Extraits

Nous fûmes accueillis par un sergent de la police fluviale, un vrai marin grisonnant, au teint buriné et tanné par les intempéries, qui semblait sorti tout droit de la coque d’un navire. On respirait dans ces lieux la vapeur âcre qui s’élevait de la surface du fleuve pour se mélanger avec le ciel enfumé de la ville, les deux ingrédients d’une bonne purée de pois londonienne.

Le brouillard de Londres est ainsi. Il rôde autour de vous, d’abord caché dans la brume au-dessus du fleuve ou dans un tourbillon de vapeur dans un parc, et d’un seul coup, il vous devance, sort de sa tanière et s’étend de toutes parts, comme une pieuvre en chasse qui allonge ses tentacules.

— Et puis, dis-je doucement, comme un imbécile, il est allé voir le meurtrier dans l’espoir d’en tirer quelque argent. Peut-être tout simplement, comme vous le disiez, parce que c’était la fin de la semaine et qu’il voulait se faire payer une pinte. Mais notre assassin avait déjà tué et on ne peut être pendu qu’une seule fois.

C'est Molly qui m'avait expliqué cette ironie du sort : dans les mines où l'on disposait d'un grand nombre de lampes de sûreté, invention récente de Sir Humphry Davy, on exigeait des hommes qu'ils travaillent dans des tunnels encore plus profonds et plus dangereux.

Telle une vieille dame desserrant son corset, la locomotive émit un long soupir, puis elle enveloppa tout et tout le monde dans un linceul de vapeur et de fumée.

J’ai été accusé par des jeunes gars sans expérience, en uniforme bleu, ceux qui portent aujourd’hui ces casques ridicules. Quand ils portaient des chapeaux normaux, c’était déjà pénible, mais devoir écouter un tas de sornettes débitées par un type qui a un pot de fleur sur la tête, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

— Je regrette profondément que vous ayez eu des démêlés avec la police, mais je vous en prie, cela ne devrait pas affecter cette affaire-ci ! suppliai-je.

— Démêlés, répéta-t-il, songeur. Démêlé, c’est un joli mot et je vous en suis reconnaissant. Mais j’irai pas à Scotland Yard avec vous. Je vous demande pardon, mais c’est comme ça. Je peux pas vous rendre ce service. J’ai une réputation à maintenir. Frayer avec cette engeance ne m’apporterait rien de bon.

Un cocher me lança soudain :

— Hé, voilà Wally qui arrive !

En effet, un fiacre et un cheval que je reconnaissais s’approchaient. Bessie courut vers lui en agitant les bras. Le cheval leva la tête et renâcla. Sur le siège du cocher, Wally tira sur les rênes et regarda la fillette sautillant à ses pieds.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Miss Martin veut vous parler ! lui cria Bessie.

— Tiens donc ! Et qui donc est cette Miss Martin et où se trouve-t-elle ? s’enquit-il.

Je me hâtai de les rejoindre.

— Je suis Miss Martin. Oh, Mr Slater, vous vous souvenez de moi ! Dites-moi que oui !

— Ah, fit le cocher en repoussant son chapeau sur l’arrière de sa tête. Comment pourrais-je vous oublier ? Vous êtes la jeune dame qui éprouvait un intérêt particulier pour les morts.

— Alors avez-vous été surpris quand elle a disparu ?

— J’ai été contrarié parce que Tante Julia m’a fait courir au poste de police pour informer le vaillant représentant de l’ordre qui y était de garde de l’absence inexpliquée de Maddie. Je n’ai pas été particulièrement étonné quand Tante Julia a reçu la lettre expliquant qu’elle s’était enfuie avec un homme. Pour moi, c’étaient ses lectures qui étaient à blâmer. Toutes parlaient de ce genre d’aventures. Elle était assez jolie, ou, du moins, elle l’aurait été si son visage avait été un peu plus animé, mais comme je l’ai dit, si elle avait un cerveau, on n’avait pas l’impression qu’elle s’en servait beaucoup.

« - Oui, bien sûr, fit Mrs Belling, agacée. Tout à fait. Mais elle s’est mise elle-même dans cette affreuse situation, non ?

- On peut espérer, dit Tibbett, qu’elle a trouvé le temps, avant sa mort, de demander pardon à son Créateur. »

Nous nous étions frayé un chemin parmi les gravats qui formaient par endroits des piles aussi hautes que des corons. Les rues n’avaient jamais été pavées et, avec le temps, ornières et nids-de-poule s’étaient profondément creusés et durcis, bien avant le massacre actuel qui laissait Agar Town rasée et déserte à l’image d’une ville frappée par la fureur divine.

Des briques cassées recouvraient le sol, rendant la marche difficile. Entre les pans de maçonnerie et les poutres tombées qui saillaient comme les vergues fracassées d’un navire naufragé, le sol était labouré par les roues des charrettes et criblé de trous aux odeurs abominables marquant les emplacements des fosses d’aisances démolies et des égouts à ciel ouvert. Je donnai un coup de pied au cadavre momifié d’un rat. Non loin de là, un autre, encore en décomposition, disparaissait sous une masse grouillante de vers.