Straton Family, Tome 1 : Un cœur si sauvage

Une douce brise agitait les rideaux de la fenêtre ouverte. Jessica se retourna dans son lit et s'étira, encore ensommeillée, quand une main se plaqua sur sa bouche. Un cri s'étrangla dans sa gorge. Une masse pesa sur elle, lui emprisonnant les bras. Paniquée, elle n'eut que le temps de regretter son revolver: elle s'était crue en sécurité...

— Qu'est-ce que vous fichez là ? s'exclama une voix rauque et irritée.

Mais pour Jessica, c'étaient les accents les plus mélodieux. Elle n'eut pourtant pas l'occasion de répondre, toujours bâillonnée.

— J'ai failli crever mon cheval pour vous rejoindre et vous n'étiez même pas à l'endroit prévu ! La vieille dame a cru mourir de peur il y a dix minutes quand j'ai fait irruption chez elle, pensant vous y trouver. Et finalement, où fallait-il vous pourchasser ? Jusque dans la grande maison ! Là où j'avais juré de ne jamais remettre les pieds... Je suis devenu fou, ma parole. Que faites-vous là ?

Jessica secoua la tête pour se délivrer.

Pourquoi ne retirait-il pas sa main ? Il savait bien qu'elle ne crierait pas, qu'elle était folle de joie de le revoir. Mais non, il ne pouvait pas le deviner: ils s'étaient quittés dans de telles circonstances ! Il était sans doute persuadé qu'elle le haïssait, maintenant. Alors pourquoi était-il de retour ?

Il appuya son front contre celui de la jeune femme et soupira, toute colère envolée.

— Je n'ai pas pu en rester là, reprit Chandos comme s'il avait lu dans ses pensées. Il fallait que je sache ! Est-ce que tout va bien ? Est-ce que les événements ont bien tourné ? Non, bien sûr, sinon vous ne seriez pas au ranch, vous habiteriez chez votre père. Je sais qu'il est à Waco. Je l'ai vu, ainsi que sa maison et sa femme. Que s'est-il passé, féline ? C'est à cause de son épouse ? Secouez la tête pour dire non...

Mais il ne continua pas plus loin. Exaspérée de ne pouvoir placer un mot, Jessica ouvrit soudain la bouche et lui mordit sauvagement la paume.

— Aïe ! gronda-t-il en retirant précipitamment ses doigts.

— Bien fait ! lui lança Jessica. A quoi jouez-vous ? Vous me posez toutes ces questions et je ne peux même pas y répondre ! (Elle se redressa et s'assit.) Si vous n'êtes là que pour prendre de mes nouvelles, vous pouvez repartir par le même chemin !

Mais il n'en fit rien. Une allumette craqua et il se pencha vers la lampe installée sur la table de nuit. Jessica le dévora du regard. Il ne s'était pas rasé depuis plusieurs jours ; ses vêtements couverts de poussière et ses yeux plissés de fatigue lui donnaient une expression menaçante. Il avait tout d'un tueur dangereux et endurci, mais aux yeux de Jessica, c'était l'homme le plus merveilleux au monde !

Il baissa les yeux vers elle et Jessica frémit sous la caresse du regard qui glissait sur son corps. Elle portait une modeste chemise de nuit de coton blanc, mais n'en était que plus rayonnante. La lumière jouait sur sa peau hâlée et plongeait dans ses yeux d'ambre liquide tandis que la flamme mouvante posait des étincelles sur ses cheveux dénoués. Chandos retint son souffle.

— Pourquoi êtes-vous encore plus belle ?

Elle baissa les yeux, tâchant de dissimuler sa confusion.

— Parce que nous nous sommes quittés depuis une éternité...

Dix jours à peine s'étaient écoulés mais Chandos ne songea pas à la corriger.

— Je croyais ne jamais vous revoir, reprit-elle doucement.

Chandos s'assit sur le bord du lit.

— Moi de même... J'avais bien l'intention de fuir au Mexique après mon départ de San Antonio. Mais j'ai dû rebrousser chemin au bout de vingt-quatre heures.

Jessica attendait une déclaration, mais il acheva sur un ton si contrarié que, visiblement, il était mécontent d'être revenu contre son gré.

— Pourquoi ? lança-t-elle, piquée par la déception. Et ne me dites pas que c'était juste pour demander de mes nouvelles !

Il faillit sourire.

— Après nos... adieux, je ne pensais pas que vous accepteriez l'autre raison.

— Dites toujours.

— Je ne pouvais pas vous laisser ainsi, féline, dit-il simplement en la regardant dans les yeux. Je m'en croyais capable, je pensais que, si vous me détestiez, je n'aurais pas envie de vous revoir. Mais je m'étais trompé du tout au tout. Rien ne peut m'éloigner de vous...

Jessica savoura un instant ses paroles.

— C'est terrible... souffla-t-elle en souriant.

— N'est-ce pas ? Surtout que vous ne souhaitiez pas me retrouver sur votre chemin, je suppose.

S'il attendait un démenti, il en fut pour ses frais. Après ce qu'il lui avait fait subir, il ne s'en tirerait pas à si bon compte !

— Et vous avez eu le toupet de revenir !

Il fronça les sourcils.

— Je n'ai plus tous mes esprits, je vous l'ai déjà dit. Surtout pour aboutir ici, ici ! insista-t-il avec un geste qui englobait le ranch tout entier.

— Ce n'est pas une prison, tout de même, rétorqua-t-elle. Personne ne vous forcera à y rester, et surtout pas votre père.

Il se figea et s'assombrit encore.

— Vous savez ?

— Pourquoi ne m'avez-vous rien dit ? J'ai rapidement appris l'existence de Kane le rebelle !

— Ne vous forgez pas une opinion trop vite, Jessica. Vous n'avez entendu que la version du vieil homme.

— Eh bien, donnez-moi la vôtre.

Il haussa les épaules.

— Il croyait que j'étais en son pouvoir et que je serais prêt à tout supporter pour rester ici. Alors il m'a fait payer les péchés de ma mère, il s'est vengé sur moi parce qu'elle préférait vivre chez les Comanches plutôt qu'avec lui. Il rejetait toute sa haine et sa rancune sur moi et ensuite s'étonnait de ne récolter que mépris en retour !

— Vraiment ? Et vous, n'aviez-vous aucun préjugé contre lui en arrivant au ranch ? Votre mère devait lui en vouloir terriblement de l'avoir forcée à fuir. Elle vous a sans doute influencé: après tout, vous n'étiez qu'un enfant. L'attitude de votre père a peut-être découlé de votre agressivité...

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez ! s'exclama Chandos, exaspéré.

— C'est vrai, mais je suis sûre qu'il vous aime, déclara-t-elle simplement, et qu'il regrette ses erreurs. Il donnerait beaucoup pour que vous lui accordiez une autre chance.

— De me transformer à son idée ? compléta Chandos avec un sourire cynique.

— Non. Je crois qu'il a compris la leçon. Allons, Chandos, vous êtes chez vous, au Ranch M. Cela ne signifie-t-il rien pour vous ? Pour moi, si ! C'est même pourquoi j'y suis revenue.

— Parce que c'était le seul endroit où je ne viendrais pas vous chercher ? Parce que vous pensiez que je ne courrais pas ce risque ?

— Mais non ! s'écria-t-elle au bord des larmes. Parce que je m'y sentais plus proche de vous, au contraire.

Chandos resta muet un instant, presque incrédule. Toute sa colère s'envola, remplacée par une lente vague de joie qui le submergea tout entier.

— Féline... murmura-t-il d'une voix rauque.

Il posa la main sur sa joue, glissant vers les cheveux soyeux de ses tempes et se pencha plus près. Leurs lèvres se touchèrent et leur passion contenue explosa soudain, noyant le reste du monde sur son passage.

Ils s'étreignirent sauvagement dans leur nudité, vibrant de désir impatient, et, quand Chandos pénétra Jessica, sa violence rencontra une fougue amoureuse qu'il n'avait pas soupçonnée en elle.

Ils avaient dépassé ce que les mots peuvent dire et laissaient parler leurs corps, exprimant leur amour, leur manque, leur avidité l'un de l'autre. Demain serait peut-être un autre jour mais, cette nuit-là, Jessica appartenait à Chandos.

Jessica ouvrit tout doucement la porte de sa chambre et jeta un coup d'oeil à l'intérieur. Chandos dormait encore. Rien d'étonnant : en dix jours de séparation, il n'avait pas pris plus de trente heures de sommeil !

Elle referma le battant sans bruit derrière elle, et le regarda un instant. Qu'il se repose autant que nécessaire... Elle ne révélerait sa présence à personne. Seule Maggie était dans le secret mais elle se tairait : autant réserver la surprise à ce vieux brigand de Fletcher, avait-elle expliqué à Jessica, certaine que Kane ne se volatiliserait pas.

Pourvu qu'elle ait raison ! Jessica n'affichait pas la même confiance. Bien sûr, Chandos la désirait toujours : il l'avait longuement prouvé la nuit précédente. Mais cela n'engageait pas l'avenir. Il pourrait très bien la quitter encore une fois.

Pourtant, il était bel et bien revenu, avouant qu'il ne pouvait se passer d'elle... Jessica était comblée !

Elle rangea les sacoches de Chandos dans un coin et aperçut son reflet dans le miroir. Elle était radieuse, ce matin ! Était-ce l'amour qui allumait ces étincelles dans ses yeux ? Le bonheur bien plutôt, car elle avait envie de rire, de chanter, de crier sa joie ! Elle avait du mal à se contenir...

Elle s'assit un court instant près de la fenêtre et contempla Chandos. Puis elle se dressa, trop agitée pour rester en place : il fallait qu'elle s'occupe. Mais s'il s'envolait pendant son absence ? Pourtant c'était absurde: cette fois-ci, il ne pourrait disparaître sans espoir de retour... En tout cas, il lui devrait une explication ! Et c'est bien pourquoi elle ne le quitterait pas du regard.

Elle s'approcha du lit à pas lents pour ne pas le déranger et, après quelques instants, s'allongea contre lui avec mille précautions. Mais il ne bougeait pas. Il devait être épuisé, lui qui ne dormait que d'un oeil, d'habitude...

Elle l'effleura de sa main, glissant sur les muscles de sa poitrine. Un simple drap moulait son corps et Jessica pouvait le deviner tout entier. Chandos, toujours profondément assoupi, n'émit pas un son quand Jessica s'enhardit, suivant de sa paume les fuseaux de ses cuisses, remontant doucement vers ses hanches. Elle sursauta soudain. Non, tout son corps n'était pas en sommeil...

— Continue, chaton...

Elle rougit de confusion en rencontrant son regard encore alangui, perdit contenance et se leva brusquement.

— Maggie m'a donné vos affaires, au cas où vous voudriez vous raser. Sauf si vous préférez vous rendormir. Je ne voulais pas vous réveiller. Personne ne sait que vous êtes là.

— Pied Agile ne devrait pas passer inaperçu très longtemps.

— Maggie s'en est chargée, expliqua Jessica en riant. Elle l'a emmené dans son salon !

— Quoi?

— Je n'en ai pas cru mes yeux, mais il s'y fait très bien ! Maggie veut se faire pardonner : c'est elle qui a dit à Fletcher que vous m'aviez conduite au ranch. Cette fois-ci, elle vous laisse seul arbitre de votre décision.

Chandos grogna en se passant la main sur le menton.

— Un bon rasage me ferait du bien.

Jessica lui montra ses sacoches du doigt puis se rassit sur le lit pour le regarder.

— Vous verrez votre père ? aventura-t-elle.

— Non.

Il enfila un pantalon noir et lui jeta soudain un regard sévère.

— Et n'essayez pas de nous réconcilier. Je ne veux plus avoir affaire à lui.

— C'est une forte tête, mais au fond il n'est pas si méchant...

Il la fixa encore et elle détourna les yeux en soupirant. Il entreprit de se badigeonner de mousse, debout devant le miroir. Après, un temps de silence, elle reprit:

— Avez-vous trouvé votre homme à San Antonio ?

Chandos se raidit.

— Oui. Il avait été jugé et attendait d'être pendu.

— Vous ne l'avez pas tué, alors ?

— Je l'ai aidé à s'évader, dit-il en s'essuyant calmement le visage. Comme Smith n'avait pas d'amis en ville, personne ne s'y attendait et je n'ai pas eu de mal.

Chandos se retourna, le regard durci de haine.

— Je lui ai cassé les deux bras, entre autres, déclara-t-il d'une voix vibrante, et je l'ai étranglé. Mais ce salaud était déjà mort. Il devait se douter de quelque chose. Peut-être avait-il reconnu le cheval de Trask que j'avais préparé pour l'évasion. Ou bien il se demandait ce que j'avais derrière la tête... Il m'a attaqué dès notre première pause et s'est emparé de mon poignard. Nous nous sommes battus et il s'est empalé dessus... Il est mort en quelques secondes. C'est injuste ! Il méritait bien pire après ce qu'il avait fait subir à Aile Blanche.

Jessica se leva pour l'entourer de ses bras et, au bout d'un long moment, il l'attira contre lui.

— Aile Blanche était votre soeur ?

— Oui.

Puis, d'une voix lointaine qui semblait remonter les ans, il lui raconta le jour fatal, son retour au camp pour trouver sa mère et sa soeur violées et assassinées. Jessica se mit à sangloter et finalement ce fut Chandos qui la réconforta.

— Ne pleure pas, féline, je ne supporte pas tes larmes. Tout est fini, maintenant. Elles reposent en paix.

Il l'embrassa tendrement, cherchant refuge dans leur amour. La page était tournée: il fallait vivre, maintenant !

Jessica se leva en début d'après-midi. Chandos dormait et, cette fois, elle le laisserait se reposer. Son terrible récit la hantait toujours, mais s'il avait appris à vivre avec ses souvenirs, elle devrait suivre son exemple.

Comme elle achevait de s'habiller, on frappa à la porte. D'un regard, elle vit que Chandos avait entendu. Il lui lança un avertissement muet bien inutile : elle n'avait pas l'intention de trahir sa présence.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda Jessica à travers le battant de bois.

— Vous avez un visiteur, señorita, annonça une bonne mexicaine. Un señor Taylor. Il est sous la véranda avec le señor Straton et...

— Taylor ? répéta Jessica. Vous avez dit Taylor ?

— Si.

— Merci ! conclut Jessica avant de s'adosser contre la porte, livide de rage. Incroyable ! Comment ose-t-il encore se montrer après sa tentative d'enlèvement ? Le porc ! Oh...

— Jessica, revenez ! s'exclama Chandos en la voyant ouvrir la porte à la volée et quitter la chambre d'un pas furieux.

Mais elle ne l'entendit même pas et il étouffa un juron : comment la rattraper ? Il était nu comme un ver...