où tu trouverais un apaloklana.

— Et qu’est-ce donc que cette bestiole ? je demande, surprise par ce nom que j’entends pour la première fois.

— C’est un petit animal qui vit dans les marais et qui peut s’avérer très dangereux. Pas que je veuille dire agressif, mais les apaloklanas régurgitent un acide puissant, et quand ils sont stressés, ils régurgitent beaucoup.

— Mais, ça ressemble à quoi ?

— J’en étais sûr ! gémit-il. Je savais que si je t’en parlais, tu allais absolument vouloir en voir un.

— C’est pour la science ! je me défends.

— Bien évidemment. Bon, laisse-moi passer devant, et donne-moi ce grand bâton à ta droite.

Il s’avance prudemment, tâtonnant avec son long bâton délicatement sur la surface près d’une algue bleutée.

— Regarde ! me fait-il. Tu vois ?

Je scrute attentivement la zone qu’il m’indique et ne vois pas grand-chose à part cette boue qui recouvre la plus grande surface du marais.

— Mais si, insiste-t-il, regarde mieux !

Il titille un endroit précis, et au milieu de la boue, je finis par reconnaitre des anneaux bleus qui pulsent de plus en plus rapidement. Je concentre mon regard sur la zone, tentant de déterminer le propriétaire de cet étrange anneau. Je finis par voir le responsable de ces pulsations concentriques. Un genre de batracien tout en longueur, avec quatre jambes et deux bras, d’une couleur identique à la boue qui l’entoure. Je tends mon analyseur vers lui et le scanne rapidement. Soudain, Azarr tire mon bras en arrière, quelques secondes à peine avant que la bestiole ne régurgite un flot verdâtre et ne plonge sous la surface. Curieuse, je scanne le vomi en question et j’ai la surprise d’entendre le bip d’alerte qu’émet mon analyseur en cas de danger. Je sors ma tablette de mon petit sac à dos et vérifie les dernières entrées. Je note le nom d’apaloklana que m’a donné Azarr ainsi que les informations le concernant. Et là, je dois dire que je reste dans l’expectative. Le batracien a vomi de l’acide chlorhydrique concentrée, rien que ça ! Sa présence n’est pas une surprise, car l'acide chlorhydrique est le principal constituant des acides gastriques. Il est donc présent naturellement dans l'estomac où il contribue à la digestion des aliments. Mais c’est sa concentration exceptionnelle qui constitue ici une particularité intéressante.

Aussitôt, je repense à la dernière réunion que nous avons eue au sujet du sabotage sur les vaisseaux ennemis. Tout a été envisagé comme envoyer des flèches, des carreaux et même des rochers sur ces vaisseaux. Mais pour l’instant, aucune solution fiable n’a été trouvée.

— Tu aurais une flasque avec toi ? je demande.

— Oui, tu as soif ?

— Non, on va la vider et mettre un peu de ce vomi dedans.

— Tu sais que tes demandes sont de plus en plus inhabituelles, ma Douce ?

— Certes, mais j’ai une idée. Peux-tu trouver quelqu’un qui peut dire à David de ramener L’Albarade rapidement ? J’aimerais faire une expérience, mais je ne suis pas certaine que le résultat soit le même demain.

Une heure plus tard, nous déversons un petit peu du contenu de la flasque, que j’ai remplie avec la plus grande prudence, sur un petit bout de la coque de L’Albarade. Avec fascination, nous observons le principe d’oxydoréduction sur le polymère : le vomi d’apaloklana est assez fort pour dissoudre un morceau de vaisseau.

— Génial, confirme Gregory. Par contre, il ne sera peut-être plus aussi actif s’il est prélevé trop longtemps à l’avance. Mais ta trouvaille est géniale, et je sais exactement où cela pourrait nous servir.

Hélas, nous refaisons l’expérience trois heures plus tard, et le résultat est largement insuffisant.

— Nous revoici au point de départ ! je gémis, déçue.

— Non, pas nécessairement. Si on ne peut pas stocker ce produit directement, il suffit peut-être de conserver l’animal qui le sécrète.

—Impossible, répond Azarr. Personne n’attrape un apaloklana sous peine de perdre sa main. Et puis, même si on arrivait à en attraper quelques-uns, ils feraient un trou dans la boite presque aussitôt. Ils vomissent leur jus acide au moindre stress.

— Il suffirait de les attraper avec des pinces, et de les conserver dans un bocal en verre, insiste Gregory.

— Qu’est-ce que le verre ?

— C’est un récipient que l’on utilise sur Terre en complément des faïences que vous utilisez aussi ici. Il y a du sable sur Eris, et nous avons un réplicateur. Rien de plus simple que de sélectionner un schéma 3D pour un récipient en verre hermétique, avec juste un filet d’air pour que vos apa-trucs ne meurent pas. Il faut absolument tester cette théorie.

— Mais vous comptez en faire quoi ensuite ? s’interroge Azarr.

— Facile, il y a un petit panneau d’accès sur les vaisseaux, et derrière ce panneau passent quasiment tous les câbles de direction de ces engins. Les panneaux seront verrouillés, mais je suis prêt à parier que le petit vomi de vos bébêtes pourrait clouer au sol ces trois vaisseaux ennemis.

— Et moi qui pensais offrir à ma chérie la plus agréable et coquine des journées de repos ! se lamente Azarr. Vous avez réussi à la transformer en atelier théorique et en chasse bizarre dans les marais. J’espère au moins que tu compteras ça comme un acte de séduction, ajoute-t-il à mon intention.

— Tu oublies que je suis une scientifique et que j’adore les expériences ! Ne t’inquiète pas, je te remercierai plus tard, lui fais-je en lui offrant un chaste baiser au coin de la bouche.