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Antoine attend que tout cela se termine. Son désir d'en découdre s'est calmé, les dernières missions l'ont secoué. Il ne supporte plus le ricanement des gradés dont les rêves de vengeance s'affichent. Il a compris l'absurdité des choses, soigner ou tenir un fusil, c'est la même frustration, la même aberration. Il a fini par comprendre le rôle que jouait l'armée française, le lourd tribut payé par la population algérienne, et il se sent trahi. Ses yeux se dessillent enfin, mais il ne faut pas lui en vouloir, l'armée a tout fait pour que les appelés ne se rendent compte de rien, pour qu'ils trouvent un sens à leur présence ici, pour qu'ils aient cru à la justesse de l'Algérie française.
Afficher en entierMars 1960
Le médecin parcourt la lettre que lui tend Lila et considère les analyses de sang. Il reste distant, inaccessible derrière ses verres épais. Puis il demande pourquoi cette décision.
C’est abrupt et tranchant.
Lila fait un début de phrase bancal, celui qu'elle a préparé durant tout le voyage.
Le médecin ne voit aucune raison d'interrompre la grossesse. Elle est en parfaite santé, elle est jeune. Il fait celui qui ne veut pas comprendre. Lila répète que son mari est appelé pour l’Algérie. Mais le médecin ne regarde pas Antoine, cela est déconcertant. Il ne s'adresse qu'à la future mère comme si elle était la seule concernée, comme si Antoine n'était qu'un accompagnateur.
Afficher en entierAntoine, pris de mélancolie après l'attentat, écrit à ses parents. [...] Il pourrait écrire à Lila, mais c'est à son père qu'il pense, parce que lui a connu la guerre. Parce qu'il a une idée sur les événements, un avis qu'il n'hésite pas à donner. Il se passe beaucoup de choses en France, le père d'Antoine lui fait parfois un résumé. Il mentionne le gardien de la paix assassiné à Colombe dans la banlieue parisienne, par un groupe FLN, les trois Algériens découpés en morceaux retrouvés dans une valise, la bombe posée devant l'appartement du commissaire chargé de la lutte anti-FLN, à Toulon. [...] Il en sait plus qu'Antoine sur l'escalade du conflit, il lit 'L'Humanité dimanche', il voit comment la rébellion gagne et n'obtient de réponse que par la violence. Il a toujours dit que cette histoire d'Algérie c'était une aberration. Il est pour l'Algérie algérienne depuis le début, en bon communiste. Il voudrait convaincre Antoine, qui ne s'engage pas, à cause de la révolution de Budapest, matée il n'y a pas si longtemps. Depuis qu'Antoine a vu des images d'actualité au cinéma l'année de ses vingt ans, montrant l'arrogance des chars soviétiques face aux étudiants qui ouvraient leur chemise en signe de défi, il crache sur les communistes qu'il laisse à son père, et à propos desquels ils se sont souvent affrontés. Et pourtant, c'est à son père qu'il veut raconter ce soir, même s'il n'osera jamais dire la peur qui le gagne, les premiers signes de fatigue [...]. Il a l'impression de redevenir un petit garçon, qui s'applique, et n'aborde dans ses rédactions que les sujets corrects, comme il le faisait à l'école. Tout occupé à rassurer et à plaire. On ne se plaint pas auprès d'un homme qui a laissé une partie de sa figure lors d'un interrogatoire avec les Allemands.
Afficher en entierAntoine se demande si le courrier est lu [censuré]. C'est une question qui a souvent été débattue entre les gars. Certaines lettres envoyées par les appelés n'ont jamais été reçues, ce qui a créé dans les familles, et avec les fiancées, des malentendus parfois lourds de conséquences. Comme s'ils avaient besoin de cela, semer le doute auprès des leurs, leurs seuls soutiens. Il suffit de faire courir le bruit pour que les appelés se censurent d'eux-mêmes. C'est la meilleure méthode de surveillance.
Antoine n'a pas dit ce qu'il a vu, ce qu'a raconté Oscar, ce que lui ont confié les blessés. Il n'a pas écrit le plus difficile, le plus incompréhensible, le plus choquant, pour s'épargner lui-même, comme si écrire enfonçait le clou de la réalité. Il est plus facile de taire, d'omettre et finalement d'ignorer. Surtout quand on sait que, de l'autre côté, personne ne veut entendre. Pourquoi écrire ce que personne ne veut lire ? Ce serait s'isoler encore plus loin. Pourquoi venir déranger le cours des choses, les pensées toutes faites que la radio relaie : le maintien de l'ordre n'est pas une guerre, les appelés ne meurent pas, l'armée française ne torture pas, les Algériens ne sont pas des sous-citoyens.
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