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Chapitre premier Je vomis dans les toilettes en essayant de ne pas faire de bruit. Seul le clair de lune éclairait la vaste salle de bains en marbre. Tamlin n’avait pas remué à mon réveil en sursaut. Quand j’avais été incapable de distinguer l’obscurité de la chambre de la nuit éternelle des cachots d’Amarantha, quand la sueur froide dont j’étais baignée m’avait rappelé la sensation du sang poisseux des deux immortels sur ma peau, je m’étais ruée dans la salle de bains. J’attendais maintenant que les spasmes qui me secouaient s’évanouissent progressivement comme les rides à la surface d’une eau calme. Ce n’était qu’un cauchemar, l’un de ceux qui me hantaient jour et nuit depuis plusieurs semaines. Il y avait trois mois que nous étions ressortis de Sous la Montagne. Trois mois durant lesquels je m’étais adaptée à mon nouveau corps d’immortelle et à un monde luttant pour se reconstruire après la chute d’Amarantha. Je m’efforçai de respirer régulièrement pour recouvrer mon calme. Quand je me sentis mieux, j’allai me placer sous une fenêtre ouverte par laquelle je pouvais voir le ciel nocturne et sentir la brise caresser mon visage moite. J’appuyai ma tête contre le mur et posai les mains à plat sur la fraîcheur du sol en marbre. Tout cela était bien réel. J’avais survécu. Je m’étais évadée. C’est bien réel, me répétai-je en ramenant mes genoux contre ma poitrine. Je fermai les poings si fort que mes ongles entaillèrent presque mes paumes. La force des immortels était plus une malédiction qu’un don. Pendant les trois jours qui avaient suivi mon retour à la Cour du Printemps, j’avais plié ou froissé chaque pièce d’argenterie qui m’était passée entre les mains. Gênée par la longueur insolite de mes jambes, j’avais trébuché si souvent qu’Alis avait ôté tous les objets de valeur de mes appartements, et j’avais brisé pas moins de cinq portes en verre en les fermant trop fort. Je dépliai mes doigts. Ma main droite était blanche et lisse, une vraie main de Fae. J’examinai sur le dos de ma main gauche les volutes des tatouages qui recouvraient mes doigts et se prolongeaient sur mon poignet et mon avant-bras. Leur encre sombre semblait boire l’obscurité de la salle. L’œil gravé au centre de ma paume paraissait m’observer, calme et rusé comme celui d’un chat. Sa pupille était plus dilatée que dans la journée, peut-être pour s’adapter à l’intensité de la lumière comme n’importe quel œil… Je les foudroyai du regard, lui et l’être qui m’épiait peut-être à travers ce tatouage. J’étais sans nouvelles de Rhysand depuis mon retour. Je n’avais pas osé poser de questions ni à Tamlin, ni à Lucien, ni à personne, de crainte de faire resurgir le Grand Seigneur de la Cour de la Nuit… Et de lui rappeler le marché de dupes que j’avais conclu avec lui Sous la Montagne : je devais passer une semaine par mois avec lui depuis qu’il m’avait sauvé la vie. Mais même si Rhysand avait miraculeusement oublié ce marché, moi, je ne le pourrais jamais. Tamlin, Lucien… Personne ne le pourrait. Pas avec ce tatouage. Rhysand était l’ennemi de Tamlin et de toutes les autres cours de Prythian. Rares étaient ceux qui, après avoir franchi les frontières de la Cour de la Nuit, avaient survécu. Aucun étranger à cette cour n’aurait pu vraiment décrire la région la plus septentrionale de Prythian. On savait seulement qu’elle n’était que montagnes, ténèbres, étoiles et désolation. En ce qui me concernait, je n’avais pas eu le sentiment d’être l’ennemie de Rhysand lors de notre dernière entrevue qui avait suivi la mort d’Amarantha. Je n’avais raconté à personne cette rencontre, ce qu’il m’avait dit et ce que je lui avais confié. Réjouissez-vous de posséder un cœur humain, Feyre. Et plaignez ceux qui ne ressentent rien. Je serrai le poing pour ne plus voir l’œil tatoué sur ma paume, me levai et allai me rincer la bouche et me rafraîchir le visage. J’aurais aimé ne rien ressentir. J’aurais aimé que mon cœur devienne immortel, comme le reste de mon corps. Quand je regagnai la chambre, Tamlin dormait toujours, étalé sur le matelas. J’admirai un instant les muscles puissants de son dos nimbé de clair de lune, ses cheveux d’or que j’avais emmêlés quand nous avions fait l’amour quelques heures plus tôt. Pour lui, je m’étais sacrifiée et j’avais vendu mon âme avec joie. Et maintenant, j’avais l’éternité devant moi pour en payer le prix. Les draps étaient redevenus frais et secs quand je me glissai dans le lit. Je me recroquevillai et tournai le dos à Tamlin. Sa respiration était profonde et régulière… mais mon ouïe de Fae percevait parfois un arrêt entre deux souffles, le temps d’un battement de cœur. Dans ces moments-là, je n’osais jamais lui demander s’il était réveillé. Il ne se réveillait jamais quand les cauchemars m’arrachaient au sommeil, quand je vomissais tripes et boyaux nuit après nuit. S’il avait entendu quoi que ce soit, il n’en disait rien. Je savais que des rêves semblables l’éveillaient en sursaut aussi souvent que moi. La première fois que c’était arrivé, j’avais essayé de lui parler, mais il s’était dégagé et avait repris sa forme animale toute de fourrure, de griffes, de cornes et de crocs. Pendant le reste de la nuit, il avait monté la garde au pied du lit. Il avait passé de nombreuses nuits ainsi, depuis lors. Par un accord tacite, Tamlin et moi refusions de laisser la victoire à Amarantha en admettant qu’elle nous tourmentait encore dans notre sommeil. Et puis il était plus facile de ne pas s’expliquer. De ne pas lui confier qu’en le libérant, en sauvant son peuple et tous ceux de Prythian, je m’étais détruite. Et je pressentais que je n’aurais pas assez de toute l’éternité pour me reconstruire.

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Chapitre 2

–  Je veux y aller. – Non. Je croisai les bras, dissimulant ma main tatouée sous mon biceps droit, et écartai légèrement les pieds sur le sol en terre battue des écuries. – Cela fait trois mois maintenant, il ne s’est rien passé et le village est à moins de cinq lieues… – Non. Le soleil de ce milieu de matinée faisait briller les cheveux dorés de Tamlin tandis qu’il bouclait sur sa poitrine son baudrier garni de poignards. Son visage à la beauté rude était exactement tel que je l’avais rêvé durant les longs mois au cours desquels il avait porté un masque. Mais il était maintenant fermé et ses lèvres ne formaient plus qu’une mince ligne. Derrière lui, assis sur sa jument pommelée et escorté de trois sentinelles, Lucien secouait la tête en signe d’avertissement et son œil métallique semblait me dire : Ne le pousse pas à bout. Mais alors que Tamlin se dirigeait vers son étalon noir, je serrai les dents et le rejoignis. – Le village a besoin de toute l’aide qu’on pourra lui apporter, insistai-je. – Mais les démons d’Amarantha sont encore en liberté, rétorqua-t-il. Il enfourcha sa monture avec souplesse. Je me demandais parfois si ces chevaux n’étaient là que pour préserver une apparence de civilité – ou de normalité. Pour dissimuler qu’il courait plus vite qu’eux et qu’il vivait à demi dans la forêt. Les yeux verts de Tamlin étaient aussi durs que deux éclats de glace. – Je n’ai pas assez de sentinelles pour t’escorter, reprit-il. – Je n’ai pas besoin d’escorte, assurai-je en saisissant la bride de son cheval pour le contraindre à s’arrêter, et dans ce mouvement, l’anneau d’or serti d’une émeraude que je portais au doigt étincela au soleil. Deux mois s’étaient écoulés depuis que Tamlin m’avait demandée en mariage, deux mois pendant lesquels j’avais subi des présentations de fleurs, d’habits, de plans de table et de victuailles. Le solstice d’hiver m’avait offert un bref répit une semaine auparavant, même si j’avais dû échanger la contemplation de dentelles et de soieries contre la sélection de couronnes et de guirlandes. Trois jours de festivités, de libations et d’échanges de cadeaux couronnés par une cérémonie fastidieuse au sommet des collines pendant la nuit la plus longue de l’année. Je n’avais guère prêté attention aux explications qu’on m’avait données sur les origines de ces réjouissances. Tout ce que j’en avais retenu, c’était que je devrais endurer deux cérémonies : l’une au coucher du soleil avant une interminable nuit de festivités en l’honneur de la mort du soleil, l’autre à l’aube pour saluer sa renaissance. J’avais dû rester debout devant l’assemblée de courtisans et d’immortels de rang inférieur pendant que Tamlin enchaînait toasts et discours. J’avais volontairement omis de mentionner que cette nuit était celle de mon anniversaire. J’avais déjà reçu assez de cadeaux et j’en recevrais bien davantage le jour de mon mariage. Je n’avais que faire de tout cela. À présent, deux semaines seulement me séparaient de ce mariage. Je devenais folle à l’idée que je ne pourrais pas sortir du palais, que je n’aurais même pas un jour à moi pour faire autre chose que dépenser l’argent de Tamlin et voir des courtisans ramper devant moi… – Je t’en supplie…, l’implorai-je. Cette reconstruction est si lente… je pourrais chasser pour les villageois, leur apporter à manger… – C’est trop dangereux, décréta Tamlin en remettant en marche son cheval dont la robe luisait comme un miroir sombre. Surtout pour toi. C’était ce qu’il me répétait dans toutes nos discussions, chaque fois que je le suppliais de me laisser aller au village le plus proche pour aider à rebâtir ce qu’Amarantha avait fait brûler des années auparavant. Je le suivis sous le soleil éclatant, dans l’herbe des collines ondulant sous une douce brise. – Les villageois veulent rentrer chez eux, ils ont besoin d’un endroit où ils pourront vivre…, insistai-je. – Ces gens te considèrent comme une bénédiction, comme un guide. S’il t’arrivait quoi que ce soit… Il arrêta son cheval au début du chemin de terre menant aux bois de l’Est. Lucien l’attendait quelques mètres plus loin. – Il ne servira à rien de reconstruire quoi que ce soit si les démons d’Amarantha resurgissent pour tout saccager, reprit-il. – Il y a les défenses… – Elles ont été en partie détruites et certains démons en ont profité pour faire des incursions jusqu’ici. Lucien a abattu cinq nagas hier. Je regardai Lucien, qui fit la grimace. Il ne m’en avait rien dit la veille au soir et quand je lui avais demandé pourquoi il boitait, il avait raconté qu’il était tombé de cheval. J’eus la nausée en pensant aux nagas. Je rêvais encore de leurs faces reptiliennes qui ricanaient quand ils avaient essayé de me dépecer dans les bois. – Je ne peux pas faire ce que je dois faire si je m’inquiète pour ta sécurité, dit doucement Tamlin. – Ne t’inquiète pas pour moi, répondis-je. Je savais que, grâce à ma force et à ma rapidité de Grande Fae, je pourrais toujours me tirer d’affaire. – Je t’en prie… fais-le pour moi, insista Tamlin. Je suis sûr que tu peux aider au palais. Tu pourrais aussi peindre, essayer le nouvel assortiment de couleurs que je t’ai offert pour la fête du solstice. Mais rien ne m’attendait au palais hormis les préparatifs du mariage, car Alis refusait de me laisser lever le petit doigt, par reconnaissance de ce que j’avais fait pour elle, ses neveux et Prythian. Tous les serviteurs se comportaient comme elle, et certains pleuraient encore de joie à ma vue. Quant à la peinture… – Très bien, soufflai-je en me forçant à lui sourire. Fais attention à toi. J’étais terrifiée à l’idée qu’il devrait traquer les monstres qui avaient autrefois servi Amarantha… – Je t’aime, dit-il doucement. Je hochai la tête et répétai cette dernière phrase tandis qu’il rejoignait Lucien. Je ne les regardai pas partir. Je pris tout mon temps pour rentrer le long des haies des jardins, dans le pépiement joyeux des oiseaux et le crissement du gravier sous les semelles légères de mes chaussures. Je détestais les robes chatoyantes qui étaient devenues mon uniforme quotidien, mais je n’avais pas le cœur de l’avouer à Tamlin alors qu’il m’en offrait tant et paraissait si heureux de me voir les porter. Et il avait raison : le jour où je remettrais mon pantalon et ma tunique et troquerais mes bijoux contre des armes, j’enverrais un message sans équivoque dans tout le pays. Je portais donc ces robes et laissais Alis coiffer mes cheveux dans l’espoir d’apporter un peu de paix et de réconfort à tous ces gens. Au moins, Tamlin ne voyait pas d’objection à ce que je porte un poignard à ma ceinture sertie de pierres précieuses. Deux cadeaux de Lucien – le poignard avant ma rencontre avec Amarantha, la ceinture après sa chute. Si vous devez vous armer jusqu’aux dents, autant le faire avec magnificence, m’avait-il dit. Même si la paix devait régner cent ans, je doutais de pouvoir passer un seul jour sans ce poignard. Cent ans… J’avais en effet plusieurs siècles devant moi au côté de Tamlin, dans ce royaume serein et splendide. Là, peut-être retrouverais-je à la longue un certain équilibre. Ou peut-être pas. Je m’arrêtai devant l’escalier du palais couvert de roses et de lierre et regardai à droite, vers la fenêtre qui surplombait la roseraie. Depuis mon retour, je n’étais entrée qu’une fois dans cette pièce qui était mon ancien atelier. Et toutes ces peintures, tout ce matériel, cette toile vierge qui attendait que je déverse sur elle des histoires, des sensations et des rêves… je les avais soudain haïs. J’étais ressortie un instant plus tard de cette pièce et je n’y étais plus retournée. J’avais cessé de classer les couleurs et les textures tout comme de remarquer leur présence. Je supportais à peine la vue des tableaux exposés dans le palais. Une douce voix féminine m’appela depuis le palais dont la porte était grande ouverte, et mes épaules se détendirent un peu. Ianthe… la Grande Prêtresse, Grande Fae et amie d’enfance de Tamlin qui était chargée de la préparation des festivités du mariage. Elle nous adorait, Tamlin et moi, comme si nous étions de nouvelles divinités envoyées par le Chaudron lui-même. Mais je ne m’en plaignais pas. Ianthe connaissait tout le monde, à la cour et au-delà. Elle se tenait à mon côté lors des fêtes et des dîners, et c’était essentiellement grâce à elle que j’avais survécu au solstice d’hiver. Elle avait présidé aux diverses cérémonies et j’avais été ravie de lui abandonner la responsabilité de choisir les couronnes et les guirlandes ainsi que l’argenterie pour chaque repas. Tamlin payait mes vêtements mais c’était elle qui les choisissait. Elle était la bien-aimée de son peuple, ordonnée prêtresse par la main de la Déesse pour le sauver du désespoir et des ténèbres. Quant à moi, je redoutais les jours qu’elle devait consacrer à son temple, aux pèlerins et à ses compagnes. Je relevai d’une main la jupe vaporeuse de ma robe rose pour monter l’escalier en marbre. Je me fis une promesse. La prochaine fois, je saurais convaincre Tamlin de me laisser aller au village.     – Non, nous ne pouvons pas la placer à côté de lui, sinon ils s’étriperont et les nappes seront tachées de sang, déclara Ianthe en fronçant les sourcils, ce qui fit onduler le tatouage de son front représentant les étapes du cycle lunaire. Elle raya le nom qu’elle venait d’inscrire sur le plan de table. Malgré la chaleur, elle gardait son lourd capuchon de prêtresse. Toutes ses semblables portaient des robes ondulantes à plusieurs épaisseurs disposées avec art. La taille fine d’Ianthe était soulignée par une splendide ceinture en argent incrustée de pierres d’un azur limpide et à l’ovale parfait. Et sa capuche était couronnée d’un mince cercle du même métal serti d’une pierre plus grande. Il retenait un voile qu’elle abaissait sur ses yeux quand elle priait, invoquait le Chaudron et la Mère, ou méditait. Elle l’avait un jour baissé pour me le montrer. Il ne laissait voir que son nez et sa bouche pleine et sensuelle. La Voix du Chaudron… Cette vision m’avait troublée, car elle transformait cette Fae brillante et spirituelle en une créature tout autre. Ianthe gardait heureusement presque toujours ce voile relevé. Elle rejetait même parfois son capuchon pour laisser le soleil jouer sur les vagues de ses cheveux dorés. – C’est comme un jeu, expliqua-t-elle en désignant le plan de table. Tous ces pions, luttant pour le pouvoir ou la domination et prêts à verser le sang au besoin. Cela doit être déroutant pour vous, j’imagine. Tant d’élégance et de sauvagerie à la fois. Les Grands Fae n’avaient rien de la noblesse maniérée des mortels. S’ils devaient se battre, l’un d’eux finirait en lambeaux. Autrefois, je tremblais à l’idée de vivre parmi eux. Désormais, je pouvais me battre à leur côté, ou même contre eux si je le voulais. Mais j’étais bien trop observée, surveillée et jugée pour cela. Pourquoi la fiancée du Grand Seigneur apprendrait-elle à combattre alors que la paix était revenue ? Tel avait été l’argument d’Ianthe quand j’avais commis l’erreur d’aborder ce sujet. Je devais reconnaître que Tamlin avait été capable de considérer les deux aspects de la question : en m’initiant au maniement des armes, j’apprendrais à me protéger. Mais si je le faisais, la rumeur s’en répandrait rapidement. – Les humains ne valent guère mieux, répondis-je à Ianthe. Ma sœur Nesta s’adapterait très vite, ici. – Votre famille mortelle va-t-elle vous rejoindre à la cour ? – Non. Je n’aurais même pas envisagé cette possibilité. Je ne voulais pas infliger à ma famille le monde de Prythian ni ma transformation en immortelle.Mais elle vit tout près du mur, n’est-ce pas ? Si vous y tenez, Tamlin pourrait la faire venir ici en toute sécurité, reprit Ianthe. – Nesta n’acceptera jamais : elle déteste ceux de votre espèce. – Ceux de notre espèce, corrigea doucement Ianthe. Mais nous en avons déjà parlé. Nous sommes anciens, rusés et nous aimons user de mots comme nous le faisons de griffes et de poignards. Chaque parole sortant de votre bouche, chacune de vos phrases sera analysée, jugée, voire retournée contre vous. Restez sur vos gardes, ma dame, ajouta-t-elle comme pour adoucir cet avertissement. Ma dame… personne ici ne savait comment s’adresser à moi : je n’étais pas née Grande Fae. C’étaient les sept Grands Seigneurs de Prythian qui m’avaient ressuscitée et fait don de mon nouveau corps. À ma connaissance, je n’étais pas l’âme sœur destinée à Tamlin : le lien unissant les couples d’immortels pour l’éternité n’existait pas entre nous – ou pas encore. Pour être honnête, je devais reconnaître qu’avec ses cheveux d’or, ses yeux noirs, ses traits raffinés et son corps souple, Ianthe semblait bien mieux assortie à Tamlin que moi ; comme son égale. Son union avec Tamlin, l’union d’un Grand Seigneur et d’une Grande Prêtresse, serait une superbe démonstration de force et apporterait à Ianthe le pouvoir qu’elle désirait sans nul doute acquérir. Les prêtresses présidaient aux cérémonies des Grands Seigneurs ainsi qu’à leurs rituels, consignaient leur histoire et leurs légendes et conseillaient dames et seigneurs sur les questions les plus essentielles comme les plus triviales. Je n’avais pas discerné le moindre soupçon de magie en Ianthe. Mais quand j’avais interrogé Lucien, il s’était renfrogné avant de répondre que les prêtresses puisaient leur magie dans leurs cérémonies, et que ce pouvoir pouvait être mortel si elles le jugeaient bon. Je l’avais observée pendant la fête du solstice d’hiver, à l’affût du moindre signe, en notant sa position face au soleil qui paraissait remplir ses bras levés, sans déceler de magie émanant d’elle ou de la terre. Ianthe était l’une des douze Grandes Prêtresses qui régnaient sur leurs sœurs de Prythian. Quand Tamlin avait annoncé qu’une vieille amie allait revenir pour occuper et reconstruire les temples délabrés bâtis sur nos terres, je m’étais attendue à rencontrer une célibataire d’âge vénérable. L’arrivée d’Ianthe le lendemain avait fait voler mes préjugés en éclats – en particulier sur le célibat. Les prêtresses pouvaient se marier, avoir des enfants et mener joyeuse vie si elles le souhaitaient. Brider leurs instincts, leur féminité et leur magie reviendrait à déshonorer le Chaudron qui les leur avait accordés, m’avait expliqué Ianthe. Si les sept Grands Seigneurs de Prythian gouvernaient le pays du haut de leurs trônes, les douze Grandes Prêtresses le faisaient depuis leurs autels, et leurs enfants étaient aussi puissants et respectés que les héritiers des seigneurs. Ianthe, la plus jeune prêtresse de Prythian depuis trois siècles, restait sans mari, sans enfants et avide de jouir des plus beaux mâles de Prythian. Je me demandais souvent ce qu’on éprouvait quand on était aussi libre et en paix avec soi-même. – Avez-vous choisi la couleur des roses ? reprit Ianthe, me ramenant aux préparatifs du mariage. Blanc ? Rose ? Jaune ? Rouge ? – Non, pas de rouge. Je ne supportais plus cette couleur, qui pour moi restait liée à celle des cheveux d’Amarantha, à tout le sang versé, aux plaies du cadavre de Clare Beddor cloué au mur Sous la Montagne. – Le pourpre irait pourtant bien avec tout ce vert… mais ce serait peut-être trop dans la tonalité de la Cour de l’Automne, commenta Ianthe. – Prenez la couleur que vous voudrez, coupai-je, et elle haussa les sourcils. Malgré sa fonction de Grande Prêtresse, elle n’avait pas été emprisonnée Sous la Montagne, car elle s’était enfuie à temps avec sa famille. Son père, qui était l’un des plus sûrs alliés de Tamlin et capitaine dans son armée, avait flairé le danger à temps et expédié Ianthe, sa mère et ses deux sœurs cadettes à Vallahan, l’un des nombreux territoires des immortels qui s’étendaient de l’autre côté de l’océan. Elles avaient vécu cinquante ans dans une cour étrangère en prenant du bon temps pendant que leur peuple était massacré et réduit en esclavage. Ianthe ne m’en avait jamais parlé et je m’étais bien gardée d’aborder ce sujet avec elle. – Chaque détail de ce mariage sera comme un message envoyé non seulement à Prythian, mais au reste du monde, expliqua-t-elle. Je réprimai un soupir, car ce n’était pas la première fois qu’elle me le disait. – Je sais que vous n’aimez guère votre robe de mariée…, poursuivit-elle. C’était un euphémisme : je détestais l’horreur en tulle qu’elle avait choisie pour moi. Tamlin aussi : il s’était tordu de rire quand je la lui avais montrée dans ma chambre, mais il m’avait assuré que la prêtresse savait ce qu’elle faisait en m’imposant cette tenue. J’aurais aimé protester, choquée qu’il prenne parti pour elle alors qu’il était de mon avis sur la robe, mais j’avais renoncé, pensant que cela n’en valait pas la peine. – C’est la tenue de circonstance, poursuivit Ianthe. J’ai assez longtemps vécu dans les cours de Prythian pour connaître leur mentalité : faites-moi confiance pour ces détails. – Oh, mais je vous fais confiance, répondis-je en embrassant d’un geste les papiers étalés devant nous. Vous vous débrouillez à merveille… contrairement à moi. Les bracelets d’argent d’Ianthe tintèrent, si semblables à ceux que les Enfants des Élus portaient de l’autre côté du mur… je me demandais parfois si ces crétins de mortels les avaient copiés sur ceux des Grandes Prêtresses de Prythian. – Pour moi aussi, ce sera un grand jour, déclara Ianthe en rajustant son diadème d’argent. Nous sommes semblables, vous et moi : jeunes et inexpérimentées parmi tous ces… loups. Je vous suis infiniment reconnaissante, à Tamlin et à vous, de me permettre de présider la cérémonie et de m’avoir invitée à rester à la cour. Les autres Grandes Prêtresses font peu de cas de moi et c’est réciproque, mais… ensemble, murmura-t-elle, à nous trois, nous formerons une puissante alliance. Enfin, à nous quatre, en comptant Lucien, même s’il ne me porte pas dans son cœur, se corrigea-t-elle avec un gloussement. C’était peu de le dire. Ianthe multipliait les tentatives pour attirer Lucien, pour le prendre à part lors de festivités ou de cérémonies, pour lui toucher le bras ou l’épaule, mais il l’ignorait résolument. Quand je lui avais demandé si elle avait des vues sur lui, il m’avait répondu par un regard et un grondement sourd avant de tourner les talons. J’avais interprété cette réponse comme une confirmation. Un mariage avec Lucien serait presque aussi avantageux pour Ianthe qu’une alliance avec Tamlin : le bras droit d’un Grand Seigneur, fils d’un autre Grand Seigneur… tout rejeton né d’une telle union serait puissant et convoité. – Vous savez bien que c’est difficile pour lui… dès qu’il s’agit de femmes, dis-je en adoptant un ton détaché. – Il en a connu en nombre depuis la mort de son amante. – Mais peut-être en va-t-il autrement avec vous… peut-être n’est-il pas prêt pour une telle relation, avançai-je en cherchant mes mots. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il garde ses distances avec vous. Elle réfléchit à ce que je venais de dire et je priai pour qu’elle croie à ces demi-mensonges. Ianthe était ambitieuse, intelligente, belle et audacieuse, mais j’étais sûre que Lucien ne lui pardonnerait jamais d’avoir fui devant le danger sous le règne d’Amarantha. Ianthe hocha la tête. – Vous réjouissez-vous au moins de ce mariage ? demanda-t-elle. – Ce sera le jour le plus heureux de ma vie, répondis-je. Quand Tamlin m’avait fait sa demande, j’avais pleuré de joie, je lui avais répondu oui, mille fois oui, et j’avais fait l’amour avec lui dans la prairie couverte de fleurs sauvages dans laquelle il m’avait emmenée. – Votre union est bénie par le Chaudron. Votre survie aux atrocités qui ont eu lieu Sous la Montagne en est la preuve, déclara Ianthe. Ses yeux étaient fixés sur le tatouage de ma main gauche, et je dus faire un effort pour ne pas la dissimuler sous la table. Le tatouage de son front était à l’encre bleu nuit, en harmonie avec sa tenue féminine et en contraste avec la brutalité raffinée du mien. – Nous pourrions vous trouver des gants, suggéra-t-elle sur le ton de la conversation. Peut-être que ce serait effectivement une réponse sans équivoque, en particulier à celui qui semblait m’avoir oubliée – du moins l’espérais-je de tout mon cœur. – J’y songerai, répondis-je avec un sourire. Je dus prendre sur moi pour ne pas m’enfuir avant la fin de l’heure, mais Ianthe se retira enfin dans sa salle de prière afin de remercier le Chaudron pour la libération de notre pays, mon triomphe et le rétablissement du règne de Tamlin. Je me disais parfois que je devrais lui demander de prier également pour moi. De prier pour que j’apprenne à aimer les robes, les fêtes et mon rôle de jolie mariée rougissante.     J’étais déjà au lit quand Tamlin entra dans ma chambre sans plus de bruit qu’un cerf dans la forêt. Je levai brusquement la tête et tendis la main vers le poignard posé sur la table de chevet. Je me détendis à la vue de ses larges épaules et de la lueur des chandeliers qui dorait sa peau bronzée et voilait d’ombre son visage. – Tu es réveillée ? murmura-t-il. Il avait passé la soirée dans son cabinet à examiner la pile de documents que Lucien lui avait apportée en fin de journée. – Je n’arrive pas à dormir, répondis-je en le regardant entrer dans la salle de bains. Dès que je fermais les yeux, mon corps se contractait et je sentais les murs de la chambre se resserrer autour de moi. J’avais ouvert les fenêtres pour respirer l’air frais, mais je savais que la nuit serait longue. Renversée sur mon oreiller, je l’écoutais faire sa toilette. Il avait gardé sa chambre, jugeant fondamental de me laisser une pièce où me retirer quand je voudrais rester seule, mais il passait chaque nuit à mon côté. Je n’y avais pas encore dormi et je me demandais si cela changerait après notre mariage. Si cela devait arriver, je priais pour ne pas me réveiller en pleine nuit et vomir sur les draps parce que je ne reconnaîtrais pas les lieux. Il ressortit de la salle de bains, ôta sa tunique et sa chemise, et je m’accoudai pour le contempler, les yeux fixés sur les doigts vigoureux et habiles qui défaisaient son pantalon. Ma bouche se dessécha. Mon regard remonta vers son torse musculeux, les méplats de sa poitrine et… – Viens, gronda-t-il d’une voix si rauque que ce mot était à peine discernable. Je repoussai les couvertures, dévoilant ma nudité, et son regard devint avide tandis que je le rejoignais au bord du lit et me dressais vers lui sur mes genoux. Je saisis son visage entre mes mains, encadrant sa peau dorée dans l’ivoire et les volutes noires de mes doigts, et l’embrassai. Il ne me quitta pas du regard pendant ce baiser, même quand je me serrai contre lui et étouffai un soupir en frôlant son ventre. Ses mains calleuses pressèrent mes hanches, puis ma taille tandis qu’il baissait la tête vers moi. La caresse de sa langue sur le contour de mes lèvres me poussa à m’ouvrir complètement. Je gémis et rejetai la tête en arrière pour mieux me livrer à lui. L’une de ses mains descendit le long de mes reins tandis que l’autre se glissait entre nous. C’était l’un de ces moments pendant lesquels il n’existait plus que lui et moi et plus rien ne s’interposait entre nos corps… – Feyre, dit-il, les lèvres contre les miennes, murmurant mon nom comme une prière plus ardente que toutes celles qu’Ianthe avait jamais offertes au Chaudron. La foudre se rua dans mes veines et mes perceptions se réduisirent à celles de ses doigts, de sa bouche, de son corps contre le mien. Quand sa paume pressa l’enchevêtrement de nerfs entre mes cuisses, je hurlai son nom dans le jaillissement du plaisir. La tête renversée, j’inspirai avidement la fraîcheur de l’air nocturne. Un instant plus tard, je fus soulevée, puis déposée doucement sur le lit. Il s’étendit au-dessus de moi, la tête penchée sur ma poitrine. Quand il pressa le bout de l’un de mes seins, j’étreignis son dos et refermai les jambes autour de ses hanches. Voilà ce que je voulais, cela et rien d’autre. – Tamlin, l’implorai-je. Il posa la main sur l’un de mes seins dont il caressa le téton du pouce. Je poussai un cri et il me pénétra d’un seul élan. L’espace d’un instant, je ne fus plus rien ni personne. Nous avions fusionné, nos deux cœurs battant au même rythme, et je me jurai qu’il en serait toujours ainsi. Il se retira de quelques centimètres, les muscles de son dos se contractant sous mes mains, puis s’abattit de nouveau sur moi, en moi, sans répit. Je volai en éclats tandis qu’il se mouvait en murmurant mon nom et en me disant qu’il m’aimait. Quand la foudre parcourut de nouveau mes veines, explosa dans mon crâne, quand je hurlai son nom, il s’abandonna enfin. Je le serrai contre moi en me laissant emporter par chaque vague frémissante, savourant sa force, le poids de son corps et la sensation de sa peau contre la mienne. Pendant un moment, seule notre respiration haletante troubla le silence. Il se laissa rouler sur le flanc et, la tête appuyée sur un poing, traça des cercles nonchalants sur mon ventre et autour de mes seins. – Je suis désolé pour ce matin. – Ce n’est pas grave, je comprends, assurai-je, ce qui n’était pas tout à fait la vérité.Ses doigts tournaient maintenant autour de mon nombril. – Tu es… tu es tout pour moi, dit-il d’une voix à peine distincte. J’ai besoin… je dois être sûr que tu vas bien, que personne ne peut te faire de mal… plus jamais. – Je sais. Et toi ? Qui peut te protéger ? Sa bouche se durcit. Depuis le retour de tous ses pouvoirs, il n’avait besoin de personne pour le protéger, mais je pouvais presque le voir se hérisser au souvenir d’avoir été, des mois durant, le jouet d’Amarantha, ses pouvoirs réduits à un maigre filet comparés à leur étendue réelle. – Bientôt, murmura-t-il alors que ses doigts remontaient vers ma taille, bientôt, tu seras ma femme. Alors tout ira bien et nous pourrons oublier tout cela. Je m’arquai sous ses caresses, réclamant plus, et il eut un rire rauque. Abandonnée aux doigts qui obéissaient à mes appels muets, je m’entendis à peine lui demander : – Comment m’appellera-t-on ? – Pardon ? fit-il en levant la tête. – M’appellera-t-on simplement « la femme de Tamlin », ou aurai-je un titre ? – En veux-tu un ? – Non, mais je ne veux pas qu’on… je ne sais pas si je supporterai qu’on m’appelle « Grande Dame » ou… – Personne ne t’appellera ainsi, répondit-il tandis que sa bouche descendait le long de mon corps, laissant des baisers dans son sillage. Les Grands Seigneurs se marient ou prennent des concubines, mais il n’existe pas de Grande Dame. – Mais la mère de Lucien… – … est la dame de la Cour de l’Automne, de même que toi tu seras la dame de la Cour du Printemps. On s’adressera à toi comme à elle. On te respectera comme elle. – Tu veux dire que la mère de Lucien… – Je ne veux plus entendre un seul nom d’homme sur tes lèvres pour le moment, gronda-t-il avant de poser les lèvres sur mon corps. Je cessai de discuter à son premier coup de langue

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Chapitre 5 Cela n’aurait pas dû me surprendre. Je connaissais le goût de Rhysand pour les mises en scène et le plaisir qu’il prenait à exaspérer Tamlin. Rhysand, le Grand Seigneur de la Cour de la Nuit, se tenait devant moi, et les ténèbres déferlaient de lui comme de l’encre dans de l’eau. Il inclina la tête de côté et ce mouvement fit onduler ses cheveux d’un noir bleuté. Ses yeux violets pétillaient dans la lumière dorée des globes tandis qu’il regardait Tamlin, Lucien et les sentinelles tirer leurs épées pour me protéger et l’abattre… Mais quand il leva la main vers eux, ils se figèrent. Ianthe, livide, battait lentement en retraite. – Quelle jolie petite fête de mariage, commenta Rhysand en fourrant les mains dans ses poches tandis que les épées réintégraient leurs fourreaux. Les invités reculaient et certains escaladaient même des sièges pour s’enfuir plus vite. Rhysand me détailla de la tête aux pieds et claqua de la langue à la vue de mes gants. La force étrange qui s’était amassée en moi se pétrifia et refroidit. – Sors d’ici, gronda Tamlin en s’approchant de lui, toutes griffes dehors. – Non, désolé : j’ai conclu un marché avec cette chère petite Feyre, répondit Rhysand. Je sentis mon cœur se serrer. Non, pas maintenant… – Si tu essaies de le rompre, tu sais ce qui arrivera, reprit-il à mon adresse. Je t’ai laissé trois mois de liberté. Tu pourrais au moins paraître joyeuse de me revoir. Je tremblais trop fort pour être capable de répondre. Le regard de Rhysand exprima soudain le dégoût, mais il se ressaisit quand il s’adressa de nouveau à Tamlin. – Je l’emmène. – Essaie seulement, vociféra Tamlin. L’estrade derrière lui était vide. Ianthe avait disparu, comme presque tous les invités. – Vous aurais-je dérangés ? Je croyais que c’était terminé, reprit Rhysand en m’adressant un sourire venimeux. Il savait, par le lien mystérieux qui nous unissait, que j’étais sur le point de dire non. – C’est du moins ce que Feyre semblait croire, ajouta-t-il. – Finissons-en avec la cérémonie, gronda Tamlin. – Votre Grande Prêtresse est apparemment du même avis que Feyre, observa Rhysand. À la vue de l’estrade vide, Tamlin se raidit. Quand il se retourna vers nous, ses griffes étaient à demi rétractées. – Rhysand…, commença-t-il. – Je ne suis pas d’humeur à marchander, coupa Rhysand, même si je suis sûr que cela pourrait tourner en ma faveur. Je tressaillis au contact de sa main sur mon coude. – Allons-y, m’ordonna-t-il. Je restai immobile. – Tamlin…, soufflai-je. Tamlin fit un pas dans ma direction, blême, mais sans quitter Rhysand des yeux. – Quel est ton prix ? – Inutile de te fatiguer, susurra Rhysand en passant son bras sous le mien. Le moindre contact avec lui m’était insupportable. Il allait m’emmener à la Cour de la Nuit, dont Amarantha s’était inspirée pour sa propre cour Sous la Montagne. Un lieu de dépravation, de tourments et de mort… – Tamlin, implorai-je de nouveau. – Que d’histoires…, commenta Rhysand en m’attirant plus près de lui. Mais Tamlin ne fit pas un geste. Ses griffes étaient rétractées. Il regardait fixement Rhysand, les dents découvertes dans un grondement. – Si tu lui fais le moindre mal… – Oui, oui, je sais, fit Rhysand d’une voix traînante. Je la ramène dans une semaine. Non… Tamlin ne pouvait pas me laisser partir, mais c’était pourtant ce qu’il allait faire. Lucien lui-même le dévisageait, pâle de fureur et de stupéfaction. Rhysand lâcha mon coude, passa un bras autour de ma taille et me pressa contre son flanc. – Accrochez-vous, murmura-t-il. Des ténèbres rugissantes m’enveloppèrent, une bourrasque me secoua, le sol se déroba et le monde disparut. Il ne restait plus que Rhysand et, tout en m’accrochant à lui, je le haïssais. Puis les ténèbres s’évanouirent. Je sentis d’abord une odeur de jasmin, et puis je vis des étoiles, une mer d’étoiles scintillant entre des piliers de pierres de lune translucides qui encadraient une immense étendue de sommets neigeux. – Bienvenue à la Cour de la Nuit, furent les seules paroles de Rhysand.     C’était le plus beau paysage que j’eusse jamais vu. L’édifice dans lequel nous nous trouvions était au sommet de l’une des montagnes de pierre grise. Nous nous tenions au centre d’une salle ouverte aux éléments, sans murs ni fenêtres, tout en piliers imposants et en rideaux de gaze ondulant dans une brise aux senteurs de jasmin. C’était sans doute la magie qui préservait la tiédeur de l’air au cœur de l’hiver, en haut de ces montagnes couvertes d’une neige que des rafales faisaient voler comme des voiles de brume scintillante. De petits salons, salles à manger et cabinets d’étude étaient délimités par ces rideaux de gaze, par des plantes vertes ou d’épais tapis éparpillés sur le sol en pierre de lune. Quelques globes de lumière et des lanternes en verre coloré suspendus aux arches du plafond oscillaient sous la brise. On n’entendait ni cris, ni hurlements, ni lamentations. Derrière moi s’élevait un mur de marbre blanc percé d’arches donnant sur des escaliers obscurs. – Nous sommes dans ma résidence privée, expliqua nonchalamment Rhysand. Sa peau était plus sombre que dans mon souvenir, légèrement dorée, alors qu’autrefois son teint était pâle. Pâle de ses cinquante ans d’emprisonnement Sous la Montagne. Ses puissantes ailes avec lesquelles il aimait tant voler, comme il me l’avait confié, étaient invisibles. Je ne voyais que l’immortel au sourire narquois, avec cette expression que je ne connaissais que trop bien… – Comment avez-vous osé… ? lançai-je, furieuse. Il ricana. – Comme elle me manquait, cette expression sur votre visage ! Quel plaisir de la revoir, persifla-t-il. Il se rapprocha de moi avec une souplesse féline. Ses yeux violets s’assombrirent et son regard devint féroce. – Au fait, il n’y a vraiment pas de quoi, reprit-il. – Que voulez-vous dire ? Il s’arrêta à un pas de moi et glissa les mains dans ses poches. Sans les lambeaux de nuit émanant de lui, il paraissait presque normal malgré sa perfection physique. – Pour avoir répondu à votre appel au secours, expliqua-t-il. Je me raidis. – Je ne vous ai rien demandé. Son regard se posa sur ma main gauche. Soudain, il saisit mon bras et arracha le gant. Son contact me brûla comme un fer chauffé au rouge. Je tressaillis, puis reculai d’un pas, mais il ne lâcha pas prise avant d’avoir ôté les deux gants. – Je vous ai entendue supplier et appeler à l’aide. Je vous ai entendue dire non, poursuivit-il. – Je n’ai jamais dit ça. Il retourna ma main, examina l’œil tatoué sur ma paume et le tapota deux fois de suite. – Je vous ai entendue distinctement, déclara-t-il. Je me dégageai. – Ramenez-moi immédiatement. Je n’ai jamais voulu être enlevée, dis-je. Il haussa les épaules. – N’était-ce pas le moment idéal pour venir ici ? demanda-t-il. Peut-être Tamlin n’a-t-il pas compris que vous alliez l’éconduire devant toute sa cour… peut-être pourrez-vous donc rejeter la faute sur moi ? – Espèce d’ordure… vous avez assez clairement laissé entendre que j’avais des… réticences. – J’aime cette reconnaissance dont vous savez faire preuve… – Qu’est-ce que vous attendez de moi ? demandai-je, excédée. – Ce que j’attends ? Que vous disiez merci pour commencer. Et que vous ôtiez cette robe hideuse. Vous avez… Vous avez tout à fait l’allure de la douce damoiselle qu’ils voudraient vous voir devenir, cette couarde de prêtresse et lui, commenta-t-il avec un rictus cruel. – Vous ne savez rien de moi. Ni de nous. – Et Tamlin, que sait-il ? demanda Rhysand avec un sourire entendu. Vous a-t-il demandé pourquoi vous vomissez chaque nuit, pourquoi vous ne pouvez plus entrer dans certaines pièces et ne supportez plus la vue de certaines couleurs ? Je me pétrifiai. Il aurait aussi bien pu m’arracher mes vêtements. – Sortez de mon crâne, immédiatement ! lançai-je. – Il n’y a vraiment pas de quoi, répliqua-t-il en reculant de quelques pas. Croyez-vous que cela m’amuse d’être réveillé toutes les nuits ? Je sais tout de vous par ce lien et cela ne m’enchante pas de tout voir alors que j’ai envie de dormir. – Salaud ! Il gloussa. – Quant à ce que je veux de vous… je vous le dirai demain matin au petit déjeuner, reprit-il. Pour l’instant, allez faire votre toilette et reposez-vous. Je vis de nouveau une lueur féroce dans ses yeux à la vue de ma robe et de ma coiffure. – Prenez l’escalier sur la droite et descendez d’un étage. La première porte sera celle de votre chambre. – Ce n’est donc pas un cachot ? demandai-je en pensant que j’étais stupide de trahir ainsi mes craintes. Rhysand se tourna vers moi, les sourcils levés. – Vous n’êtes pas prisonnière, Feyre. Vous avez conclu un marché que je vous demande d’honorer. Vous êtes mon invitée et vous jouissez des mêmes privilèges que tout habitant de ce palais. Ici, aucun de mes sujets ne vous fera de mal ou ne pensera seulement du mal de vous. – Où sont donc ces sujets ? – Certains vivent ici, sur cette montagne. Il leur est interdit de mettre le pied dans ce palais. Ils savent qu’en désobéissant, ils signeraient leur arrêt de mort. Ses yeux plongèrent dans les miens comme s’il devinait mon affolement et ma terreur. – Amarantha manquait d’imagination, reprit-il avec une rage contenue. Ma cour est redoutée depuis la nuit des temps et siège sous cette montagne. Amarantha en a créé une copie en violant la montagne sacrée de Prythian. Oui, j’ai bien une cour et je la préside quelquefois, mais elle se gouverne elle-même. – Quand… quand m’y mènerez-vous ? J’étais prête à le supplier de n’en rien faire, à m’humilier plutôt que de revivre les atrocités subies Sous la Montagne. J’avais perdu toute fierté quand il s’agissait de survie. – Je ne vous y emmènerai pas, répondit-il. Mon foyer est ici et ma cour est mon… occupation, comme disent vos semblables les mortels. Je n’aime pas mélanger les deux. – Mes semblables ? répétai-je en haussant les sourcils. – Devrais-je vous considérer autrement ? C’était de la provocation pure et simple. Je refoulai mon exaspération en voyant qu’il retenait un sourire. – Et où sont les autres membres de votre cour ? demandai-je. Le territoire de la Cour de la Nuit était immense, plus vaste que ceux de toutes les autres cours de Prythian. Nous étions entourés de montagnes désertes balayées par des rafales de neige, sans la moindre ville ou bourgade en vue. – Disséminés sur ce territoire, libres de vivre où bon leur semble, de même que vous êtes libre d’aller et venir où bon vous semble. – Je veux aller et venir sur mes terres. Rhysand éclata de rire, puis s’éloigna nonchalamment vers l’autre extrémité de la salle, qui donnait sur une terrasse à ciel ouvert. – Je suis toujours prêt à recevoir vos remerciements, me lança-t-il sans se retourner. Ma vision se teinta de rouge. Un instant plus tard, je tenais l’une de mes pantoufles à la main. Je la lançai vers lui de toutes mes forces d’immortelle. Elle fendit l’air comme une étoile filante, si vite que même un Grand Seigneur ne pouvait la repérer à temps… et le frappa à l’arrière de la tête. Rhysand pivota, les yeux agrandis, en portant une main à sa nuque. J’avais déjà l’autre pantoufle à la main. Il retroussa les lèvres, découvrant ses dents. – Essayez seulement…, dit-il avant de s’interrompre. Il devait être plutôt mal luné pour perdre si vite son sang-froid. Parfait, pensai-je. Dans ce cas, nous sommes deux. Je lui lançai la seconde chaussure à la tête avec la même force que la première fois. Il la saisit au vol à quelques centimètres de son visage. Il poussa un sifflement, baissa le bras et ses yeux rencontrèrent les miens tandis que la soie de la pantoufle se réduisait en poussière noire et scintillante dans son poing. Il déplia les doigts, laissant les derniers grains de poussière s’évanouir dans l’air, puis examina ma main, mon corps et mon visage. – Voilà qui est intéressant, murmura-t-il avant de repartir. J’avais envie de le gifler, mais je me contins : j’étais chez lui, au sommet d’une montagne, et personne ne viendrait à mon secours. Je me dirigeai donc vers l’escalier qu’il m’avait indiqué. Je l’atteignais à peine quand une voix féminine enjouée résonna derrière moi, dans la direction de Rhysand : – Ça commence bien, on dirait… Le grondement de Rhysand m’incita à presser le pas.     Ma chambre avait tout du rêve. Après l’avoir inspectée pour repérer chaque issue et chaque cachette possible, je me campai au milieu de la pièce pour examiner l’endroit où je passerais la semaine. Comme à l’étage supérieur, des baies sans vitres ni volets s’ouvraient sur la brutalité des éléments, et de simples rideaux améthyste flottaient dans cette brise surnaturelle. Le grand lit blanc et ivoire ressemblait à un dessert à la crème couvert de coussins et de couvertures que la douce lueur dorée de deux lampes jumelles rendait encore plus accueillant. Une armoire et une coiffeuse étaient disposées près des ouvertures. À l’autre extrémité de la chambre, j’entrevis un cabinet de toilette derrière l’arche d’une porte en bois entrebâillée. Quant à la baignoire… Elle occupait l’autre moitié de la chambre. C’était en réalité un bassin suspendu à flanc de montagne dans lequel j’aurais toute la place pour barboter. Le bord semblait s’évanouir dans l’air nocturne de l’à-pic où l’eau se déversait sans bruit. La corniche à l’opposé était couverte de grosses bougies dont la lueur dorait la surface noire et miroitante de l’eau et les volutes de vapeur. Un lieu spacieux, aéré, luxueux et… calme. Cette chambre au sol en marbre, aux draperies de soie et de velours et aux meubles raffinés était digne d’une impératrice. Je me demandai à quoi ressemblait celle de Rhysand s’il recevait ses invités dans un tel luxe. Cela me rappelait que j’étais son invitée et non sa prisonnière. Je n’essayai même pas de me barricader car Rhysand savait voler et je l’avais déjà vu s’emparer de l’esprit d’un immortel sans effort. Une porte en bois ne me protégerait pas. J’arpentai la chambre dans le bruissement de ma robe de mariée, puis m’arrêtai pour me regarder. Je veux que vous ôtiez cette robe hideuse… Je sentis mon cou et mes joues me brûler à ce souvenir. Ce qu’il m’avait fait était inexcusable, même s’il m’avait… épargné l’obligation d’éconduire Tamlin. Et de m’expliquer avec lui. J’ôtai lentement les épingles et les colifichets de mes cheveux, les empilai sur la coiffeuse puis, écœurée à leur vue, les jetai dans le tiroir que je refermai si brutalement que le miroir vibra. Je frottai la peau de mon crâne endolorie par le poids des boucles et la pression des épingles. J’avais rêvé que Tamlin les retirerait une à une de mes cheveux en déposant un baiser à la place de chacune, et maintenant… Rhysand était le cadet de mes soucis. Tamlin avait perçu ma réticence, mais avait-il deviné que j’allais dire non ? Et Ianthe ? Je devais lui parler, lui expliquer qu’un mariage était impossible, pour le moment en tout cas. Peut-être devais-je attendre que le lien magique unissant deux immortels destinés l’un à l’autre, deux âmes sœurs, s’établisse entre Tamlin et moi, pour être sûre que cette union n’était pas une erreur et que j’étais vraiment digne de lui. Et attendre que Tamlin ait surmonté ses hantises, ses cauchemars, son irrépressible besoin de me protéger – même si je le comprenais. Peut-être pourrais-je tout lui expliquer à mon retour… Mais sa cour m’avait vue hésiter lors de la cérémonie… Ma lèvre inférieure tremblait. Je dégrafai ma robe, la laissai glisser sur le marbre dans un murmure de soie, de tulle et de perles et l’enjambai. Même mes dessous étaient ridicules, tout en dentelles et froufrous, destinés à être admirés par Tamlin avant de finir sous ses griffes. Je ramassai la robe et la fourrai dans l’armoire, où les dessous la rejoignirent. Quand j’y pris la première tenue que je trouvai, un pyjama en soie turquoise, je m’aperçus que je pleurais. Je passai le pantalon, puis la tunique à manches courtes, grimpai sur l’énorme lit nuageux et trouvai à peine la force de souffler les deux bougies de chevet. Mais dès que l’obscurité enveloppa la chambre, mes sanglots me firent trembler de la tête aux pieds.     Rhysand m’avait dit que je le retrouverais au petit déjeuner. Les servantes qui s’étaient occupées de moi Sous la Montagne se présentèrent à l’aube. Je n’aurais jamais reconnu ces jolies jumelles aux cheveux noirs, car je ne les avais vues que sous l’apparence d’ombres. Ici, elles étaient redevenues chair. Elles s’appelaient Nuala et Cerridwen. Elles frappèrent doucement à ma porte, m’éveillant en sursaut. Pendant quelques secondes, je fus surprise de la douceur de mon lit et de la vision des montagnes lointaines au lieu de collines verdoyantes… et puis tout me revint avec une migraine lancinante. Quand les servantes m’eurent expliqué à travers la porte qui elles étaient, je me levai de mon lit en titubant pour les faire entrer. Elles m’informèrent que le petit déjeuner serait servi dans une demi-heure et que je devais entretemps m’habiller. Elles déposèrent des vêtements sur le lit avant de me laisser à ma toilette. Alors que j’étais tentée de me prélasser jusqu’au soir dans la chaleur exquise du bassin, je sentis à travers ma migraine un léger tiraillement qui ne me laissait pas de répit, semblable à celui qui m’avait réveillée quelques heures après la chute d’Amarantha. Je m’immergeai jusqu’au cou et contemplai le ciel limpide d’hiver et les nuages chargés de neige cinglés par les bourrasques sur les sommets. Mais le tiraillement reprit dans mon crâne et dans mon ventre, comme un appel ; il était comme une cloche qui appellerait une servante. Je sortis du bain en le maudissant copieusement et m’habillai.

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Chapitre 4 Quelques jours avant le mariage, les invités commencèrent à arriver. Je me réjouissais à l’idée que je ne serais jamais une Grande Dame, jamais l’égale de Tamlin dans le partage des responsabilités et du pouvoir. Les dîners succédèrent aux dîners, aux déjeuners, aux pique-niques et aux parties de chasse. On me présentait, on m’envoyait saluer les invités et j’avais le visage endolori par le sourire que j’affichais jour et nuit. J’attendais la cérémonie du mariage avec impatience car je savais que, passé ce moment, je ne serais plus contrainte de me montrer aimable, de faire la conversation ni quoi que ce soit pendant un certain temps. Tamlin supportait tout à sa manière silencieuse et animale et me répétait que ces festivités étaient l’occasion de me présenter à sa cour et d’offrir des réjouissances à son peuple. Il m’avait affirmé qu’il n’aimait pas plus que moi ces mondanités et que Lucien était le seul à y prendre plaisir mais je le surprenais à sourire et je me disais que sa joie était méritée. Je pris donc mon mal en patience en ne quittant plus Ianthe d’une semelle dès que Tamlin s’éloignait, et je les laissai bavarder avec tout le monde en comptant les heures jusqu’au départ des invités. – Vous devriez aller vous coucher, me conseilla Ianthe alors que nous observions la foule qui remplissait la grande salle du palais. Je l’avais rejointe près de la porte, heureuse d’avoir une excuse pour planter là les amis de Tamlin. Ils ne faisaient que me dévisager en silence ou s’évertuaient à échanger des banalités entre deux blancs dans la conversation. – Je ne pourrai pas dormir avant des heures, répondis-je. Tous les Grands Fae mâles qui passaient devant Ianthe la lorgnaient soit avec crainte, soit d’un œil lubrique. Quand ils me regardaient, les yeux agrandis, je savais que ce n’était ni pour ma robe vert « Cour du Printemps », cadeau d’Ianthe, ni pour mon joli minois (plutôt fade à côté du visage d’Ianthe) et je les ignorais de mon mieux. – Êtes-vous prête pour demain ? Puis-je faire quelque chose pour vous ? s’enquit Ianthe après avoir bu une gorgée de vin mousseux. – Non, tout va bien. En réalité, je redoutais le jour de son départ, quand elle m’abandonnerait dans cette cour, au milieu de tous ces gens, pour ne revenir que dans plusieurs mois à l’occasion de Nynsar, la célébration de la fin des semailles. Deux mâles, qui étaient déjà passés deux fois devant nous, trouvèrent enfin le courage de l’aborder. Beaux comme la plupart des immortels, ils portaient des armes qui les désignaient comme des Grands Fae et des sentinelles de Tamlin. Ou peut-être étaient-ils au service du père d’Ianthe. Ils s’inclinèrent profondément devant elle. J’avais pris l’habitude de voir les immortels baiser les anneaux d’argent qu’elle portait aux doigts et lui demander de prier pour eux, leurs familles et tous ceux qu’ils aimaient. Ianthe accueillait ces demandes avec une expression immuable. – Bron, Hart. Il y a longtemps que je ne vous avais vus. Que mijotez-vous encore tous les deux ? demanda-t-elle avec un sourire mutin laissant entendre qu’elle ne dédaignerait pas leur compagnie pour la nuit. Ils lui répondirent par des badinages avant de me dévisager. – Pardon… permettez-moi de vous présenter dame Feyre… la sauveuse de Prythian, dit Ianthe. – Nous le savions, répondit Hart en s’inclinant devant moi, imité de son compagnon. Nous étions Sous la Montagne avec vous. Je leur rendis leur salut en inclinant la tête. – Mes meilleurs vœux pour demain, ajouta Bron avec un large sourire. Mais cet heureux dénouement n’est que mérité. Je songeai que je méritais plutôt de brûler en enfer, mais Ianthe m’épargna la peine de répondre. – Cette union est une bénédiction du Chaudron, déclara-t-elle, et les deux mâles l’approuvèrent. – Je dois dire, poursuivit Bron, que cette épreuve avec le ver géant… le middengard… est l’un des plus brillants exploits auxquels j’ai assisté. Je dus faire un effort pour chasser de mon souvenir la puanteur de la boue et le claquement des crocs acérés de la bête prête à me déchiqueter. – Merci, répondis-je. Ianthe posa la main sur mon bras. – Une telle bravoure force le respect, commenta Ianthe, qui avait remarqué que mon sourire s’était effacé. Je me sentais pitoyablement reconnaissante de ce soutien et de cette présence physique. Je savais qu’elle était un modèle pour une foule de jeunes Fae qui rêvaient de rejoindre son ordre, non par dévotion à la Mère et au Chaudron, mais pour vivre et rayonner comme elle en passant d’un mâle à un autre. – Comme nous avons manqué la partie de chasse avant-hier, reprit Hart, nous n’avons pas eu le plaisir d’admirer vos talents, mais je crois que le Grand Seigneur nous postera à proximité du domaine le mois prochain. Ce serait pour nous un honneur de chasser en votre compagnie. Je savais que Tamlin ne me permettrait jamais de sortir avec ces hommes et je ne voulais pour rien au monde chasser de nouveau. Lors de la partie de chasse de l’avant-veille, j’avais été incapable de décocher une seule flèche. – Ce serait également un honneur pour moi, répondis-je par pure politesse. – Êtes-vous de garde demain ou pourrez-vous assister à la cérémonie ? s’enquit Ianthe en posant la main sur le bras de Bron. – Avez-vous des nouvelles du Grand Seigneur de la Cour de la Nuit ? demanda soudain Hart en observant mes tatouages. Ianthe se raidit et Bron détourna les yeux. – Non, répondis-je en soutenant le regard de Hart. – Peut-être a-t-il détalé quand Tamlin a recouvré tous ses pouvoirs. – Si c’est ce que vous croyez, vous connaissez bien mal Rhysand, objectai-je. Hart cilla et Ianthe elle-même garda le silence. C’était la première fois que je parlais avec une telle assurance depuis le début des festivités. – Eh bien, nous nous chargerons de lui s’il le faut, déclara Hart en dansant d’un pied sur l’autre tandis que je le regardais fixement sans me donner la peine d’adoucir mon expression. – Ce sont les Grandes Prêtresses qui s’en chargeront, intervint Ianthe. Nous ne laisserons personne maltraiter celle qui nous a sauvés. J’adoptai une expression neutre. Était-ce pour cette raison que Tamlin avait fait venir Ianthe : pour conclure une alliance ? Je me sentis soudain oppressée. – Je monte me coucher, annonçai-je. Dites à Tamlin que je le verrai demain. Demain, car nous devions rester séparés cette nuit pour respecter une tradition millénaire, comme m’en avait informée Ianthe. Elle m’embrassa sur la joue. – Je reste à votre disposition, ma dame. Faites-moi appeler si vous avez besoin de quelque chose. J’acquiesçai tout en sachant que je n’en ferais rien. Avant de m’éclipser, j’entrevis Tamlin et Lucien au milieu d’un cercle de Grands Fae, hommes et femmes. Ils étaient moins raffinés que les autres immortels, mais… C’étaient des compagnons de longue date qui avaient combattu côte à côte. Les amis de Tamlin. Il me les avait présentés, mais j’avais aussitôt oublié leurs noms. Tamlin rit, la tête renversée en arrière, et les autres s’esclaffèrent avec lui. Je sortis avant qu’il puisse me repérer, traversai des salles bondées et regagnai les étages supérieurs sombres et vides de l’aile des appartements. Une fois seule dans ma chambre, je me rendis compte que je n’avais aucun souvenir de la dernière fois que j’avais ri de bon cœur.     Le plafond descendait vers moi et les grandes pointes émoussées étaient si brûlantes que je voyais les ondes de chaleur qu’elles dégageaient alors que j’étais enchaînée au sol. Comme j’étais analphabète, je ne pouvais déchiffrer l’énigme gravée sur le mur et Amarantha jubilait à l’idée de me voir empalée. Les pointes se rapprochaient centimètre par centimètre. Personne ne viendrait à mon secours. Ma mort serait lente et atrocement douloureuse. Je hurlerais, pleurerais, j’appellerais peut-être même ma mère qui ne s’était jamais souciée de moi, l’implorerais de me secourir…     Battant des bras et des jambes, je me redressai dans mon lit, luttant contre des chaînes invisibles. Je me serais ruée dans la salle de bains si j’avais moins tremblé, si j’avais pu mieux respirer… Frissonnante, je parcourus la chambre du regard. Ce décor était bien réel et ces atrocités n’étaient que des cauchemars. J’étais libre, vivante et en sécurité. La brise nocturne qui soufflait par la fenêtre ouverte ébouriffait mes cheveux et séchait la sueur froide sur ma peau. Le ciel sombre m’attirait avec ses étoiles si petites, brillantes comme des éclats de givre. Je m’approchai en titubant de la fenêtre, l’ouvris plus grande et admirai le spectacle de l’obscurité semée d’étoiles. La tête appuyée contre le mur, je savourais la fraîcheur de ses pierres. Dans quelques heures, je serais mariée. J’aurais mon heureux dénouement, que je l’aie mérité ou non. Mais ce pays, ce peuple aurait également son heureux dénouement et accomplirait ainsi un premier pas vers la guérison, vers la paix. Alors tout irait bien. Et moi aussi, je serais en paix.   Ma robe de mariée était une horreur de mousseline et de soie sans commune mesure avec les robes amples que j’avais l’habitude de porter : le corset très ajusté rehaussait ma poitrine et les jupes formaient une énorme tente scintillante qui semblait flotter dans l’air printanier. Pas étonnant que Tamlin ait hurlé de rire à sa vue. Même Alis avait étouffé une exclamation en m’habillant. Mais elle s’était abstenue de tout commentaire, probablement parce que Ianthe avait choisi cette robe afin qu’elle soit en harmonie avec le discours qu’elle allait faire, la légende qu’elle allait tisser pour son public. J’aurais pu me faire une raison sans ces manches ballonnées, si énormes que je pouvais presque les voir scintiller à la périphérie de ma vision. Mes cheveux étaient bouclés, à demi relevés et semés de perles, de joyaux et de je ne sais quoi encore. J’avais dû prendre sur moi pour ne pas adresser une grimace écœurée au miroir avant de descendre l’escalier menant à la grande salle du palais. Ma robe bruissait à chacun de mes pas. Au-delà des portes de la cour intérieure, le jardin était orné de rubans et de lanternes de nuances crème, rose et bleu ciel. Trois cents chaises assemblées dans la cour la plus vaste étaient occupées par les courtisans de Tamlin. Je devrais remonter l’allée principale sous leurs regards pour rejoindre l’estrade sur laquelle Tamlin m’attendrait. Ianthe scellerait et bénirait notre union juste avant le coucher du soleil. Elle représentait les douze prêtresses de la cour. Elle m’avait laissé entendre que ces dernières avaient insisté pour participer à la cérémonie, mais qu’elle était parvenue à les en dissuader j’ignorais par quelles ruses. Soit elle souhaitait rester le centre de l’attention, soit elle voulait m’épargner leur présence. Peut-être les deux. Ma bouche devint aussi sèche que du parchemin pendant qu’Alis faisait bouffer la traîne étincelante de ma robe. La soie et la gaze bruissèrent et je serrai à les briser les tiges de mon pâle bouquet de mariée. Je portais des gants en soie qui montaient jusqu’à mes coudes pour dissimuler mes tatouages. Ianthe me les avait apportés ce matin dans une boîte doublée de velours. – Ne soyez pas si nerveuse, dit Alis avec un claquement de langue. Sa peau couleur d’écorce avait une teinte chaude et sanguine dans la lumière dorée de cette fin d’après-midi. – Je ne suis pas nerveuse, mentis-je d’une voix rauque. – Vous vous tortillez comme mon plus jeune neveu quand on lui coupe les cheveux. Elle s’affaira encore un instant auprès de ma robe, renvoyant sans ménagement des serviteurs venus m’épier avant la cérémonie. Je les ignorai tout comme j’ignorais la foule qui attendait dans la cour. – Vous êtes splendide, fit doucement Alis. Je la crus, même si j’étais certaine qu’elle partageait mon opinion sur la robe. – Merci. – Et vous faites une tête d’enterrement. Je plaquai un sourire radieux sur mon visage. Alis leva les yeux au ciel et me poussa doucement vers les portes qui s’ouvraient dans le souffle d’un vent léger, laissant déferler une musique mélodieuse. – Ce sera terminé en un rien de temps, m’assura-t-elle avant de m’entraîner dans les dernières lueurs du soleil. Trois cents personnes se levèrent et se tournèrent vers moi. C’était la première fois depuis ma dernière épreuve Sous la Montagne qu’une telle foule était rassemblée pour m’observer et me juger. Tous ces visages ne formaient plus qu’une masse confuse. Alis toussota derrière moi et je me souvins que je devais avancer le regard fixé sur l’estrade… Et sur Tamlin. Le souffle coupé, je dus rassembler toute mon énergie pour finir de descendre l’escalier, car je sentais mes genoux se dérober sous moi. Tamlin resplendissait dans sa tunique vert et or et sous sa couronne de feuilles de laurier dorées. Il avait renoncé à l’apparence illusoire sous laquelle il se dissimulait d’ordinaire pour laisser sa beauté d’immortel briller de tout son éclat… rien que pour moi. Je ne voyais plus que lui, mon Grand Seigneur, et ses yeux grands ouverts qui s’illuminaient en me regardant avancer sur l’herbe tendre semée de pétales de rose blancs… et rouges. Telles des gouttes de sang au milieu de cette blancheur, des pétales écarlates émaillaient le chemin devant moi. Je me forçai à lever les yeux vers Tamlin qui se tenait très droit, la tête haute, inconscient de mes souffrances. Comment pouvais-je être vêtue de blanc alors que mes mains étaient irrémédiablement souillées ? Et je savais que tous les autres pensaient comme moi. Comment aurait-il pu en être autrement ? Chaque pas m’emportait trop vite vers l’estrade et vers Tamlin. Et vers Ianthe, vêtue de bleu sombre, rayonnante sous son capuchon et son diadème d’argent. Comme si j’étais quelqu’un de bien… comme si je n’avais pas tué deux des leurs. Une tueuse et une menteuse… voilà ce que j’étais. À dix pas de l’estrade, un semis de pétales rouges me rappela le sang du jeune Fae qui avait ruisselé à mes pieds. Je ralentis, puis m’arrêtai. Tous m’observaient comme le jour où j’avais failli mourir : en spectateurs de mes tourments. Tamlin tendit vers moi sa main puissante en fronçant légèrement les sourcils. Mon cœur battait vite, trop vite. J’avais envie de vomir. Et je sentais une force étrangère vibrer et palpiter en moi, grandir et se déchaîner dans mon sang… Tant de regards, trop de regards pesaient sur moi, témoins de chaque crime que j’avais commis, de chaque humiliation subie… Je me demandais pourquoi je m’étais laissé convaincre par Ianthe de mettre des gants. Le soleil déclinant me brûlait. Le jardin cerné de haies m’oppressait et m’emprisonnait, comme les vœux que j’allais prononcer pour me lier éternellement à Tamlin et l’enchaîner à mon âme brisée et épuisée. Cette force intérieure déferlait maintenant en moi et faisait trembler mon corps, prête à s’échapper… Je savais que je ne me remettrais jamais de ces épreuves, que je ne me libérerais jamais de moi-même, de ce cachot dans lequel j’étais restée trois mois… – Feyre, appela Tamlin, la main toujours tendue vers moi. Le soleil sombrait derrière le mur ouest du jardin et des ombres se répandaient, rafraîchissant l’air. Je savais qu’on murmurerait si je faisais volte-face, mais j’étais incapable de faire les derniers pas qui me séparaient de l’estrade… J’allais m’effondrer sur place, à l’instant… et ils verraient combien j’étais brisée. Aidez-moi, aidez-moi, implorais-je je ne savais qui, n’importe qui. Lucien qui se tenait au premier rang, son œil métallique rivé à moi. Ianthe au visage serein sous son capuchon. Sauvez-moi, sauvez-moi, emmenez-moi, faites cesser ce supplice… Tamlin fit un pas vers moi, les yeux assombris d’inquiétude. Je reculai en pensant : Non. Tamlin serra les lèvres. La foule chuchota. Des globes d’or pendant à des bandes de soie s’allumèrent au-dessus et autour de nous. – Viens, ô fiancée, sceller ton union avec ton bien-aimé. Viens afin que le bien puisse triompher, déclama Ianthe. Le bien… Il n’y avait rien de bon en moi. Mon âme, mon âme immortelle, était damnée… Je voulus inspirer pour répondre : Non… non ! Mais je n’eus pas à le faire. Spoiler(cliquez pour révéler)Un coup de tonnerre retentit derrière moi comme le heurt de deux gigantesques rochers lancés l’un contre l’autre. Des cris fusèrent dans l’assistance, des invités s’égaillèrent et certains s’évanouirent dans l’air tandis qu’une nuée noire jaillissait. Je pivotai sur moi-même et, à travers des lambeaux de nuit flottant comme de la fumée dans le vent, je vis Rhysand lisser les revers de sa veste noire. – Bonsoir, Feyre chérie.

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Chapitre 3 Tamlin regrettait sans doute les restrictions qu’il m’avait imposées, car le lendemain, alors qu’il était déjà sorti, Lucien me proposa de l’accompagner au village voisin pour voir comment progressaient les travaux de reconstruction. Il y avait plus d’un mois que je ne m’étais rendue au village. Je ne me souvenais même plus de la dernière fois que j’étais sortie du domaine. Quelques villageois avaient bien été invités à notre fête du solstice d’hiver, mais au milieu de la cohue je n’avais pu que les saluer. Les chevaux, déjà sellés, nous attendaient devant les écuries. Je comptai les sentinelles postées aux portails du palais et aux portes du jardin par lequel je venais de sortir. Il y en avait huit. Elles restaient immobiles et silencieuses, mais ne me quittaient pas des yeux. Alors que Lucien allait monter sur sa jument pommelée, je lui barrai le passage. – Alors comme ça, vous êtes tombé de cheval hier ? persiflai-je en lui envoyant une bourrade dans l’épaule. Lucien recula en titubant et sa monture piaffa, inquiète. – Pourquoi avez-vous menti au sujet des nagas ? lançai-je. Lucien croisa les bras, plissa son œil métallique et secoua la tête pour repousser une mèche de ses cheveux roux, ce qui me rappela désagréablement ceux d’Amarantha. J’observais les écuries derrière lui pour penser à autre chose. Elles étaient pourvues de nombreuses ouvertures, et j’avais peu de difficultés à m’y rendre. Il y avait assez d’espace pour bouger, s’échapper. Les murs ne me semblaient pas trop… oppressants. Ce qui n’était pas le cas dans les cuisines où le plafond était trop bas et les murs trop épais. Ni dans le cabinet d’étude qui manquait d’issues et de lumière naturelle. Dans ma tête, j’avais dressé la liste des pièces du palais en fonction du degré d’angoisse dans lequel elles me plongeaient. – Je n’ai pas menti, répondit-il d’une voix tendue. Je suis bel et bien tombé de cheval parce qu’un naga s’est jeté sur moi. – Pourquoi m’avez-vous menti ? insistai-je. Il ne répondit pas et se tourna vers sa jument, mais j’eus le temps d’entrevoir son visage et, dans son regard… de la pitié. – Très bien, dis-je, et je me dirigeai vers ma jument blanche, une bête docile et douce, mais un peu paresseuse et gâtée. Lucien garda le silence alors que nous quittions le domaine et prenions le chemin de la forêt. Le printemps était comme toujours à son apogée, la brise tout imprégnée d’un parfum de lilas et les buissons au bord de la route bruissaient de cris et de battements d’ailes. Pas de trace du bogge, de nagas, ni d’aucune des créatures qui avaient autrefois infesté les bois. – Je n’ai que faire de votre pitié, déclarai-je à Lucien. – Ce n’est pas de la pitié. Tamlin ne voulait pas que je vous dise… Il s’interrompit brusquement. – Je ne suis pas en sucre, affirmai-je. Si le naga vous a attaqué, j’ai le droit de le savoir… – Tamlin est mon Grand Seigneur. S’il me donne un ordre, je dois obéir. – Vous ne raisonniez pas ainsi quand vous m’avez envoyée chasser le suriel, répondis-je en me souvenant que j’avais failli y laisser la vie. – J’étais aux abois. Nous l’étions tous alors. Mais à présent… à présent, nous avons besoin d’ordre, Feyre. Nous avons besoin de règles, de hiérarchie si nous voulons reconstruire ce pays. La parole de Tamlin a valeur de loi. Et je suis le premier qu’on regardera, car je donne l’exemple. Ne me demandez pas de compromettre la stabilité de ce pays en repoussant les limites qu’il a fixées. Pas maintenant. Il vous donne autant de liberté qu’il peut vous en accorder. – Vous avez beau fuir Ianthe, vous parlez comme elle, observai-je. – Vous ne vous doutez pas combien il est difficile pour lui de vous laisser sortir du domaine, maugréa Lucien. Il est soumis à une pression que vous ne pouvez même pas imaginer. – Je sais exactement à quelle pression il est soumis. En revanche, j’ignorais que j’étais prisonnière ici. – Vous n’êtes pas… c’est faux et vous le savez très bien. – Cela ne le dérangeait nullement de me laisser chasser et me promener seule quand je n’étais qu’une mortelle et que les frontières étaient beaucoup moins sûres. – Il ne tenait pas autant à vous alors. Et après ce qui est arrivé Sous la Montagne… il est terrifié. Terrifié à l’idée que vous puissiez tomber entre les mains de ses ennemis. Et ses ennemis savent qu’il leur suffirait de vous tenir pour l’avoir à leur merci. – Croyez-vous que je l’ignore ? Mais comment peut-il penser sérieusement que je vais passer le reste de mes jours enfermée dans ce palais, à surveiller les domestiques et à porter de beaux habits ? – N’est-ce pas ce que désirent toutes les mortelles ? Épouser un beau seigneur de la race des immortels qui les couvrira d’or jusqu’à la fin de leurs jours ? J’empoignai les rênes de mon cheval et tirai si fort qu’il rejeta la tête en arrière. – Je suis ravie de constater que vous êtes toujours le même pauvre crétin, Lucien, ripostai-je. L’œil métallique de Lucien se plissa. – Tamlin est un Grand Seigneur. Quand vous serez son épouse, vous devrez vous conformer à des traditions et à des obligations. Nous devrons tous nous y conformer afin de présenter un front solide, remis du règne d’Amarantha et prêts à détruire tous ceux qui tenteront de nous prendre ce qui nous appartient, déclara-t-il. Je me souvins qu’Ianthe m’avait tenu le même discours la veille. – Le Tithe est imminent, poursuivit-il, et c’est le premier que Tamlin demande depuis… sa malédiction. Il a donné trois mois à nos gens pour mettre leurs affaires en ordre. Il aurait préféré attendre la nouvelle année, mais il devra le réclamer le mois prochain : Ianthe lui a dit que tout le monde était prêt. J’avais envie de lui cracher au visage, car il savait très bien que j’ignorais de quoi il parlait et il aurait aimé que je l’avoue. – Expliquez-vous, lançai-je. – Deux fois par an, aux environs des solstices d’été et d’hiver, chaque membre de la Cour du Printemps, qu’il soit Grand Fae ou immortel de rang inférieur, doit payer le Tithe. C’est un impôt calculé sur ses richesses et son statut. Le Tithe nous permet d’entretenir le domaine, de payer la solde des sentinelles, les gages des domestiques et la nourriture. En échange, Tamlin protège et aide ses sujets par tous les moyens dont il dispose. Cette année, il a repoussé le Tithe d’un mois afin de laisser à son peuple le temps de réunir des fonds et de célébrer la fin de la malédiction. Mais bientôt, des émissaires de chaque village ou clan viendront acquitter le Tithe. En tant qu’épouse de Tamlin, vous devrez présider cette cérémonie à son côté. Vous devrez le regarder rendre ses jugements, ce qui ne sera pas toujours plaisant. Si quelqu’un n’a pas réglé l’impôt dans le délai de trois jours qu’il lui aura concédé, il se lancera à sa poursuite. Les Grandes Prêtresses lui accordent des droits de chasse sacrée à cette occasion. J’étais horrifiée par cette brutalité et j’aurais voulu l’exprimer, mais le regard de Lucien m’arrêta. – Laissez-lui le temps, Feyre, reprit Lucien. Finissons-en avec le mariage, puis avec le Tithe, et alors… nous verrons. – Je lui ai laissé le temps. Je ne peux pas rester éternellement confinée au palais. – Il le sait, même s’il ne vous le dit pas. Faites-moi confiance, Feyre. Après le massacre de sa famille, il ne peut que s’inquiéter pour votre sécurité : vous devez vous montrer compréhensive. Il a perdu trop d’êtres qui lui étaient chers… comme nous tous. Chacune de ses paroles était comme de l’huile jetée dans le feu de mes entrailles. – Je ne veux pas épouser un Grand Seigneur, dis-je. Je veux seulement épouser Tamlin. – L’un est indissociable de l’autre. Tamlin est ce qu’il est. Il voudra toujours vous protéger, que cela vous plaise ou non. Parlez-en avec lui, Feyre, et vous comprendrez. Nos regards se rencontrèrent et un muscle frémit sur la mâchoire de Lucien. – Ne me demandez pas de choisir, dit-il. – Mais vous me cachez des choses. – Tamlin est mon Grand Seigneur. Feyre, une chance unique nous est offerte de reconstruire ce monde. Je ne veux pas entacher cette renaissance en trahissant la confiance de Tamlin. Même si vous… Il se tut soudain. – Même si je quoi ? Lucien pâlit et passa la main dans la crinière de sa jument. – Quand mon père a assassiné celle que j’aimais, mes frères m’ont forcé à tout voir, dit-il. Rien ni personne ne pouvait la ressusciter : ni sorts ni Grands Seigneurs. Je n’ai jamais oublié le moment où j’ai entendu son cœur cesser de battre. Tamlin a reçu ce qui m’a été refusé, reprit doucement Lucien. Nous avons tous entendu votre nuque se briser, mais vous avez eu la chance de revivre. Et Tamlin fera désormais l’impossible pour vous protéger, même si cela implique de garder des secrets et d’observer des règlements qui vous déplaisent. Ne lui demandez pas de céder là-dessus… pas pour le moment. Je ne trouvai rien à répondre. Laisser du temps à Tamlin pour s’adapter… c’était le moins que je pouvais faire. Le vacarme du village dominait le chant des oiseaux bien avant notre arrivée : les heurts des marteaux sur les clous, les ordres hurlés, le beuglement du bétail… Le village était à demi reconstruit, tout en jolis bâtiments de bois et de pierre et en granges pour les vivres et le bétail. Les seules constructions achevées étaient le grand puits au centre du village et ce qui ressemblait à une taverne. L’apparente normalité de Prythian, ses ressemblances avec le royaume des mortels me surprenaient encore : il aurait pu s’agir de mon village, de l’autre côté du mur. Celui-là était bien plus beau et plus neuf, mais ils avaient des points communs. Et je me sentais aussi étrangère que de l’autre côté du mur alors que Lucien et moi avancions au milieu du désordre général. Tout le monde s’interrompait dans son travail ou sa flânerie pour nous regarder. Pour me regarder. Comme si le silence avait déferlé en ondes sur le village, tous les bruits s’éteignirent jusque dans ses recoins les plus reculés. – Feyre Rompt-le-Sort, chuchota quelqu’un. J’avais un nouveau nom, semblait-il. Je me félicitai de porter une tunique à manches longues et des gants dissimulant mes tatouages. Lucien s’arrêta devant un Grand Fae mâle qui semblait diriger la construction d’une maison près du puits. – Nous sommes venus vous prêter main-forte, déclara-t-il assez haut pour que tout le monde puisse entendre. Nous sommes à votre disposition pour la journée. Le Grand Fae pâlit. – Je vous remercie, monseigneur, répondit-il, les yeux agrandis à ma vue, mais nous n’avons pas besoin d’aide. Nous sommes quittes. – Je vous en prie, insista Lucien en inclinant la tête avec grâce, nous devons partager avec vous l’effort de reconstruction. Ce serait un honneur pour nous. – Nous sommes quittes, répéta le Grand Fae en secouant la tête. Il en alla de même à chacune de nos haltes au village. Lucien descendait de cheval, proposait notre secours et recevait des refus empreints de déférence. Vingt minutes après notre arrivée, nous repartions dans l’ombre des bois. – Vous a-t-il laissé m’emmener ici pour me dissuader d’offrir mon aide ? demandai-je rudement à Lucien. – Non, c’est moi qui ai pris cette initiative, précisément pour cette raison. Ces gens ne veulent pas de votre aide et n’en ont pas besoin. Votre présence les trouble car elle leur rappelle tout ce qu’ils ont enduré. – Ils n’étaient pas Sous la Montagne, répondis-je, accusant le coup. Je n’ai reconnu aucun d’eux. – Non. Seuls les nobles et les riches avaient le droit de résider Sous la Montagne. Les autres étaient emprisonnés dans des camps… un réseau de souterrains Sous la Montagne. Des milliers d’entre eux ont vécu entassés dans des chambres et des couloirs sans lumière pendant cinquante ans. – Personne ne m’en a jamais rien dit… – Il était interdit d’en parler. Certains sont devenus fous et en ont attaqué d’autres quand Amarantha oubliait de les faire nourrir. Certains ont formé des bandes qui écumaient les camps et se livraient à… des atrocités. Maintenant, tous ces gens essaient de reprendre une vie normale… Je sentis la bile me brûler la gorge. Je songeai que mon mariage… Oui, peut-être ce mariage marquerait-il le début d’une guérison. Mais mes perceptions étaient comme étouffées sous un voile qui noyait tout : bruits, goûts, sensations… – Je sais que vous voulez les aider, reprit Lucien. Je suis navré… Je l’étais autant que lui. L’éternité de mon existence d’immortelle s’ouvrait devant moi. Je me laissai envahir par cette sensation de néant.

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Chapitre 2 –  Je veux y aller. – Non. Je croisai les bras, dissimulant ma main tatouée sous mon biceps droit, et écartai légèrement les pieds sur le sol en terre battue des écuries. – Cela fait trois mois maintenant, il ne s’est rien passé et le village est à moins de cinq lieues… – Non. Le soleil de ce milieu de matinée faisait briller les cheveux dorés de Tamlin tandis qu’il bouclait sur sa poitrine son baudrier garni de poignards. Son visage à la beauté rude était exactement tel que je l’avais rêvé durant les longs mois au cours desquels il avait porté un masque. Mais il était maintenant fermé et ses lèvres ne formaient plus qu’une mince ligne. Derrière lui, assis sur sa jument pommelée et escorté de trois sentinelles, Lucien secouait la tête en signe d’avertissement et son œil métallique semblait me dire : Ne le pousse pas à bout. Mais alors que Tamlin se dirigeait vers son étalon noir, je serrai les dents et le rejoignis. – Le village a besoin de toute l’aide qu’on pourra lui apporter, insistai-je. – Mais les démons d’Amarantha sont encore en liberté, rétorqua-t-il. Il enfourcha sa monture avec souplesse. Je me demandais parfois si ces chevaux n’étaient là que pour préserver une apparence de civilité – ou de normalité. Pour dissimuler qu’il courait plus vite qu’eux et qu’il vivait à demi dans la forêt. Les yeux verts de Tamlin étaient aussi durs que deux éclats de glace. – Je n’ai pas assez de sentinelles pour t’escorter, reprit-il. – Je n’ai pas besoin d’escorte, assurai-je en saisissant la bride de son cheval pour le contraindre à s’arrêter, et dans ce mouvement, l’anneau d’or serti d’une émeraude que je portais au doigt étincela au soleil. Deux mois s’étaient écoulés depuis que Tamlin m’avait demandée en mariage, deux mois pendant lesquels j’avais subi des présentations de fleurs, d’habits, de plans de table et de victuailles. Le solstice d’hiver m’avait offert un bref répit une semaine auparavant, même si j’avais dû échanger la contemplation de dentelles et de soieries contre la sélection de couronnes et de guirlandes. Trois jours de festivités, de libations et d’échanges de cadeaux couronnés par une cérémonie fastidieuse au sommet des collines pendant la nuit la plus longue de l’année. Je n’avais guère prêté attention aux explications qu’on m’avait données sur les origines de ces réjouissances. Tout ce que j’en avais retenu, c’était que je devrais endurer deux cérémonies : l’une au coucher du soleil avant une interminable nuit de festivités en l’honneur de la mort du soleil, l’autre à l’aube pour saluer sa renaissance. J’avais dû rester debout devant l’assemblée de courtisans et d’immortels de rang inférieur pendant que Tamlin enchaînait toasts et discours. J’avais volontairement omis de mentionner que cette nuit était celle de mon anniversaire. J’avais déjà reçu assez de cadeaux et j’en recevrais bien davantage le jour de mon mariage. Je n’avais que faire de tout cela. À présent, deux semaines seulement me séparaient de ce mariage. Je devenais folle à l’idée que je ne pourrais pas sortir du palais, que je n’aurais même pas un jour à moi pour faire autre chose que dépenser l’argent de Tamlin et voir des courtisans ramper devant moi… – Je t’en supplie…, l’implorai-je. Cette reconstruction est si lente… je pourrais chasser pour les villageois, leur apporter à manger… – C’est trop dangereux, décréta Tamlin en remettant en marche son cheval dont la robe luisait comme un miroir sombre. Surtout pour toi. C’était ce qu’il me répétait dans toutes nos discussions, chaque fois que je le suppliais de me laisser aller au village le plus proche pour aider à rebâtir ce qu’Amarantha avait fait brûler des années auparavant. Je le suivis sous le soleil éclatant, dans l’herbe des collines ondulant sous une douce brise. – Les villageois veulent rentrer chez eux, ils ont besoin d’un endroit où ils pourront vivre…, insistai-je. – Ces gens te considèrent comme une bénédiction, comme un guide. S’il t’arrivait quoi que ce soit… Il arrêta son cheval au début du chemin de terre menant aux bois de l’Est. Lucien l’attendait quelques mètres plus loin. – Il ne servira à rien de reconstruire quoi que ce soit si les démons d’Amarantha resurgissent pour tout saccager, reprit-il. – Il y a les défenses… – Elles ont été en partie détruites et certains démons en ont profité pour faire des incursions jusqu’ici. Lucien a abattu cinq nagas hier. Je regardai Lucien, qui fit la grimace. Il ne m’en avait rien dit la veille au soir et quand je lui avais demandé pourquoi il boitait, il avait raconté qu’il était tombé de cheval. J’eus la nausée en pensant aux nagas. Je rêvais encore de leurs faces reptiliennes qui ricanaient quand ils avaient essayé de me dépecer dans les bois. – Je ne peux pas faire ce que je dois faire si je m’inquiète pour ta sécurité, dit doucement Tamlin. – Ne t’inquiète pas pour moi, répondis-je. Je savais que, grâce à ma force et à ma rapidité de Grande Fae, je pourrais toujours me tirer d’affaire. – Je t’en prie… fais-le pour moi, insista Tamlin. Je suis sûr que tu peux aider au palais. Tu pourrais aussi peindre, essayer le nouvel assortiment de couleurs que je t’ai offert pour la fête du solstice. Mais rien ne m’attendait au palais hormis les préparatifs du mariage, car Alis refusait de me laisser lever le petit doigt, par reconnaissance de ce que j’avais fait pour elle, ses neveux et Prythian. Tous les serviteurs se comportaient comme elle, et certains pleuraient encore de joie à ma vue. Quant à la peinture… – Très bien, soufflai-je en me forçant à lui sourire. Fais attention à toi. J’étais terrifiée à l’idée qu’il devrait traquer les monstres qui avaient autrefois servi Amarantha… – Je t’aime, dit-il doucement. Je hochai la tête et répétai cette dernière phrase tandis qu’il rejoignait Lucien. Je ne les regardai pas partir. Je pris tout mon temps pour rentrer le long des haies des jardins, dans le pépiement joyeux des oiseaux et le crissement du gravier sous les semelles légères de mes chaussures. Je détestais les robes chatoyantes qui étaient devenues mon uniforme quotidien, mais je n’avais pas le cœur de l’avouer à Tamlin alors qu’il m’en offrait tant et paraissait si heureux de me voir les porter. Et il avait raison : le jour où je remettrais mon pantalon et ma tunique et troquerais mes bijoux contre des armes, j’enverrais un message sans équivoque dans tout le pays. Je portais donc ces robes et laissais Alis coiffer mes cheveux dans l’espoir d’apporter un peu de paix et de réconfort à tous ces gens. Au moins, Tamlin ne voyait pas d’objection à ce que je porte un poignard à ma ceinture sertie de pierres précieuses. Deux cadeaux de Lucien – le poignard avant ma rencontre avec Amarantha, la ceinture après sa chute. Si vous devez vous armer jusqu’aux dents, autant le faire avec magnificence, m’avait-il dit. Même si la paix devait régner cent ans, je doutais de pouvoir passer un seul jour sans ce poignard. Cent ans… J’avais en effet plusieurs siècles devant moi au côté de Tamlin, dans ce royaume serein et splendide. Là, peut-être retrouverais-je à la longue un certain équilibre. Ou peut-être pas. Je m’arrêtai devant l’escalier du palais couvert de roses et de lierre et regardai à droite, vers la fenêtre qui surplombait la roseraie. Depuis mon retour, je n’étais entrée qu’une fois dans cette pièce qui était mon ancien atelier. Et toutes ces peintures, tout ce matériel, cette toile vierge qui attendait que je déverse sur elle des histoires, des sensations et des rêves… je les avais soudain haïs. J’étais ressortie un instant plus tard de cette pièce et je n’y étais plus retournée. J’avais cessé de classer les couleurs et les textures tout comme de remarquer leur présence. Je supportais à peine la vue des tableaux exposés dans le palais. Une douce voix féminine m’appela depuis le palais dont la porte était grande ouverte, et mes épaules se détendirent un peu. Ianthe… la Grande Prêtresse, Grande Fae et amie d’enfance de Tamlin qui était chargée de la préparation des festivités du mariage. Elle nous adorait, Tamlin et moi, comme si nous étions de nouvelles divinités envoyées par le Chaudron lui-même. Mais je ne m’en plaignais pas. Ianthe connaissait tout le monde, à la cour et au-delà. Elle se tenait à mon côté lors des fêtes et des dîners, et c’était essentiellement grâce à elle que j’avais survécu au solstice d’hiver. Elle avait présidé aux diverses cérémonies et j’avais été ravie de lui abandonner la responsabilité de choisir les couronnes et les guirlandes ainsi que l’argenterie pour chaque repas. Tamlin payait mes vêtements mais c’était elle qui les choisissait. Elle était la bien-aimée de son peuple, ordonnée prêtresse par la main de la Déesse pour le sauver du désespoir et des ténèbres. Quant à moi, je redoutais les jours qu’elle devait consacrer à son temple, aux pèlerins et à ses compagnes. Je relevai d’une main la jupe vaporeuse de ma robe rose pour monter l’escalier en marbre. Je me fis une promesse. La prochaine fois, je saurais convaincre Tamlin de me laisser aller au village.     – Non, nous ne pouvons pas la placer à côté de lui, sinon ils s’étriperont et les nappes seront tachées de sang, déclara Ianthe en fronçant les sourcils, ce qui fit onduler le tatouage de son front représentant les étapes du cycle lunaire. Elle raya le nom qu’elle venait d’inscrire sur le plan de table. Malgré la chaleur, elle gardait son lourd capuchon de prêtresse. Toutes ses semblables portaient des robes ondulantes à plusieurs épaisseurs disposées avec art. La taille fine d’Ianthe était soulignée par une splendide ceinture en argent incrustée de pierres d’un azur limpide et à l’ovale parfait. Et sa capuche était couronnée d’un mince cercle du même métal serti d’une pierre plus grande. Il retenait un voile qu’elle abaissait sur ses yeux quand elle priait, invoquait le Chaudron et la Mère, ou méditait. Elle l’avait un jour baissé pour me le montrer. Il ne laissait voir que son nez et sa bouche pleine et sensuelle. La Voix du Chaudron… Cette vision m’avait troublée, car elle transformait cette Fae brillante et spirituelle en une créature tout autre. Ianthe gardait heureusement presque toujours ce voile relevé. Elle rejetait même parfois son capuchon pour laisser le soleil jouer sur les vagues de ses cheveux dorés. – C’est comme un jeu, expliqua-t-elle en désignant le plan de table. Tous ces pions, luttant pour le pouvoir ou la domination et prêts à verser le sang au besoin. Cela doit être déroutant pour vous, j’imagine. Tant d’élégance et de sauvagerie à la fois. Les Grands Fae n’avaient rien de la noblesse maniérée des mortels. S’ils devaient se battre, l’un d’eux finirait en lambeaux. Autrefois, je tremblais à l’idée de vivre parmi eux. Désormais, je pouvais me battre à leur côté, ou même contre eux si je le voulais. Mais j’étais bien trop observée, surveillée et jugée pour cela. Pourquoi la fiancée du Grand Seigneur apprendrait-elle à combattre alors que la paix était revenue ? Tel avait été l’argument d’Ianthe quand j’avais commis l’erreur d’aborder ce sujet. Je devais reconnaître que Tamlin avait été capable de considérer les deux aspects de la question : en m’initiant au maniement des armes, j’apprendrais à me protéger. Mais si je le faisais, la rumeur s’en répandrait rapidement. – Les humains ne valent guère mieux, répondis-je à Ianthe. Ma sœur Nesta s’adapterait très vite, ici. – Votre famille mortelle va-t-elle vous rejoindre à la cour ? – Non. Je n’aurais même pas envisagé cette possibilité. Je ne voulais pas infliger à ma famille le monde de Prythian ni ma transformation en immortelle. – Mais elle vit tout près du mur, n’est-ce pas ? Si vous y tenez, Tamlin pourrait la faire venir ici en toute sécurité, reprit Ianthe. – Nesta n’acceptera jamais : elle déteste ceux de votre espèce. – Ceux de notre espèce, corrigea doucement Ianthe. Mais nous en avons déjà parlé. Nous sommes anciens, rusés et nous aimons user de mots comme nous le faisons de griffes et de poignards. Chaque parole sortant de votre bouche, chacune de vos phrases sera analysée, jugée, voire retournée contre vous. Restez sur vos gardes, ma dame, ajouta-t-elle comme pour adoucir cet avertissement. Ma dame… personne ici ne savait comment s’adresser à moi : je n’étais pas née Grande Fae. C’étaient les sept Grands Seigneurs de Prythian qui m’avaient ressuscitée et fait don de mon nouveau corps. À ma connaissance, je n’étais pas l’âme sœur destinée à Tamlin : le lien unissant les couples d’immortels pour l’éternité n’existait pas entre nous – ou pas encore. Pour être honnête, je devais reconnaître qu’avec ses cheveux d’or, ses yeux noirs, ses traits raffinés et son corps souple, Ianthe semblait bien mieux assortie à Tamlin que moi ; comme son égale. Son union avec Tamlin, l’union d’un Grand Seigneur et d’une Grande Prêtresse, serait une superbe démonstration de force et apporterait à Ianthe le pouvoir qu’elle désirait sans nul doute acquérir. Les prêtresses présidaient aux cérémonies des Grands Seigneurs ainsi qu’à leurs rituels, consignaient leur histoire et leurs légendes et conseillaient dames et seigneurs sur les questions les plus essentielles comme les plus triviales. Je n’avais pas discerné le moindre soupçon de magie en Ianthe. Mais quand j’avais interrogé Lucien, il s’était renfrogné avant de répondre que les prêtresses puisaient leur magie dans leurs cérémonies, et que ce pouvoir pouvait être mortel si elles le jugeaient bon. Je l’avais observée pendant la fête du solstice d’hiver, à l’affût du moindre signe, en notant sa position face au soleil qui paraissait remplir ses bras levés, sans déceler de magie émanant d’elle ou de la terre. Ianthe était l’une des douze Grandes Prêtresses qui régnaient sur leurs sœurs de Prythian. Quand Tamlin avait annoncé qu’une vieille amie allait revenir pour occuper et reconstruire les temples délabrés bâtis sur nos terres, je m’étais attendue à rencontrer une célibataire d’âge vénérable. L’arrivée d’Ianthe le lendemain avait fait voler mes préjugés en éclats – en particulier sur le célibat. Les prêtresses pouvaient se marier, avoir des enfants et mener joyeuse vie si elles le souhaitaient. Brider leurs instincts, leur féminité et leur magie reviendrait à déshonorer le Chaudron qui les leur avait accordés, m’avait expliqué Ianthe. Si les sept Grands Seigneurs de Prythian gouvernaient le pays du haut de leurs trônes, les douze Grandes Prêtresses le faisaient depuis leurs autels, et leurs enfants étaient aussi puissants et respectés que les héritiers des seigneurs. Ianthe, la plus jeune prêtresse de Prythian depuis trois siècles, restait sans mari, sans enfants et avide de jouir des plus beaux mâles de Prythian. Je me demandais souvent ce qu’on éprouvait quand on était aussi libre et en paix avec soi-même. – Avez-vous choisi la couleur des roses ? reprit Ianthe, me ramenant aux préparatifs du mariage. Blanc ? Rose ? Jaune ? Rouge ? – Non, pas de rouge. Je ne supportais plus cette couleur, qui pour moi restait liée à celle des cheveux d’Amarantha, à tout le sang versé, aux plaies du cadavre de Clare Beddor cloué au mur Sous la Montagne. – Le pourpre irait pourtant bien avec tout ce vert… mais ce serait peut-être trop dans la tonalité de la Cour de l’Automne, commenta Ianthe. – Prenez la couleur que vous voudrez, coupai-je, et elle haussa les sourcils. Malgré sa fonction de Grande Prêtresse, elle n’avait pas été emprisonnée Sous la Montagne, car elle s’était enfuie à temps avec sa famille. Son père, qui était l’un des plus sûrs alliés de Tamlin et capitaine dans son armée, avait flairé le danger à temps et expédié Ianthe, sa mère et ses deux sœurs cadettes à Vallahan, l’un des nombreux territoires des immortels qui s’étendaient de l’autre côté de l’océan. Elles avaient vécu cinquante ans dans une cour étrangère en prenant du bon temps pendant que leur peuple était massacré et réduit en esclavage. Ianthe ne m’en avait jamais parlé et je m’étais bien gardée d’aborder ce sujet avec elle. – Chaque détail de ce mariage sera comme un message envoyé non seulement à Prythian, mais au reste du monde, expliqua-t-elle. Je réprimai un soupir, car ce n’était pas la première fois qu’elle me le disait. – Je sais que vous n’aimez guère votre robe de mariée…, poursuivit-elle. C’était un euphémisme : je détestais l’horreur en tulle qu’elle avait choisie pour moi. Tamlin aussi : il s’était tordu de rire quand je la lui avais montrée dans ma chambre, mais il m’avait assuré que la prêtresse savait ce qu’elle faisait en m’imposant cette tenue. J’aurais aimé protester, choquée qu’il prenne parti pour elle alors qu’il était de mon avis sur la robe, mais j’avais renoncé, pensant que cela n’en valait pas la peine. – C’est la tenue de circonstance, poursuivit Ianthe. J’ai assez longtemps vécu dans les cours de Prythian pour connaître leur mentalité : faites-moi confiance pour ces détails. – Oh, mais je vous fais confiance, répondis-je en embrassant d’un geste les papiers étalés devant nous. Vous vous débrouillez à merveille… contrairement à moi. Les bracelets d’argent d’Ianthe tintèrent, si semblables à ceux que les Enfants des Élus portaient de l’autre côté du mur… je me demandais parfois si ces crétins de mortels les avaient copiés sur ceux des Grandes Prêtresses de Prythian. – Pour moi aussi, ce sera un grand jour, déclara Ianthe en rajustant son diadème d’argent. Nous sommes semblables, vous et moi : jeunes et inexpérimentées parmi tous ces… loups. Je vous suis infiniment reconnaissante, à Tamlin et à vous, de me permettre de présider la cérémonie et de m’avoir invitée à rester à la cour. Les autres Grandes Prêtresses font peu de cas de moi et c’est réciproque, mais… ensemble, murmura-t-elle, à nous trois, nous formerons une puissante alliance. Enfin, à nous quatre, en comptant Lucien, même s’il ne me porte pas dans son cœur, se corrigea-t-elle avec un gloussement. C’était peu de le dire. Ianthe multipliait les tentatives pour attirer Lucien, pour le prendre à part lors de festivités ou de cérémonies, pour lui toucher le bras ou l’épaule, mais il l’ignorait résolument. Quand je lui avais demandé si elle avait des vues sur lui, il m’avait répondu par un regard et un grondement sourd avant de tourner les talons. J’avais interprété cette réponse comme une confirmation. Un mariage avec Lucien serait presque aussi avantageux pour Ianthe qu’une alliance avec Tamlin : le bras droit d’un Grand Seigneur, fils d’un autre Grand Seigneur… tout rejeton né d’une telle union serait puissant et convoité. – Vous savez bien que c’est difficile pour lui… dès qu’il s’agit de femmes, dis-je en adoptant un ton détaché. – Il en a connu en nombre depuis la mort de son amante. – Mais peut-être en va-t-il autrement avec vous… peut-être n’est-il pas prêt pour une telle relation, avançai-je en cherchant mes mots. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il garde ses distances avec vous. Elle réfléchit à ce que je venais de dire et je priai pour qu’elle croie à ces demi-mensonges. Ianthe était ambitieuse, intelligente, belle et audacieuse, mais j’étais sûre que Lucien ne lui pardonnerait jamais d’avoir fui devant le danger sous le règne d’Amarantha. Ianthe hocha la tête. – Vous réjouissez-vous au moins de ce mariage ? demanda-t-elle. – Ce sera le jour le plus heureux de ma vie, répondis-je. Quand Tamlin m’avait fait sa demande, j’avais pleuré de joie, je lui avais répondu oui, mille fois oui, et j’avais fait l’amour avec lui dans la prairie couverte de fleurs sauvages dans laquelle il m’avait emmenée. – Votre union est bénie par le Chaudron. Votre survie aux atrocités qui ont eu lieu Sous la Montagne en est la preuve, déclara Ianthe. Ses yeux étaient fixés sur le tatouage de ma main gauche, et je dus faire un effort pour ne pas la dissimuler sous la table. Le tatouage de son front était à l’encre bleu nuit, en harmonie avec sa tenue féminine et en contraste avec la brutalité raffinée du mien. – Nous pourrions vous trouver des gants, suggéra-t-elle sur le ton de la conversation. Peut-être que ce serait effectivement une réponse sans équivoque, en particulier à celui qui semblait m’avoir oubliée – du moins l’espérais-je de tout mon cœur. – J’y songerai, répondis-je avec un sourire. Je dus prendre sur moi pour ne pas m’enfuir avant la fin de l’heure, mais Ianthe se retira enfin dans sa salle de prière afin de remercier le Chaudron pour la libération de notre pays, mon triomphe et le rétablissement du règne de Tamlin. Je me disais parfois que je devrais lui demander de prier également pour moi. De prier pour que j’apprenne à aimer les robes, les fêtes et mon rôle de jolie mariée rougissante.    J’étais déjà au lit quand Tamlin entra dans ma chambre sans plus de bruit qu’un cerf dans la forêt. Je levai brusquement la tête et tendis la main vers le poignard posé sur la table de chevet. Je me détendis à la vue de ses larges épaules et de la lueur des chandeliers qui dorait sa peau bronzée et voilait d’ombre son visage. – Tu es réveillée ? murmura-t-il. Il avait passé la soirée dans son cabinet à examiner la pile de documents que Lucien lui avait apportée en fin de journée. – Je n’arrive pas à dormir, répondis-je en le regardant entrer dans la salle de bains. Dès que je fermais les yeux, mon corps se contractait et je sentais les murs de la chambre se resserrer autour de moi. J’avais ouvert les fenêtres pour respirer l’air frais, mais je savais que la nuit serait longue. Renversée sur mon oreiller, je l’écoutais faire sa toilette. Il avait gardé sa chambre, jugeant fondamental de me laisser une pièce où me retirer quand je voudrais rester seule, mais il passait chaque nuit à mon côté. Je n’y avais pas encore dormi et je me demandais si cela changerait après notre mariage. Si cela devait arriver, je priais pour ne pas me réveiller en pleine nuit et vomir sur les draps parce que je ne reconnaîtrais pas les lieux. Il ressortit de la salle de bains, ôta sa tunique et sa chemise, et je m’accoudai pour le contempler, les yeux fixés sur les doigts vigoureux et habiles qui défaisaient son pantalon. Ma bouche se dessécha. Mon regard remonta vers son torse musculeux, les méplats de sa poitrine et… – Viens, gronda-t-il d’une voix si rauque que ce mot était à peine discernable. Je repoussai les couvertures, dévoilant ma nudité, et son regard devint avide tandis que je le rejoignais au bord du lit et me dressais vers lui sur mes genoux. Je saisis son visage entre mes mains, encadrant sa peau dorée dans l’ivoire et les volutes noires de mes doigts, et l’embrassai. Il ne me quitta pas du regard pendant ce baiser, même quand je me serrai contre lui et étouffai un soupir en frôlant son ventre. Ses mains calleuses pressèrent mes hanches, puis ma taille tandis qu’il baissait la tête vers moi. La caresse de sa langue sur le contour de mes lèvres me poussa à m’ouvrir complètement. Je gémis et rejetai la tête en arrière pour mieux me livrer à lui. L’une de ses mains descendit le long de mes reins tandis que l’autre se glissait entre nous. C’était l’un de ces moments pendant lesquels il n’existait plus que lui et moi et plus rien ne s’interposait entre nos corps… – Feyre, dit-il, les lèvres contre les miennes, murmurant mon nom comme une prière plus ardente que toutes celles qu’Ianthe avait jamais offertes au Chaudron. La foudre se rua dans mes veines et mes perceptions se réduisirent à celles de ses doigts, de sa bouche, de son corps contre le mien. Quand sa paume pressa l’enchevêtrement de nerfs entre mes cuisses, je hurlai son nom dans le jaillissement du plaisir. La tête renversée, j’inspirai avidement la fraîcheur de l’air nocturne. Un instant plus tard, je fus soulevée, puis déposée doucement sur le lit. Il s’étendit au-dessus de moi, la tête penchée sur ma poitrine. Quand il pressa le bout de l’un de mes seins, j’étreignis son dos et refermai les jambes autour de ses hanches. Voilà ce que je voulais, cela et rien d’autre. – Tamlin, l’implorai-je. Il posa la main sur l’un de mes seins dont il caressa le téton du pouce. Je poussai un cri et il me pénétra d’un seul élan. L’espace d’un instant, je ne fus plus rien ni personne. Nous avions fusionné, nos deux cœurs battant au même rythme, et je me jurai qu’il en serait toujours ainsi. Il se retira de quelques centimètres, les muscles de son dos se contractant sous mes mains, puis s’abattit de nouveau sur moi, en moi, sans répit. Je volai en éclats tandis qu’il se mouvait en murmurant mon nom et en me disant qu’il m’aimait. Quand la foudre parcourut de nouveau mes veines, explosa dans mon crâne, quand je hurlai son nom, il s’abandonna enfin. Je le serrai contre moi en me laissant emporter par chaque vague frémissante, savourant sa force, le poids de son corps et la sensation de sa peau contre la mienne. Pendant un moment, seule notre respiration haletante troubla le silence. Il se laissa rouler sur le flanc et, la tête appuyée sur un poing, traça des cercles nonchalants sur mon ventre et autour de mes seins. – Je suis désolé pour ce matin. – Ce n’est pas grave, je comprends, assurai-je, ce qui n’était pas tout à fait la vérité. Ses doigts tournaient maintenant autour de mon nombril. – Tu es… tu es tout pour moi, dit-il d’une voix à peine distincte. J’ai besoin… je dois être sûr que tu vas bien, que personne ne peut te faire de mal… plus jamais. – Je sais. Et toi ? Qui peut te protéger ? Sa bouche se durcit. Depuis le retour de tous ses pouvoirs, il n’avait besoin de personne pour le protéger, mais je pouvais presque le voir se hérisser au souvenir d’avoir été, des mois durant, le jouet d’Amarantha, ses pouvoirs réduits à un maigre filet comparés à leur étendue réelle. – Bientôt, murmura-t-il alors que ses doigts remontaient vers ma taille, bientôt, tu seras ma femme. Alors tout ira bien et nous pourrons oublier tout cela. Je m’arquai sous ses caresses, réclamant plus, et il eut un rire rauque. Abandonnée aux doigts qui obéissaient à mes appels muets, je m’entendis à peine lui demander : – Comment m’appellera-t-on ? – Pardon ? fit-il en levant la tête. – M’appellera-t-on simplement « la femme de Tamlin », ou aurai-je un titre ? – En veux-tu un ? – Non, mais je ne veux pas qu’on… je ne sais pas si je supporterai qu’on m’appelle « Grande Dame » ou… – Personne ne t’appellera ainsi, répondit-il tandis que sa bouche descendait le long de mon corps, laissant des baisers dans son sillage. Les Grands Seigneurs se marient ou prennent des concubines, mais il n’existe pas de Grande Dame. – Mais la mère de Lucien… – … est la dame de la Cour de l’Automne, de même que toi tu seras la dame de la Cour du Printemps. On s’adressera à toi comme à elle. On te respectera comme elle. – Tu veux dire que la mère de Lucien… – Je ne veux plus entendre un seul nom d’homme sur tes lèvres pour le moment, gronda-t-il avant de poser les lèvres sur mon corps. Je cessai de discuter à son premier coup de langue.y

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Chapitre premier Je vomis dans les toilettes en essayant de ne pas faire de bruit. Seul le clair de lune éclairait la vaste salle de bains en marbre. Tamlin n’avait pas remué à mon réveil en sursaut. Quand j’avais été incapable de distinguer l’obscurité de la chambre de la nuit éternelle des cachots d’Amarantha, quand la sueur froide dont j’étais baignée m’avait rappelé la sensation du sang poisseux des deux immortels sur ma peau, je m’étais ruée dans la salle de bains. J’attendais maintenant que les spasmes qui me secouaient s’évanouissent progressivement comme les rides à la surface d’une eau calme. Ce n’était qu’un cauchemar, l’un de ceux qui me hantaient jour et nuit depuis plusieurs semaines. Il y avait trois mois que nous étions ressortis de Sous la Montagne. Trois mois durant lesquels je m’étais adaptée à mon nouveau corps d’immortelle et à un monde luttant pour se reconstruire après la chute d’Amarantha. Je m’efforçai de respirer régulièrement pour recouvrer mon calme. Quand je me sentis mieux, j’allai me placer sous une fenêtre ouverte par laquelle je pouvais voir le ciel nocturne et sentir la brise caresser mon visage moite. J’appuyai ma tête contre le mur et posai les mains à plat sur la fraîcheur du sol en marbre. Tout cela était bien réel. J’avais survécu. Je m’étais évadée. C’est bien réel, me répétai-je en ramenant mes genoux contre ma poitrine. Je fermai les poings si fort que mes ongles entaillèrent presque mes paumes. La force des immortels était plus une malédiction qu’un don. Pendant les trois jours qui avaient suivi mon retour à la Cour du Printemps, j’avais plié ou froissé chaque pièce d’argenterie qui m’était passée entre les mains. Gênée par la longueur insolite de mes jambes, j’avais trébuché si souvent qu’Alis avait ôté tous les objets de valeur de mes appartements, et j’avais brisé pas moins de cinq portes en verre en les fermant trop fort. Je dépliai mes doigts. Ma main droite était blanche et lisse, une vraie main de Fae. J’examinai sur le dos de ma main gauche les volutes des tatouages qui recouvraient mes doigts et se prolongeaient sur mon poignet et mon avant-bras. Leur encre sombre semblait boire l’obscurité de la salle. L’œil gravé au centre de ma paume paraissait m’observer, calme et rusé comme celui d’un chat. Sa pupille était plus dilatée que dans la journée, peut-être pour s’adapter à l’intensité de la lumière comme n’importe quel œil… Je les foudroyai du regard, lui et l’être qui m’épiait peut-être à travers ce tatouage. J’étais sans nouvelles de Rhysand depuis mon retour. Je n’avais pas osé poser de questions ni à Tamlin, ni à Lucien, ni à personne, de crainte de faire resurgir le Grand Seigneur de la Cour de la Nuit… Et de lui rappeler le marché de dupes que j’avais conclu avec lui Sous la Montagne : je devais passer une semaine par mois avec lui depuis qu’il m’avait sauvé la vie. Mais même si Rhysand avait miraculeusement oublié ce marché, moi, je ne le pourrais jamais. Tamlin, Lucien… Personne ne le pourrait. Pas avec ce tatouage. Rhysand était l’ennemi de Tamlin et de toutes les autres cours de Prythian. Rares étaient ceux qui, après avoir franchi les frontières de la Cour de la Nuit, avaient survécu. Aucun étranger à cette cour n’aurait pu vraiment décrire la région la plus septentrionale de Prythian. On savait seulement qu’elle n’était que montagnes, ténèbres, étoiles et désolation. En ce qui me concernait, je n’avais pas eu le sentiment d’être l’ennemie de Rhysand lors de notre dernière entrevue qui avait suivi la mort d’Amarantha. Je n’avais raconté à personne cette rencontre, ce qu’il m’avait dit et ce que je lui avais confié. Réjouissez-vous de posséder un cœur humain, Feyre. Et plaignez ceux qui ne ressentent rien. Je serrai le poing pour ne plus voir l’œil tatoué sur ma paume, me levai et allai me rincer la bouche et me rafraîchir le visage. J’aurais aimé ne rien ressentir. J’aurais aimé que mon cœur devienne immortel, comme le reste de mon corps. Quand je regagnai la chambre, Tamlin dormait toujours, étalé sur le matelas. J’admirai un instant les muscles puissants de son dos nimbé de clair de lune, ses cheveux d’or que j’avais emmêlés quand nous avions fait l’amour quelques heures plus tôt. Pour lui, je m’étais sacrifiée et j’avais vendu mon âme avec joie. Et maintenant, j’avais l’éternité devant moi pour en payer le prix. Les draps étaient redevenus frais et secs quand je me glissai dans le lit. Je me recroquevillai et tournai le dos à Tamlin. Sa respiration était profonde et régulière… mais mon ouïe de Fae percevait parfois un arrêt entre deux souffles, le temps d’un battement de cœur. Dans ces moments-là, je n’osais jamais lui demander s’il était réveillé. Il ne se réveillait jamais quand les cauchemars m’arrachaient au sommeil, quand je vomissais tripes et boyaux nuit après nuit. S’il avait entendu quoi que ce soit, il n’en disait rien. Je savais que des rêves semblables l’éveillaient en sursaut aussi souvent que moi. La première fois que c’était arrivé, j’avais essayé de lui parler, mais il s’était dégagé et avait repris sa forme animale toute de fourrure, de griffes, de cornes et de crocs. Pendant le reste de la nuit, il avait monté la garde au pied du lit. Il avait passé de nombreuses nuits ainsi, depuis lors. Par un accord tacite, Tamlin et moi refusions de laisser la victoire à Amarantha en admettant qu’elle nous tourmentait encore dans notre sommeil. Et puis il était plus facile de ne pas s’expliquer. De ne pas lui confier qu’en le libérant, en sauvant son peuple et tous ceux de Prythian, je m’étais détruite. Et je pressentais que je n’aurais pas assez de toute l’éternité pour me reconstruire

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Chapitre 13

Je me réveillai au soleil et au grand air, entourée uniquement du ciel limpide et des sommets neigeux. Rhysand se prélassait dans un fauteuil près du canapé sur lequel j’étais allongée. Il contemplait les montagnes avec une expression étrangement solennelle. Quand je déglutis, il tourna vivement la tête vers moi. Je ne lus aucune bonté dans son regard, qui n’exprimait qu’une fureur glaciale et sans fin. Mais quand il cilla, elle céda la place à ce qui était peut-être du soulagement et de la lassitude. Et cette pâle lumière qui réchauffait les dalles en pierre de lune… l’aube pointait. Je préférais ignorer combien de temps j’étais restée inconsciente. – Que s’est-il passé ? Ma voix était rauque comme si j’avais longtemps hurlé. – Vous avez effectivement hurlé, répondit Rhysand. Pour l’instant, je me moquais bien que mon bouclier mental soit levé, abaissé ou réduit en miettes. – Et vous avez terrorisé chaque serviteur et chaque sentinelle de Tamlin quand vous vous êtes drapée dans les ténèbres, poursuivit-il. – Ai-je fait du mal à… ? – Non. Ce que vous avez fait n’a eu d’incidence que sur vous. – Vous n’étiez pas… – Selon la loi, les choses auraient été bien plus compliquées si c’était moi qui m’étais introduit dans ce palais pour vous enlever, expliqua Rhysand en étirant ses longues jambes. C’est Mor qui a dû entrer, plonger les sentinelles dans l’inconscience et vous transporter au-delà de la frontière dans une autre cour afin que je puisse vous ramener ici. Sinon, Tamlin aurait été en droit d’envoyer ses troupes sur mon territoire pour vous reprendre. Et comme je n’ai aucun intérêt à ce qu’une guerre éclate à Prythian, nous avons dû agir selon les règles. – Mais quand je rentrerai…, commençai-je. – Comme votre présence ici n’a aucun rapport avec notre marché, rien ne vous oblige à retourner là-bas, sauf si vous le désirez. Je ressentis un calme surprenant, comme si le vide s’était fait en moi. – Il m’a enfermée dans ce palais, dis-je. L’ombre d’ailes puissantes se déploya derrière le fauteuil de Rhysand, mais quand il reprit la parole, son visage était calme. – Je sais. J’ai perçu votre détresse, même si votre bouclier était en place… pour une fois. – Je n’ai plus d’autre refuge qu’ici, déclarai-je en le regardant dans les yeux. C’était à la fois une question et une prière. Il agita la main et ses ailes s’évanouirent. – Vous pouvez rester ici aussi longtemps que vous le voudrez, répondit-il. Pour toujours si vous en avez envie. – Je… je devrai rentrer tôt ou tard. – Il vous suffira de le dire. Et il était sincère, même si je devinais à la fureur qui dansait dans ses yeux que cette idée lui répugnait. Il me ramènerait à la Cour du Printemps dès que je le lui demanderais. Il me ramènerait à ce silence, ces sentinelles et une existence vouée aux mondanités. – Je vous ai fait une proposition à votre arrivée ici, reprit Rhysand. Si vous m’aidez, vous aurez le gîte et le couvert, des vêtements… Tout. Je me souvins d’avoir été à peine plus qu’une mendiante autrefois, et à l’idée de le redevenir… Je regardai les montagnes comme si, au-delà, je pouvais voir la Cour du Printemps qui s’étendait au sud. Tamlin serait furieux. Il réduirait son palais en poussière… Mais il m’avait enfermée dedans. Soit il ne comprenait rien à ce que j’étais, soit ce qui était arrivé Sous la Montagne l’avait brisé, mais… il m’avait emprisonnée. – Je ne retournerai pas là-bas, décrétai-je. Pas avant d’y voir plus clair. Je ne voulais surtout rien précipiter. Peut-être que Tamlin se rétablirait, guérirait de son angoisse de me perdre. Peut-être que je me remettrais un jour de ce que j’avais vécu Sous la Montagne… Mais j’étais certaine que si je restais enfermée dans le palais de la Cour du Printemps, cela ne ferait qu’achever ce qu’Amarantha avait commencé et me détruirait pour de bon. Rhysand fit surgir de nulle part une timbale de thé chaud et me la tendit. – Buvez, me dit-il. Je la saisis et laissai sa chaleur imprégner mes doigts rigides. Il me regarda boire une gorgée, puis tourna de nouveau la tête vers les montagnes. J’avalai une deuxième gorgée et sentis un goût de menthe, de réglisse et d’une autre herbe. Peut-être ne rentrerais-je jamais à la Cour du Printemps. Peut-être n’étais-je jamais revenue de Sous la Montagne. Après avoir bu la moitié de mon thé, je cherchai quelque chose à dire pour rompre le silence qui m’oppressait. – Ces ténèbres que j’ai fait surgir… est-ce le pouvoir que vous m’avez donné pour me sauver? demandai-je. – On peut raisonnablement le supposer. – Ai-je également des ailes ? poursuivis-je après avoir vidé la timbale. – Si vous avez hérité du pouvoir de métamorphose de Tamlin, peut-être pourrez-vous en faire surgir. Je frissonnai à cette idée et au souvenir des griffes qui avaient jailli de mes doigts en présence de Lucien. – Et les autres Grands Seigneurs ? La glace vient de la Cour de l’Hiver. Mais ce mur invisible que j’ai fait surgir, de qui me vient-il ? Il semblait fait de vent solide… Quels sont les pouvoirs que les autres Grands Seigneurs m’ont transmis ? Et le tamisage ? Est-il commun à tous ? – Le mur de vent vient probablement de la Cour du Jour, répondit Rhysand. Le tamisage ne dépend d’aucune cour en particulier, mais seulement de votre propre pouvoir… c’est avant tout une question d’entraînement. Quant aux autres dons que vous avez hérités… à vous de les découvrir, je suppose. – J’aurais dû me douter que votre bonne volonté serait de courte durée, lançai-je. Il ricana puis se leva et s’étira comme s’il avait passé la nuit assis dans ce fauteuil. – Reposez-vous un jour ou deux, Feyre. Et réfléchissez à ce que vous voudrez faire. J’ai des affaires à régler dans une autre région. Je serai de retour vers la fin de la semaine. Malgré tout le temps que j’avais passé à dormir, je ressentais une lassitude profonde dans mon corps comme dans mon cœur. Comme je ne répondais pas, Rhysand s’éloigna entre les piliers de pierre de lune. Je compris soudain que je passerais les prochains jours avec l’horreur de mes propres pensées pour seule compagnie. Avant même de réfléchir, je laissai échapper : – Emmenez-moi. Rhysand s’arrêta entre deux rideaux de soie violets, puis se retourna lentement. – Vous feriez mieux de vous reposer, observa-t-il. – Je me suis assez reposée. Je posai ma timbale sur la table et me levai. La tête me tournait un peu. Quand avais-je mangé pour la dernière fois ? – Où que vous alliez, quoi que vous fassiez, emmenez-moi. Je me tiendrai tranquille. Je vous en prie…, implorai-je. Je détestai aussitôt cette dernière phrase, qui n’avait même pas pu fléchir Tamlin. Rhysand demeura un instant silencieux, puis il s’approcha de moi de ses amples foulées qui semblaient dévorer l’espace. Son visage était dur comme la pierre. – Si vous m’accompagnez, vous ne pourrez plus revenir en arrière : il vous sera interdit de raconter ce que vous avez vu à toute personne étrangère à ma cour, déclara-t-il. Car si jamais vous le faites, des gens… des gens de ma cour mourront. Si vous retournez à la Cour du Printemps, vous ne pourrez parler à quiconque de ce que vous aurez vu ni des personnes que vous aurez rencontrées. Si vous ne voulez pas garder le secret vis-à-vis de… de vos amis, restez ici. Rester seule ici ou prisonnière à la Cour du Printemps… – Emmenez-moi, répétai-je. Je ne parlerai à personne de ce que je verrai. Même pas à… Je m’interrompis, car prononcer son nom était au-dessus de mes forces. Rhysand m’observa un instant, puis m’adressa un demi-sourire. – Vous avez dix minutes pour vous rafraîchir avant notre départ, annonça-t-il, ce qui était sans doute une manière polie de me laisser entendre que j’avais l’allure d’un cadavre. – Où allons-nous ? Le sourire de Rhysand s’élargit. – À Velaris, la cité des Étoiles, répondit-il.     Dès que j’entrai dans ma chambre, la sensation de vide que j’avais déjà éprouvée resurgit, mettant un terme aux questions que j’aurais pu me poser sur ce voyage. Amarantha avait tout détruit. S’il existait encore une ville à Prythian, c’était sans aucun doute un champ de ruines. Je me plongeai dans mon bain et me récurai en vitesse, puis passai les habits posés sur mon lit. Je m’efforçais de ne plus penser à ce que Tamlin avait voulu faire, à ce qu’il avait fait – et à ce que j’avais moi-même accompli. Quand je redescendis dans le grand atrium, Rhysand, adossé à l’un des piliers, se nettoyait les ongles. – J’ai attendu un quart d’heure, déclara-t-il simplement avant de me tendre la main. Le vent et la nuit filèrent devant nous tandis qu’il nous emportait à travers l’univers… Ce fut la lumière du soleil et non celle des étoiles qui nous accueillit. Je cillai sous son éclat aveuglant, et découvris que je me trouvais dans l’entrée d’une demeure. Un somptueux tapis rouge recouvrait la marche que je descendis, m’écartant de Rhysand. Je contemplai des lambris aux teintes chaudes, des œuvres d’art et un grand escalier à la rampe en chêne devant moi… J’entrevis sur ma gauche un salon à la cheminée en marbre noir, au mobilier confortable, élégant mais usé, et aux murs couverts de rayons de livres. Sur ma droite, il y avait une salle à manger avec une longue table en cerisier à laquelle dix personnes pouvaient s’asseoir, mais qui paraissait petite comparée à celle du palais de Tamlin. Le long de l’étroit couloir au-devant de nous, je remarquai d’autres portes dont l’une devait ouvrir sur une cuisine. Nous étions dans un hôtel particulier. J’en avais visité un enfant, quand mon père m’avait emmenée lors de l’un de ses voyages d’affaires dans la plus grande ville de notre région. Cet hôtel appartenait à l’un de ses clients, un homme fabuleusement riche. C’était une demeure splendide, mais conventionnelle et étouffante. Je me souvenais encore de son odeur de café et d’antimite. Mais celle-là… il était visible qu’on y avait longtemps vécu et qu’on l’aimait. Et elle était dans une grande ville

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Il fallait que je sorte de ce palais et que j’agisse. Si les villageois refusaient mon aide, je pourrais toujours faire autre chose. J’allais en parler à Tamlin quand la porte du cabinet s’ouvrit à la volée et Tamlin et Lucien en surgirent armés de pied en cap. Ianthe restait invisible. – Vous partez déjà ? – Il y a de l’agitation sur la côte occidentale, la frontière la plus proche d’Hybern, m’expliqua-t-il. Je dois m’y rendre. – Puis-je vous accompagner ? demandai-je, ce qu’en temps ordinaire je n’aurais jamais osé faire de manière aussi directe. Tamlin s’arrêta tandis que Lucien poursuivait son chemin vers le portail grand ouvert en réprimant une grimace. – C’est trop dangereux. Je suis désolé, répondit Tamlin. Il tendit la main vers moi, mais je reculai. – Je saurai me cacher si nécessaire. Emmène-moi, je t’en prie… – Je ne veux pas courir le risque que nos ennemis t’enlèvent. Quels ennemis ? pensai-je. Dis-le-moi. Parle-moi. Je regardai Lucien qui attendait dans l’allée, devant l’entrée. Pas de chevaux en vue. Peut-être pourrais-je marcher à leur rythme. En attendant un peu après leur départ, je… – N’y pense même pas, m’avertit Tamlin. N’essaie pas de nous suivre. – Je peux me battre, assurai-je, ce qui était un demi-mensonge : l’art de la survie n’était pas une formation au combat. Je t’en prie… Il y aura toujours des menaces. Il y aura toujours des affrontements, des ennemis, des raisons de me confiner ici. – Tu fermes à peine l’œil la nuit, dit-il doucement. – Toi aussi, ripostai-je. Tu m’avais promis, insistai-je, et ma voix se brisa. J’ai besoin de sortir d’ici… – Demande à Bron de vous emmener en promenade, Ianthe et toi… – Je ne veux pas me promener ! Je ne veux pas faire de pique-niques ni cueillir des fleurs. Je veux agir. Emmène-moi. La jeune fille qui avait eu faim de sécurité et de confort était morte Sous la Montagne. J’étais morte sans que personne n’ait pu rien faire pour moi. Après mon retour à la vie, j’avais décidé d’assurer moi-même ma protection. Et je ne voulais pas renoncer à cette part de moi-même qui s’était éveillée et transformée Sous la Montagne. Je ne le pouvais pas. Je n’étais plus la jeune fille qui aspirait à être entourée et dorlotée, qui rêvait de luxe et de facilité. Et j’aurais été incapable de redevenir docile. – Si je t’emmenais, ton manque d’expérience au combat nous mettrait tous en danger, répondit Tamlin. À ces mots, j’eus l’impression qu’on me frappait à coups de pierre et je sentis quelque chose se briser en moi. Je relevai le menton. – Je viens, que tu le veuilles ou non, décrétai-je. – Non. Tamlin franchit le portail et descendit les marches du porche. Quand j’atteignis le seuil à mon tour… je me heurtai à un mur invisible. Je reculai en titubant, frappée de stupeur. Ce mur était semblable à celui que j’avais érigé entre Tamlin et moi quand nous nous étions disputés. Mais à l’évidence, celui-ci n’émanait pas de moi. Je tendis la main et rencontrai une résistance physique. – Tamlin, appelai-je d’une voix rauque. Mais il était déjà dans l’allée et il avait presque rejoint la grille. Lucien, très pâle, était encore en bas du porche. – Tamlin ! répétai-je, mais il ne se retourna même pas. – N’essayez pas de sortir, dit doucement Lucien alors que Tamlin disparaissait au loin. Il a érigé un mur invisible autour du palais. Vous ne pourrez en sortir que lorsqu’il lèvera cette protection. Il m’avait enfermée… Je frappai le mur – en vain. – Soyez… patiente, Feyre, reprit Lucien en s’éloignant visiblement à contrecœur. Je vous en prie… j’essaierai encore de lui parler. Je l’entendis à peine, tellement le sang rugissait dans mes oreilles. Je me ruai vers la fenêtre la plus proche et l’ouvris. Une brise fraîche me caressa le visage et je tendis la main, mais mes doigts rencontrèrent un mur lisse et solide. Je me sentais de plus en plus oppressée. J’étais emprisonnée dans ce palais comme je l’avais été Sous la Montagne. J’aurais aussi bien pu me retrouver dans ce cachot… Il m’avait prise au piège. Je ne distinguais plus le marbre du sol, les tableaux exposés aux murs, l’escalier en colimaçon derrière moi. Je n’entendais plus les pépiements des oiseaux ni la brise soufflant dans les rideaux. Soudain, des ténèbres suffocantes jaillirent dans un rugissement, dévorant tout sur leur passage. Je m’effondrai à terre et me recroquevillai sur moi-même. Je devais sortir d’ici… J’entendis de très loin hurler mon nom. C’était la voix d’Alis… Mais j’étais enfermée dans un cocon de ténèbres, de feu, de glace et de vent qui fit fondre l’anneau passé à mon doigt. L’or en fusion se dispersa dans le vent et l’émeraude s’envola dans son sillage. Je me drapai dans cette force déchaînée comme si cela pouvait empêcher les murs de me broyer et m’aider à respirer de nouveau… Mais je ne pouvais plus sortir. J’étouffais…     Des mains fines et vigoureuses me saisirent sous les épaules. Je n’avais plus la force de me débattre. L’une des mains se glissa sous mes genoux, l’autre dans mon dos et je me sentis soulevée et serrée contre ce qui était à n’en pas douter un corps féminin. Je ne la voyais pas et je ne voulais pas la voir. Amarantha… Elle était revenue pour m’achever. J’entendis un murmure de conversation. Deux voix de femmes. Mais aucune n’était celle d’Amarantha. – Je vous en supplie… prenez bien soin d’elle, dit Alis. – Estimez-vous heureuse que notre Grand Seigneur ne soit pas venu avec nous, répondit Mor. Vos gardes auront très mal au crâne à leur réveil, mais ils survivront. Mor m’emporta. Je pouvais de nouveau respirer et j’entrevis la porte du jardin vers laquelle elle se dirigeait. J’allais prendre la parole, mais elle me devança. – Avez-vous vraiment cru que son mur invisible nous empêcherait de vousrejoindre ? demanda-t-elle. Rhys l’a brisé en un clin d’œil. Mais je ne voyais Rhysand nulle part. Les ténèbres nous enveloppèrent et je m’accrochai à Mor en suffoquant. – Vous êtes libre, me dit-elle fermement. Pas en sécurité ni protégée… mais libre. Elle traversa le jardin, les prés verdoyants, gravit puis redescendit une colline et entra dans une grotte. Je dus me débattre, car elle me répéta : « Vous êtes libre » alors que l’obscurité nous engloutissait. Une fraction de seconde plus tard, elle émergea dans la lumière du soleil, une lumière vive au parfum de fraise et d’herbe. Je me demandai un instant si nous étions à la Cour de l’Été, quand… Un grondement sourd et féroce déchira l’air au-devant de nous et fendit l’obscurité qui m’enveloppait. – J’ai tout fait dans les règles, annonça Mor. Je passai de ses bras à d’autres et me débattis de nouveau, luttant pour recouvrer ma respiration. – Alors nous n’avons plus rien à faire ici, déclara Rhysand. Le vent m’emporta dans un tourbillon de ténèbres. Et puis une douce nuée nocturne me caressa, apaisante, jusqu’à ce que je puisse enfin respirer et m’abandonner au sommeil.

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J’avais survécu au middengard et à Amarantha. Et j’avais reçu des pouvoirs – des pouvoirs considérables.

J’avais la vigueur d’une immortelle.

Je frappai la brique de toutes mes forces. La Tisserande poussa un cri aigu quand les débris plurent sur elle.

Je n’étais pas un animal, sauvage ou apprivoisé, ni une marionnette.

J’étais une survivante et j’étais forte.

Je ne serais plus jamais faible et désemparée. Je ne plierais plus jamais. Je ne me laisserais plus jamais domestiquer. 

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