Extraits

"Je fus cet enfant-là tout entier, chair et os et âme, avant qu'on me le vole, qu'on me l'enlève en m'obligeant à revêtir à mon coeur défendant un corps d'homme fait, un corps soudain qui pèse son poids d'ombre et de vertige [...]"

" La Monette avait tout, savait tout; moi, rien. Elle m'a pris sous son aile, m'a roulé dans ses draps puis dans la farine.

Puis foulé aux pieds puis jeté dehors."

Il était passé par la cave, avait gravi l’escalier sur la pointe des pieds. Sans mot dire, il avait pris le balai, rangé les tables, les chaises, rincé verres et tasses, baissé lentement le rideau de fer, doux, tout doux, gentil, charmant garçon, puis rejoint son frère dans son lit sans demander son reste, laissant sa mère à ses calculs, à son sourire de miel, à sa baignoire de rêve

Sans Pauline, qui l’avait finalement affranchi — et elle avait ri d’abord, elle aussi, devant sa mine déconfite Mais non, ce n’est pas de toi que je ris, gros bêta, c’est de leur bêtise, et il lui avait tourné le dos, au bord des larmes, rejetant la main qu’elle tendait, jusqu’à ce qu’elle finisse par l’embrasser et le caresser où il fallait, avec une infinie douceur, et qu’il s’abandonne — sans elle, il serait peut-être encore en train de chercher dans le Furetière disloqué que grand-père n’avait pas entraîné dans sa tombe, le seul livre de la bibliothèque de maman

Carrelée de reflets, la salle de bains est un lac, où lavabo, baignoire à pattes de lion, placards peints en blanc semblent flotter, tandis que les chromes de la robinetterie lancent des étincelles. Ébloui, Simon s’est arrêté sur le seuil. Une drôle de cuvette basse à gauche de la baignoire attire son attention, on dirait un w.-c. pour nain, Simon voudrait bien poser la question qui lui brûle les lèvres, mais la peur soudain de paraître idiot, de déchaîner à nouveau l’avalanche cristalline lui ferme les lèvres

Pas eu le temps de voir son geste. J’ai cherché autour de moi ce qui pouvait répondre à ce nom bizarre que j’entendais pour la première fois de ma vie. Chez nous, c’est dans un garde-manger en bois, grillagé, suspendu sous l’escalier de la cave, qu’on tenait au frais le beurre, les fromages et le lait de ferme quand il en restait du matin ou de la veille

Un bruit de porte qui grince a tiré brutalement Simon de sa prostration. À deux pas de lui, une femme vient d’entrer dans le jardin en surplomb, qui se réveille soudain et qui vibre. Elle tient un panier de linge sur sa hanche.

Trop tard. Deux mots qui tiennent Simon par la peau du dos et le secouent comme si son père déjà le malmenait entre ses battoirs. Deux mots, deux temps. Une valse, un tour-billon, mais les partenaires sont séparés par la table du salon, et s’ils tournent, grand-mère, c’est pour mieux ne pas s’attraper, car inégale est la partie : Trop, le grand, est large et lourd ; Tard, le petit, long et souple

À l’heure qu’il est, le roi-tabac est sans doute déjà au courant, qui ressuie pour la dixième fois la même place sur le zinc, en marmonnant, sa manière à lui de fourbir ses coups comme l’ogre aiguise ses couteaux. Simon s’assied un moment, la tête dans les mains, pour penser droit, mais trop d’images se bousculent sous son front : la dérouillée dans la remise, les cris de maman, Paulo servi en civet, le dortoir du collège, la cour, les grilles noires et les rires moqueurs des élèves autour de lui.

La tête enfoncée dans l’oreiller, les yeux perdus, loin, très loin sous la paupière close, j’avais attendu la Monette. Longtemps. Chassant Pauline, chassant maman. Jusqu’à ce que le sommeil m’attrape, chasseur sachant chasser, chasseur chassant sacher, sa chair sa chambre sachem, bisons, moutons