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Liste des extraits

J'étais enfermée dans un cocon de ténébres, de feu, de glace et de vent qui fit fondre l'anneau passé à mon doigt. L'or en fusion se dispersa dans le vent et l'emeraude s'envola dans son sillage. Je me drapai dans cette force déchainé comme si cela pouvait empêcher les murs de me briser et m'aider à respirer de nouveau.

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Il m’apparut dans toute sa puissance et remplit la chambre, le monde et mon âme des ténèbres scintillantes de sa magie, d’étoiles, de vent et d’obscurité, de paix, de rêves et du tranchant des cauchemars.

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I was the butcher of innocents, and the savior of a land.

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page 530 SPOILER

" -Quand on reste assez longtemps prisonnier des ténèbres, on découvre un jour qu'elles vous sont devenus familières," répondis-je à Lucien.

[. . .]

Je lui adressai un petit sourire.

" -La jeune mortelle que vous avez connue a disparue Sous la Montagne et je n'ai pas l'intention de passer mon existence d'immortelle au pied d'un Grand Seigneur."

" -Feyre. . .," commença Lucien.

" -Dites à Tamlin que je pourchasserai tous ceux qu'il enverra sur ces terres et qu'il verra alors l'enseignement que j'ai tiré des ténèbres."

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Rhysand s’approcha de moi et je me préparai à sentir son odeur, sa chaleur, l’impact de son pouvoir. Il posa les mains à plat sur la commode de part et d’autre de moi, mais je refusai de reculer d’un millimètre.

– Vous avez une mission à remplir ici, Feyre, dit-il. Une mission qui doit rester secrète. Faites tout ce qu’il faudra, mais emparez-vous de ce Livre sans vous faire prendre.

Je n’étais pas stupide et je savais que cette mission était dangereuse. Le ton sur lequel il me parlait et le regard qu’il m’adressait m’irritaient. 

« – Tout ce qu’il faudra, vraiment ? lançai-je, et il haussa les sourcils. Si je mettais Tarquin dans mon lit pour obtenir ce que je veux, qu’en diriez-vous ?

Ses yeux flamboyèrent et se fixèrent sur ma bouche. Le bois de la commode grinça sous la pression de ses mains. J’attendis, le cœur battant violemment. Son regard rencontra le mien.

– Vous êtes libre de faire ce que vous voulez avec qui vous voulez, répondit-il. Si vous voulez le mettre dans votre lit, allez-y : je n’y verrai aucune objection.

– Je le ferai peut-être.

Je réprimai mon envie de le traiter de menteur pour ses dernières paroles.

– Très bien, fit-il et son haleine caressa ma bouche.

– Très bien, répétai-je, consciente de chaque centimètre qui nous séparait, de cette distance de plus en plus réduite, de l’électricité dont l’air se chargeait à chacun de nos mouvements. 

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« Il ouvrit le tiroir de la commode et en tira de la lingerie en dentelle noire qu’il fit danser devant mes yeux.

– Je suis surpris que vous n’ayez pas exigé des sous-vêtements plus décents, commenta-t-il avec un gloussement.

Je marchai droit sur lui et lui arrachai le linge des mains.

– Faites attention : vous bavez sur le tapis »

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Incrustée de minuscules pierres d'un bleu si pâle qu'elles étaient presque blanches, elle soulignait chaque courbe de mon corps avant de couler sur le sol comme de la lumière d'étoile en fusion. Les longues manches qui gainaient mes bras se terminaient par des ourlets de diamants. Le col était montant, mais la robe était si moulante qu'elle était à la limite de l'indécence. Mes cheveux, retenus en arrière par deux peignes d'argent et de diamants tombaient dansmon dos. Quand je me retrouvai seule devant le miroir, je songeai que je devais ressembler à une étoile tombée du ciel

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– Tu as cru que je le suivrais ? demandai-je.

Il cessa de mastiquer et abaissa sa fourchette.

– J’ai entendu tout ce que vous vous êtes dit, répondit-il. Je savais que tu

étais capable de te défendre, mais… J’avais décidé que si tu le suivais, je m’en accommoderais car c’était ton droit.

– Et s’il m’avait enlevée ?

– J’aurais mis l’univers sens dessus dessous pour te ramener, déclara-t-il.

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Peut-être qu'en drapant ses ailes autour de moi et en m'écrivant de petits mots, Rhysand avait empêché l'arme que j'étais de se briser.

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Chapitre 49 Je me réveillai au chaud, calme et reposée. Et en sécurité. La lumière du soleil brillait à travers le carreau sale de la fenêtre, illuminant l’aile rouge et or que j’avais devant les yeux et qui m’avait protégée du froid. Les bras de Rhysand étaient noués autour de moi et sa respiration était profonde et régulière. Je savais qu’il était rare pour lui de pouvoir dormir aussi profondément et paisiblement. Je me retournai doucement pour lui faire face sans le réveiller et ses bras se resserrèrent légèrement autour de moi comme pour me retenir. Quand je posai ma tête contre son bras, je vis que ses yeux étaient grands ouverts. Nous nous regardâmes sous l’abri de son aile et je compris que je serais heureuse de rester ainsi jusqu’à la fin de mes jours. – Pourquoi as-tu conclu ce marché avec moi ? demandai-je calmement. Pourquoi avoir exigé que je passe une semaine par mois avec toi ? Son regard se durcit. Je n’osais m’avouer la réponse que j’espérais, mais ce n’était pas celle qu’il me donna. – Pour faire une démonstration de force auprès d’Amarantha, afin de pousser Tamlin à bout et de te garder en vie sans passer pour faible, répondit-il. – Oh… – Tu sais qu’il n’est rien dont je ne sois capable pour mon peuple et pour ma famille, dit-il. Je songeai que tout compte fait, je n’avais été qu’un pion dans son jeu. Ses ailes se replièrent et je cillai sous la lumière blafarde. – Tu veux prendre un bain ? demanda-t-il, et je me crispai au souvenir de la salle de bains crasseuse et puante de l’étage inférieur. – Je préfère me laver dans un ruisseau, répondis-je en refoulant ma nausée. Rhysand rit doucement et descendit du lit. – Alors partons d’ici, déclara-t-il. Je me demandai pendant un bref instant si j’avais rêvé ce qui était arrivé cette nuit. À la douleur légère et agréable entre mes cuisses, je savais bien que non, et pourtant… Peut-être serait-il plus facile de feindre que rien n’était arrivé, car le contraire risquait d’être plus que je ne pourrais en supporter.     Nous restâmes presque toute la journée dans le ciel, loin de tout, dans la région où les steppes boisées s’élevaient vers les montagnes d’Illyrie. Nous échangeâmes à peine un mot. J’atterris dans une clairière où je passai une nouvelle journée à exercer mon pouvoir, à faire surgir mes ailes, à me tamiser, à jongler avec le feu, la glace, l’eau. Puis je m’entraînai à maîtriser le vent et la brise qui traversaient les vallées et les champs de blé de la Cour du Jour avant de balayer les sommets enneigés des plus hautes montagnes. À mesure que les heures passaient, je sentais qu’il avait envie de me parler. À chaque pause, je surprenais son regard sur moi, et je l’avais vu plusieurs fois ouvrir la bouche, puis se raviser. La pluie tomba et il fit de plus en plus froid à l’arrivée de nuages. Nous devions rester dans les bois après le crépuscule et je me demandais quelles créatures y rôdaient. Le soleil déclinait quand Rhys me prit dans ses bras et s’envola. Quand je ne sentis plus que le vent, la chaleur de son corps et le battement sonore de ses ailes puissantes, je me risquai à lui parler. – Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je. – J’ai encore une histoire à te raconter. J’attendis, mais il gardait le silence. Je posai la main sur sa joue, notre premier geste intime depuis le début de la journée. Sa peau était froide et, quand il me regarda, ses yeux me parurent éteints. – Je ne t’abandonnerai pas quoi qu’il arrive, lui promis-je à mi-voix. Son regard s’adoucit. – Feyre… Il rugit de douleur et se cabra. Je perçus la douleur aveuglante par notre lien, sentis son corps frémir sous les pointes de dizaines de flèches décochées sous le couvert des arbres. Et maintenant, nous tombions. Rhys me serrait contre lui et sa magie tournoyait autour de nous comme un vent sombre pour nous tamiser… mais en vain. Car les flèches qui le transperçaient étaient en frêne. Le peu de magie dont il avait usé la veille avec Lucien leur avait sans doute permis de nous pister et de nous retrouver, même aussi loin… De nouvelles flèches jaillirent autour de nous. Elles criblèrent ses ailes et se fichèrent dans ses jambes. Je crois que je hurlais, non de terreur, mais à la vue du sang et de la substance huileuse et verdâtre dont les pointes étaient enduites. Des flèches en frêne empoisonnées… Le vent sombre de son pouvoir s’abattit sur moi et je fus projetée dans le vide : il m’avait lancée hors de portée des flèches. Rhys poussa un rugissement de rage qui fit trembler la forêt et les montagnes, effrayant les oiseaux qui s’envolèrent par vagues dans le ciel. Je heurtai de plein fouet la cime des arbres, puis, étourdie de douleur, tombai à travers branches et feuilles dans une chute sans fin. Je lançai une vague d’air solidifié, comme je l’avais fait quand Tamlin avait laissé exploser sa fureur, et l’étalai comme un filet au-dessous de moi. J’atterris contre une paroi invisible si solide que j’eus peur de m’être cassé le bras droit, mais ma chute s’arrêta net. Dix mètres au-dessous de moi, le sol était presque indiscernable dans les ténèbres et je ne croyais pas ce filet capable de supporter longtemps le poids de mon corps. Je m’avançai à quatre pattes vers le bord en m’efforçant de ne pas regarder en contrebas, puis bondis sur une grosse branche de pin à quelques mètres de moi. Je rampai jusqu’au tronc que j’agrippai, hors d’haleine, luttant contre la douleur. Je tendis l’oreille, à l’affût d’un battement d’ailes de Rhys, d’un cri, de n’importe quoi… Mais rien. Pas de trace des archers desquels il m’avait protégée en me lançant loin d’eux. Tremblante, je plantai mes ongles dans l’écorce. Des flèches en frêne empoisonnées… La forêt devenait de plus en plus obscure et les arbres n’étaient plus que des squelettes. Même les oiseaux se taisaient. Je regardai l’œil tatoué sur ma paume et lui parlai par notre lien. Où es-tu ? Dis-le-moi et je te rejoindrai. Cette fois-ci, au lieu d’un mur noir, je ne trouvai qu’un vide sans fin à l’extrémité du lien. Des créatures… des bêtes gigantesques déambulaient dans la forêt en faisant craquer feuilles et brindilles. Rhysand ! Pas de réponse. Le dernier rayon de lumière s’évanouit. Et notre lien restait silencieux. J’avais toujours perçu sa présence de l’autre côté de mon bouclier mental, et maintenant… tout avait disparu. Un grondement sourd résonna au loin, comme si on frottait deux énormes rochers l’un contre l’autre. Chaque poil de mon corps se hérissa. Nous ne restions jamais en forêt après le coucher du soleil. Je me forçai à respirer régulièrement pour recouvrer mon sang-froid et ajustai l’une de mes dernières flèches à mon arc. Une créature svelte et sombre fila sur le sol devant moi et j’entendis le crissement de feuilles sous des pattes énormes aux griffes acérées comme des aiguilles. Des hurlements aigus et terrifiés s’élevèrent, ceux d’une bête qu’on déchire. Ce n’était pas Rhys. Je tremblais à nouveau et je voyais luire dans la pénombre la pointe de ma flèche qui tressautait en même temps que moi. Où es-tu où es-tu où es-tu ? Laisse-moi te rejoindre… J’abaissai ma flèche, craignant de trahir ma présence par un reflet lumineux. Les ténèbres étaient mes alliées. Elles me protégeraient peut-être… C’était sous le coup de la colère que je m’étais tamisée… à deux reprises. Rhys était blessé. Ils l’avaient blessé. Ils l’avaient pris pour cible, et maintenant… Maintenant, ce n’était plus la fureur qui m’envahissait, mais quelque chose de plus profond, de glacé et de si féroce que l’acuité de mes perceptions en était décuplée. Pour retrouver sa trace, pour le rejoindre là où je l’avais vu pour la dernière fois… je deviendrais ténèbres. Soudain, j’entendis dans des fourrés tout proches un craquement suivi de grondements et de sifflements. Une seconde plus tard, je me muai en fumée et en lumière d’étoiles et me tamisai vers l’arbre d’en face. J’étais la nuit. J’étais le vent. Je me tamisai ainsi d’arbre en arbre à une telle allure que les bêtes qui rôdaient à terre pouvaient à peine percevoir ma présence. Si j’étais capable de faire apparaître des griffes et des ailes, je pouvais également modifier ma vision. J’intimai calmement à mes yeux de s’adapter à la pénombre et ils s’élargirent, leur vision s’ajusta tandis que je me tamisais d’arbre en arbre, courais le long d’une branche, m’élançais… Quand j’atterris sur la suivante, la forêt nocturne m’apparut comme en plein jour. Sans un regard pour les créatures qui grouillaient à terre, je me concentrai sur mes déplacements et rejoignis enfin l’endroit où nous avions été attaqués, sans jamais cesser de tirer sur le lien qui me reliait à Rhysand. Une flèche était prise dans des branches loin au-dessus de moi. Je me tamisai dans sa direction. Quand je saisis la baguette en frêne, mon corps d’immortelle se rétracta à son contact et un grondement sourd fusa de mes lèvres. J’ignorais combien de flèches Rhys avait reçues et de combien il m’avait protégée en m’abritant de son corps. Je rangeai la flèche dans mon carquois et poursuivis mon chemin. J’en repérai une autre sur le tapis d’aiguilles de pin du sous-bois. Je me tamisai vers elle en laissant dans mon sillage des paillettes de givre scintillantes. Quand je la ramassai, j’en découvris deux autres à proximité. Je les recueillis toutes. Un peu plus loin, sur la terre couverte de branches de pin brisées, je perçus enfin l’odeur de Rhys. Sur les arbres brillant de givre, je décelai des éclaboussures de son sang. Le sol était jonché de flèches en frêne comme si on avait tendu une embuscade pour les décocher par centaines, trop rapidement pour qu’il puisse les esquiver. Et je me souvins qu’il avait été distrait toute la journée parce qu’il pensait à moi… J’explorai le site en veillant à ne pas rester trop longtemps à terre, au milieu des bêtes qui risquaient de me flairer. Les traces me révélaient que sa chute avait été brutale et qu’on l’avait traîné loin d’ici, et vite. On avait tenté de dissimuler les traînées de sang qui pouvaient mener à lui, mais malgré le silence de notre lien, je sentais son odeur partout. Je repartis en chasse, une flèche en frêne ajustée à mon arc et les yeux rivés au sol pour remonter la piste. Deux douzaines d’archers au moins l’avaient emmené, mais ils avaient été encore plus nombreux à l’assaillir. Les autres s’étaient tamisés, laissant un petit nombre des leurs l’entraîner dans les montagnes. Ils se déplaçaient vite et s’enfonçaient au cœur de la forêt, vers les géants endormis qu’étaient les montagnes d’Illyrie. Son sang avait coulé tout le long du trajet. Il était donc encore en vie, mais si le sang de ses blessures ne coagulait pas… cela signifiait que les flèches en frêne faisaient leur œuvre. J’avais abattu une sentinelle de Tamlin d’une seule de ces flèches adroitement lancée. Je préférais ne pas penser aux dégâts que pouvaient faire plusieurs dizaines d’entre elles. Le rugissement de douleur de Rhysand résonnait encore à mes oreilles. Saisie d’une rage meurtrière, je me jurai que si Rhys était mort ou gravement blessé… Peu m’importerait qui lui avait fait cela et pourquoi : tous mourraient.Certaines traces s’écartaient du groupe, probablement celles d’éclaireurs envoyés à la recherche d’un lieu où faire halte pour la nuit. Je ralentis afin de mieux les suivre. Le groupe s’était scindé en deux comme pour brouiller les pistes. L’odeur de Rhys partait dans les deux directions. Ils avaient sans doute pris ses vêtements pour m’égarer car ils savaient que je partirais à sa recherche. Je m’arrêtai à la cime d’un arbre surplombant l’endroit où le groupe s’était divisé et scrutai le sol. L’un des groupes s’enfonçait dans les montagnes tandis que l’autre les longeait. Les montagnes étaient en territoire illyrien où ils risquaient d’être repérés par des sentinelles en patrouille. Ils avaient dû supposer que je ne les croirais pas assez stupides pour partir dans cette direction et que je m’attendrais à ce qu’ils restent dans la forêt, qui n’était pas surveillée. Je soupesai les possibilités qui s’offraient à moi en humant les deux pistes. Ils n’avaient pas prévu qu’une autre odeur plus ténue persisterait sur l’un des chemins, mêlée à celle de Rhys. Je savais qu’il était encore imprégné de mes effluves puisqu’il n’avait pas pris de bain ce matin. Je me tamisai donc vers la piste qui s’enfonçait dans la montagne en suivant son odeur et la mienne. Je m’arrêtai court quand j’aperçus une étroite grotte au pied d’une montagne et la lueur qui filtrait de son ouverture. J’entendis le claquement d’un fouet. Le vide se fit soudain en moi. Un autre claquement résonna, suivi d’un troisième. Je passai mon arc à mon épaule, tirai de mon carquois une seconde flèche en frêne et la liai à la première afin d’avoir une pointe à chaque extrémité. Je répétai la manœuvre avec deux autres flèches. Je regardai les deux poignards improvisés que j’avais en main, et quand le fouet claqua de nouveau je me tamisai dans la grotte. Ils l’avaient certainement choisie pour son entrée étroite suivie d’un large couloir décrivant une courbe, à l’intérieur de laquelle ils avaient établi leur camp pour mieux se dissimuler. Les éclaireurs postés devant l’entrée, deux Grands Fae en cuirasses sans insigne que je n’avais encore jamais vus, ne me virent pas passer devant eux. Deux autres éclaireurs montaient la garde à l’intérieur. Je filai devant eux et disparus avant qu’ils n’aient eu le temps de me repérer. Après la courbe, la lumière qui éclairait la cavité brûla mes yeux d’animal nocturne. J’ajustai ma vision tout en me tamisant au bout du couloir. À la vue des quatre autres gardes, du minuscule feu qu’ils avaient allumé et de ce qu’ils lui avaient déjà fait subir, je tirai sur notre lien. Mais je dus réprimer mes sanglots quand je n’y trouvai rien d’autre qu’un mur noir. Et le silence. Ils l’avaient lié les bras tendus entre les deux parois opposées de la grotte avec d’étranges chaînes en pierre bleuâtre. Son corps était affaissé, son dos n’était plus qu’une viande sanglante, et ses ailes… Ils y avaient laissé les flèches dont elles étaient transpercées. J’en comptai sept. Il me tournait le dos et seul le sang ruisselant sur son corps me révélait qu’il vivait encore. Cette vision me poussa hors de mes retranchements. Je me tamisai vers les deux gardes qui tenaient les fouets. Les autres hurlèrent quand je plantai mes poignards dans leurs gorges, profondément et férocement comme je l’avais fait tant de fois à la chasse. Ils s’effondrèrent, inertes. Avant que les autres puissent se jeter sur moi, je me tamisai vers les plus proches. Leur sang jaillit. Je me tamisais et frappais sans répit. Ses ailes, qu’avaient-ils fait à ses magnifiques ailes ? Les sentinelles postées devant l’entrée accoururent. Elles furent les dernières à mourir. La sensation de leur sang sur mes mains était toute différente de celle que j’avais éprouvée Sous la Montagne. Celle-ci, je la savourais. Sang pour sang, pour chaque goutte du sien qu’ils avaient versée. Quand l’écho de leurs derniers cris fut éteint, le silence retomba dans la grotte. Je me tamisai devant Rhys et pris son visage entre mes mains. Il était pâle… bien trop pâle. Mais ses yeux s’entrouvrirent et il poussa un grognement. Sans un mot, je saisis les chaînes qui le retenaient. Elles avaient la texture de la glace… Elles ne paraissaient pas de ce monde. Ravalant mon malaise à leur contact et luttant contre l’épuisement qui me terrassait, je détachai l’un de ses bras. Ses genoux heurtèrent si brutalement le sol que je tressaillis, mais je me hâtai de détacher l’autre bras. Du sang ruisselait sur son dos et sur sa poitrine, s’amassait dans les creux entre ses muscles. – Rhys, soufflai-je. Je faillis tomber à genoux car je percevais très faiblement sa présence derrière ses défenses mentales, comme si la douleur et l’épuisement avaient réduit son bouclier à la minceur d’une simple fenêtre. Ses ailes mutilées étaient déployées et si tendues que je ne pus réprimer une grimace à leur vue. – Rhys… nous devons nous tamiser pour rentrer, lui dis-je. Il rouvrit les yeux. – … Peux pas, articula-t-il. Quel poison s’était infiltré dans ses ailes, annihilant sa magie et ses forces ? Nous ne pouvions nous attarder ici, à proximité de l’autre groupe de soldats resté en forêt. – Tiens bon, lui dis-je. Je saisis sa main et nous devînmes nuit et fumée. Le tamisage fut épuisant, comme si tout son poids et tout son pouvoir pesaient sur mes épaules. J’eus l’impression de patauger dans la boue, mais je me concentrai sur la forêt, sur une grotte voilée de mousse que j’avais repérée sur la piste qui m’avait menée à lui. Quand j’avais jeté un coup d’œil dans l’entrée, je n’avais vu qu’un tapis de feuilles sèches. C’était toujours un refuge, même s’il était un peu humide. C’était toujours mieux que de rester dehors. Le trajet fut une épreuve, mais je serrais fermement sa main, terrifiée à l’idée de le lâcher. Quand nous arrivâmes enfin dans cette grotte, il poussa un grognement de douleur en heurtant la pierre humide et froide du sol. – Rhys, l’implorai-je. Je trébuchai dans l’obscurité impénétrable, car je ne voulais pas prendre le risque d’allumer un feu à cause des créatures rôdant dans les parages… Mais il était glacé et il saignait toujours. J’ajustai ma vision à la pénombre et ma gorge se serra à la vue de ses blessures : du sang coulait encore des lacérations de son dos, et ses ailes… – Il faut que je retire ces flèches. Il répondit par un nouveau grognement. – Ça va faire mal, l’avertis-je. Les dents serrées, j’examinai la position des flèches plantées dans la magnifique membrane. Je devrais les briser en deux afin de retirer séparément leurs extrémités… Non, pas les briser, mais les scier doucement et avec soin pour éviter que des échardes ou des pointes ne le blessent davantage. Qui sait les dégâts que pourrait causer un éclat de frêne ? – Vas-y, fit-il d’une voix rauque. Ils avaient ôté les flèches de ses jambes pour une raison qui m’échappait, et le sang de ces blessures avait pu coaguler. Les yeux fixés sur l’une des flèches, je dégainai le poignard fixé à ma cuisse. J’examinai l’entrée de la blessure et saisis doucement le manche en frêne. Rhys expira entre ses dents serrées et je m’interrompis. – Vas-y, répéta-t-il, les poings si serrés que ses jointures étaient livides. Je posai le tranchant de la lame de mon poignard sur la flèche et commençai à la scier aussi doucement que je le pouvais. Les muscles de son dos ondulaient et se contractaient et sa respiration était saccadée et irrégulière. J’étais trop lente… Mais si j’accélérais, je risquais de lui faire encore plus mal et d’endommager ses ailes si sensibles. – Sais-tu qu’un été, quand j’avais dix-sept ans, Elain m’avait acheté de la peinture ? Il nous restait un peu d’argent. Elle n’en avait pas assez pour toute une palette de couleurs, mais elle m’a offert du rouge, du bleu et du jaune. Je les ai utilisées jusqu’à la dernière goutte et je les ai fait durer le plus longtemps possible pour décorer notre chaumière. Il respirait péniblement. Je finis de scier la flèche et, sans le lui dire, retirai la pointe aussi doucement que possible de la plaie. Il jura et son corps se crispa. Le sang jaillit de la blessure, puis cessa de couler. Je réprimai un soupir de soulagement avant de m’attaquer à la flèche suivante. – J’ai peint sur la table, les toilettes, les montants de la porte… Dans notre chambre, nous avions une vieille commode noire avec un tiroir pour chacune. Nous n’avions pas beaucoup de vêtements. J’en eus fini plus vite avec la deuxième flèche et il serra les dents pendant que je l’ôtais. Le sang coula, puis coagula. Je commençai à scier la troisième. – J’ai peint des fleurs sur le tiroir d’Elain. Des roses, des bégonias et des iris. Et pour Nesta… La flèche tomba et j’ôtai l’autre extrémité. Je regardai le sang couler, puis coaguler. Rhys abaissa lentement son aile vers le sol en tremblant de tout son corps. – Pour Nesta, repris-je en passant à l’autre aile, j’ai peint des flammes parce qu’elle était toujours furieuse et ardente. Je suis sûre qu’elle pourrait bien s’entendre avec Amren. Et je pense que Nesta aimerait Velaris malgré elle. Elain aussi, je crois, mais elle se cramponnerait à Azriel pour avoir la paix et un peu de tranquillité. Je souris à cette idée, en songeant au couple magnifique qu’ils feraient, si seulement le guerrier renonçait à se consumer pour Mor. Mais il l’aimerait probablement jusqu’à son dernier souffle. J’ôtai la quatrième flèche et passai à la cinquième. – Et qu’as-tu peint pour toi ? demanda Rhys d’une voix rauque, les yeux baissés. Je retirai la cinquième flèche et commençai à scier la sixième. – J’ai peint la nuit. J’ai peint des étoiles, la lune, des nuages et un ciel noir et infini. Je n’ai jamais su pourquoi, poursuivis-je après avoir ôté la sixième flèche et en m’attaquant à la septième. Je sortais rarement de nuit car j’étais si fatiguée après la chasse que je voulais seulement dormir. Je retirai la dernière flèche. – Mais je me demande, continuai-je, si une part de moi-même savait ce qui m’attendait. Si j’étais consciente que je ne serais jamais quelqu’un de docile ni d’exalté, mais plutôt quelqu’un de calme et d’endurant, et que j’aurais autant de facettes que la nuit. Que j’aurais de la beauté pour ceux qui savent regarder. Et que si certains préféraient l’ignorer ou avaient peur de moi, je m’en moquerais.. Je me demande si, malgré mon désespoir et mes désillusions, j’ai jamais été vraiment seule. Je me demande si je ne cherchais pas déjà ce pays… et toi et tes amis. Le sang cessa de couler et Rhys abaissa son autre aile vers le sol. Le sang des blessures de son dos coagulait. Je m’agenouillai auprès de lui et il releva la tête. Ses yeux étaient ternis de douleur et ses lèvres exsangues. – Tu m’as sauvé, chuchota-t-il. – Tu me diras plus tard qui ils étaient, si tu préfères. – C’était une embuscade, répondit-il en examinant mon visage comme pour s’assurer que j’allais bien. Des soldats d’Hybern avec des chaînes antiques que le roi lui-même leur a données pour me neutraliser. Ils ont dû retrouver ma piste par la magie dont j’ai usé hier… Je suis désolé, bredouilla-t-il. Je repoussai ses cheveux de son front. Je comprenais pourquoi je n’avais pas pu communiquer avec lui par notre lien. – Repose-toi. Mais quand je voulus m’écarter pour prendre la couverture de mon paquetage, il saisit mon poignet pour me retenir. Ses paupières s’abaissaient. Il perdait conscience bien trop vite et trop brutalement. – Moi aussi, je t’ai cherchée, murmura-t-il avant de s’évanouir.

Chapitre 50 Je me couchai à côté de lui pour lui apporter toute la chaleur que je pouvais lui offrir et surveillai l’entrée de la grotte jusqu’au jour. Les bêtes de la forêt passaient devant en un défilé incessant et leurs grognements et leurs sifflements ne cessèrent qu’au petit matin. Quand la pâle lumière de l’aube colora les parois de pierre, Rhys était toujours inconscient. Sa peau était moite. J’examinai ses blessures et vis qu’une substance huileuse en suintait. Je posai la main sur son front et jurai car il était brûlant. Le poison des flèches avait envahi son corps. Nous étions si loin du camp illyrien que mes pouvoirs déjà affaiblis par l’expédition de cette nuit ne nous seraient pas d’un grand secours. Mais si nos ennemis avaient usé de ces chaînes pour neutraliser son pouvoir et des flèches en frêne pour l’abattre, alors ce poison… Une heure passa. Son état ne s’améliorait pas. Sa peau dorée était de plus en plus pâle, et sa respiration difficile. – Rhys…, appelai-je doucement. Il ne remuait pas. J’essayai de le secouer. S’il pouvait me donner le nom du poison, j’irais chercher un antidote… mais il ne se réveillait pas. Vers midi, l’affolement s’empara de moi. Je ne connaissais rien aux poisons ni aux remèdes. Et nous étions si loin de tout… Cassian pourrait-il nous retrouver à temps ? Mor se tamiserait-elle jusqu’ici ? J’essayai à nouveau de réveiller Rhys. Le poison l’avait plongé dans un sommeil profond. Je ne pouvais plus me permettre d’attendre des secours. Je ne pouvais pas risquer sa vie. Je l’enveloppai donc dans toutes les épaisseurs de tissu que je pus trouver, l’embrassai sur le front et m’éloignai en emportant mon manteau. Nous n’étions qu’à quelques centaines de mètres de l’endroit où j’avais traqué nos ennemis la nuit précédente. Quand je resurgis de la grotte, j’essayai de ne pas regarder les empreintes des bêtes qui étaient passées par là. Ces empreintes étaient énormes et terrifiantes. Mais ce que je devais chasser maintenant était sûrement pire. Nous étions près d’une rivière. Je posai à quelques pas d’elle mon piège, un collet que j’avais fabriqué, en maîtrisant le tremblement de mes mains. Je plaçai mon manteau au centre de ce collet, et j’attendis. Une heure, puis deux… J’étais sur le point de négocier avec le Chaudron et avec la Mère quand un silence insidieux qui m’était familier envahit le bois et déferla sur moi. Les oiseaux cessèrent de chanter et le vent cessa de gémir dans les pins. Un craquement retentit, suivi d’un cri perçant qui résonna dans mes oreilles. J’ajustai alors une flèche à mon arc et allai retrouver le suriel.     Il était aussi repoussant que dans mon souvenir. Sa robe en loques dissimulait à peine un corps qui semblait fait non de chair, mais d’os abîmés. Sa bouche sans lèvres se fermait sur des dents trop grandes et ses doigts longs et décharnés cliquetaient les uns contre les autres tandis qu’il soupesait le manteau avec lequel je l’avais appâté. – Feyre Rompt-le-Sort, dit-il en se tournant vers moi, de sa voix qui semblait en contenir une multitude d’autres. J’abaissai mon arc. – J’ai besoin de vous, déclarai-je. Le temps me manquait et je sentais par notre lien que je devais me hâter. – Que de changements fascinants une seule année a apportés en vous… et dans le monde, commenta le suriel. Un an… Oui, un an avait passé depuis que j’avais franchi le mur pour la première fois. – J’ai des questions à vous poser, repris-je. Il sourit, découvrant chacune de ses dents tachées et noirâtres. – De quel poison a-t-on enduit ces flèches ? demandai-je. – Du sang-venin. Je n’en avais jamais entendu parler. – Où puis-je trouver son antidote ? – Dans la forêt. – Soyez plus précis. Quel est le remède ? – Votre sang. Donnez-lui votre sang, Rompt-le-Sort. Il est chargé du pouvoir guérisseur du Grand Seigneur de l’Aube. Cela devrait l’immuniser contre le sang-venin. – Quelle quantité ? – Quelques gorgées suffiront. Je vous ai aidée auparavant et je viens de le faire à nouveau, Rompt-le-Sort. Maintenant, libérez-moi avant que je ne perde patience. J’ajustai une flèche en frêne à mon arc en frémissant à la vue du poison luisant sur sa pointe. – Merci pour votre aide, dis-je au suriel tout en me préparant à m’envoler au cas où il me chargerait. Les dents tachées du suriel cliquetèrent. – Si vous voulez que celui qui vous est destiné guérisse plus vite, donnez-lui à manger une herbe aux fleurs roses qui pousse au bord de la rivière, fit-il. Je décochai la flèche pour trancher la corde du collet alors qu’il prononçait ces mots. J’en saisis le sens quand la corde rompit. Celui qui vous est destiné… – Qu’avez-vous dit ? Le suriel se redressa, me dominant de toute sa hauteur. Il m’adressa un sourire qui découvrait toutes ses vilaines dents. – Vous ne le saviez donc pas ? – Dites-le-moi, articulai-je entre mes dents serrées. – Le Grand Seigneur de la Cour de la Nuit vous est destiné. Je regardai le suriel avec stupeur. – Voilà qui est intéressant, commenta-t-il. Destiné… Rhysand m’était destiné. Il n’était ni mon amant ni mon époux, mais bien davantage. Le lien qui nous unissait était si profond, si définitif qu’il était considéré comme rare, précieux et placé plus haut que tout autre. Je me souvins de ce que Rhys m’avait dit à propos de moi et de Tamlin. J’étais jaloux et furieux… Elle est à moi. – Est-ce qu’il le sait ? demandai-je, comme hébétée. – Oui, répondit le suriel, qui avait saisi mon manteau. – Depuis longtemps ? – Oui. Depuis… – Non, il me le dira lui-même… Je veux l’apprendre de sa bouche. Le suriel m’observa en penchant la tête de côté. – Vous ressentez trop d’émotions à la fois, et trop vite. Je ne peux pas les déchiffrer, déclara-t-il. – Comment est-ce possible ? demandai-je. Rhys et moi étions destinés l’un à l’autre. C’était une relation d’égal à égal, une adéquation parfaite. – C’est le Grand Seigneur le plus puissant qui ait foulé la terre. Et vous, vous êtes… neuve. Vous êtes constituée des essences des sept Grands Seigneurs. Vous êtes unique. N’êtes-vous pas semblables à cet égard, lui et vous ? N’êtes-vous pas complémentaires ? Rhys m’était destiné… Et il le savait. Je regardai par-delà la rivière comme si je pouvais voir jusqu’à la grotte dans laquelle Rhysand dormait. Quand je me retournai vers le suriel, il avait disparu.     Je repérai l’herbe aux fleurs roses et en arrachai plusieurs poignées avant de retourner à la grotte. À mon soulagement, j’y trouvai Rhys à demi éveillé et les vêtements dans lesquels je l’avais enroulé éparpillés sur ma couverture. Il m’adressa un sourire crispé. Je jetai les herbes devant lui, souillant de terre sa poitrine nue. – Mâche ça, ordonnai-je. Il me regarda d’un œil éteint. Mon âme sœur… Mais il obéit, commença à mastiquer les fleurs et fit la grimace en les avalant. J’arrachai ma veste, remontai la manche de ma tunique et m’approchai de lui. Il savait tout mais ne m’en avait rien dit. Et les autres ? Savaient-ils également ? Ou l’avaient-ils deviné ? Il m’avait promis de ne jamais me mentir ni de rien me dissimuler, mais cette révélation cruciale dans mon existence d’immortelle… J’entaillai mon avant-bras avec la lame de mon poignard et mis un genou en terre devant lui. Je ne sentais pas la moindre douleur. – Bois ça maintenant. Rhys haussa les sourcils, mais je ne lui laissai pas le loisir de protester : je l’empoignai par les cheveux et appliquai mon avant-bras sur sa bouche. Au contact du sang sur ses lèvres, il marqua un temps d’arrêt, puis ouvrit la bouche plus grande et sa langue caressa mon bras tandis qu’il buvait. Une gorgée, deux, trois… Je dégageai mon bras dont la plaie se refermait déjà et rabaissai ma manche. – Maintenant, c’est moi et moi seule qui vais poser les questions, déclarai-je. Il leva les yeux vers moi, les lèvres luisantes de mon sang, le visage marqué par la souffrance et l’épuisement. Une partie de moi me haïssait de lui parler ainsi alors qu’il était blessé, mais je m’en moquais. – Contente-toi de me répondre, poursuivis-je. Il acquiesça avec un regard las en portant une nouvelle poignée de fleurs à sa bouche. Je toisai le guerrier à demi illyrien qui était mon âme sœur. – Depuis combien de temps sais-tu que tu m’es destiné ? Il se figea et j’eus l’impression que tout l’univers se figeait avec lui. – Feyre… – Depuis combien de temps le sais-tu ? – Tu… Tu as piégé le suriel ? – J’ai dit : c’est moi qui pose les questions. Pendant un bref instant, je crus lire de l’affolement sur son visage. Il se remit à mâcher les fleurs comme s’il voulait recouvrer toute son énergie pour m’affronter. Ses joues reprenaient déjà des couleurs. – Je m’en doutais depuis un moment, répondit-il après avoir dégluti. J’en ai été certain quand Amarantha t’a tuée. Et quand, au lendemain de sa mort, nous nous sommes retrouvés sur le balcon, j’ai senti ce lien s’établir entre toi et moi. Je crois que ta résurrection a… renforcé sa présence, son odeur. Sa force m’a saisi à ce moment-là. Je me souvenais qu’il avait reculé, comme frappé de stupeur, terrifié même, avant de disparaître. Cela remontait à plus de six mois. – Quand comptais-tu me l’apprendre ? demandai-je en sentant la fureur m’envahir. – Feyre… – Quand comptais-tu me l’apprendre ? – Je ne sais pas… je voulais te le dire hier… ou quand tu aurais compris que nos relations ne se réduisaient pas à un marché. J’espérais que tu t’en rendrais compte après la nuit que nous avons passée ensemble et… – Est-ce que les autres le savent ? – Amren et Mor, oui. Azriel et Cassian le soupçonnent. Mon visage devint brûlant à cette idée. – Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? – Tu l’aimais et tu allais l’épouser. Et tu avais tellement souffert qu’il me paraissait injuste de te le révéler. – J’avais le droit de le savoir

Cette nuit à l’auberge, tu m’as dit que tu voulais te divertir, que tu ne voulais rien de sérieux… Surtout pas avec moi, vu le gâchis de mon existence. Je compris alors combien les paroles que je lui avais lancées après la soirée à la Cour des Cauchemars l’avaient hanté. – Mais tu avais promis de ne rien me dissimuler et de ne pas jouer avec moi. Tu l’avais promis ! Je sentais mon cœur se serrer, comme si une part de moi-même que je croyais morte depuis longtemps saignait. – Je sais, répondit Rhys, dont le visage avait repris ses couleurs. Tu crois vraiment que je ne voulais pas te le révéler ? Que cela me plaisait de t’entendre dire que tu voulais de moi seulement pour t’amuser et te détendre ? Ces ordures m’ont blessé parce que je ne pouvais plus penser à rien d’autre, parce que je me demandais si je devais tout t’avouer ou simplement me contenter de ce que tu voulais bien me donner. Et si je devais te laisser partir plutôt que de te condamner à passer le reste de ta vie traquée par des assassins et d’autres Grands Seigneurs, simplement parce que tu serais mon âme sœur ! – Ça ne m’intéresse pas. Je ne veux pas t’entendre m’expliquer que tu crois savoir mieux que moi ce qu’il fallait faire et que j’aurais été incapable de faire face… – Je n’ai jamais pensé ça… – Tu m’as laissée dans l’ignorance alors que tes amis savaient tout, alors que vous décidiez tous à ma place de ce qui était bon pour moi… – Feyre… – Ramène-moi au camp. Tout de suite. Il respirait comme s’il allait suffoquer. – Je t’en prie…, implora-t-il. Mais je saisis sa main. – Ramène-moi tout de suite. Je vis la douleur et le chagrin dans son regard, mais je m’en moquais bien alors qu’une part de moi-même se brisait. À la souffrance que j’éprouvais, je compris que si j’avais pu guérir au cours de ces derniers mois, c’était grâce à lui – et c’était pourquoi je souffrais tant. Rhys lut tout cela et sans doute davantage sur mon visage. Le sien n’exprimait plus que de l’angoisse quand, rassemblant toutes ses forces et grognant de douleur, il nous ramena au camp.Chapitre 51 Nous avions atterri dans la boue glacée au milieu de la cour de la petite maison en pierre. Rhys voulait sûrement nous tamiser à l’intérieur, mais ses pouvoirs l’avaient abandonné. Je vis par la fenêtre Cassian et Mor en train de prendre leur petit déjeuner. Ils nous regardèrent avec stupeur, puis se levèrent et se précipitèrent au-dehors. – Feyre, grogna Rhys. Il essayait de se relever en s’appuyant sur ses bras, mais il était trop affaibli. Je le laissai dans la boue et me ruai vers la maison. La porte s’ouvrit brutalement et Cassian et Mor accoururent. Me trouvant intacte, Cassian s’élança vers Rhys qui essayait toujours de se relever, mais Mor remarqua mon visage froid et dur. Je m’approchai d’elle. – Je veux que tu m’emmènes loin d’ici. Tout de suite. J’avais besoin de m’éloigner, de réfléchir, j’avais besoin d’espace et de tranquillité. Mor regarda Rhys, puis moi, en se mordant la lèvre. – S’il te plaît, repris-je, et ma voix se brisa. Rhys gémit mon nom derrière moi. Mor me dévisagea encore un instant puis saisit ma main. Et nous disparûmes dans le vent. Éblouie par la lumière, je bus des yeux le paysage de montagnes et de neige étincelante sous le soleil de midi, si pure à côté de la boue dont j’étais couverte. Nous étions à une altitude élevée. À une centaine de mètres de nous, une cabane en rondins sombre et solitaire se dressait entre deux pitons rocheux. – Cette cabane est protégée : personne ne peut s’y tamiser ni même s’approcher d’elle sans la permission de notre famille, expliqua Mor. Elle se dirigea vers la cabane dans un crissement de neige. Sans le vent, il faisait assez doux pour se souvenir que le printemps était de retour, mais il devait faire un froid glacial à la tombée de la nuit. Je suivis Mor et sentis comme un éclair passer sur ma peau. – Tu es autorisée à entrer, m’annonça-t-elle. – Parce que je suis son âme sœur ? – Tu l’as deviné ou c’est lui qui te l’a dit ? demanda Mor en avançant dans la neige qui nous arrivait aux genoux. – C’est le suriel qui me l’a révélé. Je l’ai pris au piège parce que je cherchais un remède pour Rhys. Mor poussa un juron. – Et… il va bien ? – Il survivra, déclarai-je simplement. Elle ne posa pas d’autres questions et je ne me sentais pas d’humeur assez généreuse pour la renseigner plus en détail. Nous parvînmes à la porte de la cabane, qu’elle déverrouilla d’un geste. Nous étions sur le seuil d’une pièce toute simple aux murs lambrissés avec une cuisine à droite, une salle à manger au canapé couvert de fourrure à gauche ; il y avait au fond un étroit couloir menant à deux chambres attenantes à une salle de bains, et rien d’autre. – On nous envoyait ici pour « réfléchir » quand nous étions plus jeunes. Rhys m’apportait des livres et de l’alcool, me confia Mor. Je me crispai en entendant son nom. – Ce sera parfait, dis-je sur un ton léger. Mor agita la main et un feu jaillit dans la cheminée. Sa chaleur se répandit dans la pièce. De la nourriture apparut sur le plan de travail de la cuisine. – Pas besoin de bois pour le feu, dit Mor. Il brûlera jusqu’à ton départ. Elle haussa un sourcil comme pour me demander quand je comptais quitter la cabane. Je détournai les yeux. – S’il te plaît, ne lui dis pas où je suis, murmurai-je. – Il essaiera de te retrouver. – Alors dis-lui que je ne veux pas être retrouvée… pour l’instant. Mor se mordit la lèvre. – Je sais que ça ne me regarde pas…, commença-t-elle. – Alors ne dis rien, coupai-je. – Il voulait tout te révéler, insista-t-elle, et ça le rongeait de se taire, mais… je ne l’ai jamais vu aussi heureux qu’avec toi. Et je crois que ça n’a rien à voir avec le fait que tu es son âme sœur. – Ça m’est égal. Merci de m’avoir amenée ici, ajoutai-je, ce qui était une manière polie de la congédier. Elle se tut mais je sentais qu’elle brûlait d’en dire davantage. Elle inclina la tête. – Je repasserai dans trois jours, dit-elle. Il y a des vêtements dans la chambre et de l’eau chaude à volonté. Cette maison pourvoira à tous tes besoins. Il te suffira de faire un souhait ou de donner un ordre pour obtenir satisfaction. Je voulais seulement le calme et la solitude, mais un bain chaud me paraissait un bon départ. Mor sortit sans me laisser le temps de répondre. Seule, à des kilomètres de toute civilisation, je restai immobile dans la cabane silencieuse, les yeux dans le vide.

Chapitre 52 Il y avait une cuve profonde creusée à même le sol de la salle de bains et assez large pour accueillir des ailes d’Illyrien. Je la remplis d’eau très chaude puis me plongeai dedans en sifflant entre mes dents et en grimaçant. Après être restée trois jours sans faire ma toilette, je faillis pleurer en me sentant propre et réchauffée. Quand j’eus fini de me laver, je restai assise dans l’eau à regarder la vapeur monter au milieu des bougies. Mon âme sœur… Ce mot me fit sortir du bain plus tôt que je ne l’aurais voulu et me poursuivit pendant que je passais les vêtements trouvés dans la commode de la chambre : des collants noirs, un grand pull crème qui me descendait à mi-cuisse et d’épaisses chaussettes. Mon estomac gargouilla et je me rappelai que je n’avais pas mangé depuis la veille parce que… Parce qu’il avait été blessé et que j’avais presque perdu la tête quand on l’avait arraché à moi en l’abattant comme un oiseau en plein vol. J’avais réagi d’instinct, mue par un réflexe qui me dictait de le protéger, un réflexe profondément enraciné en moi. Je découvris sur le plan de travail en bois de la cuisine un pot rempli de soupe que Mor avait dû faire apparaître. Je la versai dans un pot en fer pour la réchauffer. Un pain frais et croustillant était posé à côté du fourneau et j’en dévorai la moitié en attendant que la soupe soit prête. Il s’en doutait avant même que je nous aie libérés d’Amarantha… Et mon mariage… l’avait-il interrompu pour m’épargner une erreur fatale ou parce que j’étais son âme sœur et qu’il jugeait inacceptable de me laisser épouser quelqu’un d’autre ? Je dînai dans un silence troublé seulement par le crépitement du feu dans l’âtre. Et sous les pensées qui m’agitaient, je percevais un soulagement sans nom. Ma relation avec Tamlin était vouée à l’échec dès le début et je l’avais quitté uniquement pour retrouver celui qui m’était destiné. S’il me fallait un argument pour nous épargner tout embarras et nous préserver des rumeurs, c’était le seul valable : j’avais trouvé mon âme sœur. Je n’étais ni une menteuse, ni une traîtresse, ni une traînée. Mais Rhys avait su avant moi ce que je représentais pour lui. Il l’avait su alors que j’avais partagé le lit de Tamlin, des mois durant, mais il n’en avait rien laissé paraître. Peut-être parce qu’il s’en moquait. Peut-être parce qu’il refusait ce lien et avait choisi de l’ignorer. Dans ce cas, je ne lui devais rien et je n’avais aucune raison de me sentir coupable. Mais que serait-il arrivé si j’avais appris que Rhys m’était destiné alors que j’aimais Tamlin ? Cela n’excusait en rien que Rhys me l’ait dissimulé alors que pendant des semaines je m’étais sentie coupable de le désirer tant, mais… je pouvais le comprendre. Je lavai la vaisselle et allai me coucher dans l’une des chambres. J’avais passé la nuit précédente lovée contre lui, à surveiller sa respiration pour être sûre qu’il survivrait, et celle d’avant dans ses bras. Et maintenant… s’il faisait chaud dans le chalet, les draps étaient froids et le lit trop large pour moi seule. À travers l’étroite fenêtre, le paysage balayé par des rafales de neige brillait d’un éclat bleuté sous la lune. Le vent n’était plus qu’un long gémissement lugubre. Je me demandai si Mor lui avait dit où j’étais et s’il viendrait me retrouver. Mon âme sœur…     Le scintillement du soleil sur la neige me réveilla. Je cillai, éblouie, en me maudissant de ne pas avoir fermé les rideaux la veille. Il me fallut un instant pour me rappeler où j’étais, pourquoi je me trouvais dans ce chalet isolé, perdu au milieu des montagnes de… je ne savais où. Rhys m’avait parlé d’un lieu de retraite que Mor et Amren avaient réduit en cendres lors d’un combat. Je me demandai si c’était ce chalet et s’il avait été reconstruit ensuite. Tout y était confortable, usé mais en bon état. Mor et Amren savaient… J’ignorais si je leur en voulais de ne m’avoir rien dit. Je refis mon lit, préparai un petit déjeuner, puis restai immobile au milieu de la pièce principale. Je m’étais enfuie exactement comme Rhys s’y était attendu, après lui avoir dit que n’importe quel individu doué d’un minimum de bon sens ne pourrait que le fuir. Comme une lâche, je l’avais abandonné blessé dans la boue froide. Et je l’avais fait le lendemain du jour où je lui avais déclaré que je ne l’abandonnerais jamais. J’avais exigé de la franchise et, à la première difficulté, je ne lui avais même pas laissé la possibilité de me parler franchement. J’avais refusé de le voir tel qu’il était. Peut-être avais-je tout simplement refusé de voir ce qui était juste devant mon nez. J’étais partie et peut-être… peut-être avais-je eu tort de le faire.     L’ennui me terrassa en milieu de journée. Un ennui absolu et sans merci alors qu’emprisonnée dans le chalet, j’écoutais le ruissellement de la neige qui fondait dans la tiédeur du printemps et gouttait du toit. L’ennui me rendit curieuse. Après avoir regardé ce que contenaient les commodes et les armoires des deux chambres (vêtements, rubans, couteaux et armes entassées comme si on les avait jetées puis oubliées là), les placards de la cuisine (aliments, bocaux, casseroles et un livre de recettes tout taché), et de la salle à manger (couvertures, livres et encore des armes cachées un peu partout), je fouillai dans le débarras. Loin de l’idée que je me faisais de la retraite d’un Grand Seigneur, ce chalet était avant tout un lieu de détente. Peut-être le seul où un Grand Seigneur et ses semblables pouvaient venir se reposer, s’entasser dans des lits et sur des canapés et n’être plus qu’eux-mêmes, cuisiner, chasser, faire le ménage à tour de rôle… Comme une famille. Comme celle que je n’avais jamais eue ni osé espérer avoir. J’y avais renoncé quand je m’étais habituée au confort et à l’étiquette de la vie de château, quand j’étais devenue un symbole pour un peuple durement éprouvé et la marionnette d’une Grande Prêtresse. Quand j’ouvris la porte du débarras, une bouffée d’air froid me frappa au visage, mais des bougies s’allumèrent en crachotant sous l’action de la magie qui rendait ce lieu hospitalier. Des étagères sans le moindre grain de poussière (sans doute là encore sous l’effet de la magie) étaient chargées de victuailles, de livres, d’équipements sportifs, de sacs, de cordes et, ô surprise, d’armes. Alors que je parcourais du regard ces vestiges d’aventures passées et à venir, je faillis manquer ce qui aurait pourtant dû me sauter aux yeux… Une demi-douzaine de boîtes de peinture. Ainsi que du papier, quelques toiles et des pinceaux usés et tachés. Je découvris également des pastels, de la gouache et ce qui devait être du fusain, mais je n’avais d’yeux que pour la peinture et les pinceaux. Lequel d’entre eux avait tenté de peindre pendant qu’il était enfermé seul dans ce chalet ou alors qu’il passait des vacances ici avec les autres ? J’essayai de me convaincre que mes mains tremblaient seulement de froid tandis que je saisissais un pot de peinture et en ôtais le couvercle. La peinture était encore fraîche. Je regardai l’intérieur sombre et luisant de la boîte : il était bleu. Alors je commençai à rassembler du matériel.     Je peignis toute la journée et toute la nuit. La lune avait disparu quand je me lavai les mains, le visage et le cou avant de m’effondrer sur mon lit et de m’endormir tout habillée. Avant que le soleil printanier n’ait recommencé à faire fondre la neige sur les montagnes, j’étais déjà levée, un pinceau à la main. Je m’arrêtai seulement pour manger. Le soleil se couchait de nouveau quand j’entendis frapper à la porte. Je me figeai. J’entendis un nouveau coup, léger mais insistant, suivi d’un : « Dis-moi que tu es encore en vie. » J’ignorais ce qui l’emporta, du soulagement ou de la déception, quand, après avoir ouvert la porte, je trouvai Mor sur le seuil. Elle soufflait dans ses mains pour les réchauffer. Elle regarda d’abord la peinture dont j’étais tachée de la tête aux pieds, le pinceau dans ma main, puis ce que j’avais peint. Elle entra, referma la porte derrière elle et poussa un léger sifflement. – Eh bien, je vois que tu n’as pas perdu ton temps, dit-elle. J’avais en effet peint presque chaque centimètre de la salle de séjour. J’avais peint des ornements, des petites images. Certaines étaient très simples, comme les stalactites autour des montants de la porte. La glace se mêlait plus loin à des pousses printanières, puis aux floraisons épanouies de l’été avant de prendre les couleurs plus flamboyantes et plus sombres des feuilles d’automne. J’avais peint une guirlande de fleurs autour de la petite table de jeu placée près de la fenêtre, et une frise de feuilles et de flammes crépitant autour de la grande table. Et au milieu de toutes ces décorations, j’avais peint un peu de chacun, Mor, Cassian, Azriel, Amren et… Rhys. Mor se dirigea vers le vaste foyer dont le manteau était maintenant d’un noir veiné de rouge et d’or. De près, c’était simplement un bel alliage de couleurs, mais quand on le regardait depuis le canapé… – Des ailes d’Illyrien, commenta Mor. Ils se rengorgeront quand ils les verront. Elle s’approcha de la fenêtre que j’avais encadrée de boucles de cheveux d’or, de cuivre et de bronze, et l’examina, la tête inclinée, en tortillant une mèche de ses cheveux entre ses doigts. – Très joli, déclara-t-elle. Mais quand ses yeux se posèrent au-dessus du couloir donnant sur les chambres, elle fit la grimace. – Pourquoi as-tu peint là les yeux d’Amren ? Juste au-dessus du chambranle, j’avais peint deux yeux argentés étincelants. – Parce qu’elle passe son temps à observer, expliquai-je, et Mor pouffa. – Alors peins mes yeux à côté des siens. Comme ça, les mâles de la famille sauront que nous sommes deux à les observer, la prochaine fois qu’ils viendront ici pour se saouler pendant une semaine, dit-elle. – C’est vraiment ce qu’ils font ? – Autrefois, oui. Avant Amarantha, pensai-je. – À chaque automne, poursuivit-elle, ils s’enfermaient à trois dans cette baraque où ils passaient cinq jours à boire et à chasser. Quand ils rentraient à Velaris, ils avaient l’air à moitié morts mais ils souriaient bêtement. Ça me réconforte de savoir qu’à partir de maintenant ils seront sous mon regard et celui d’Amren. – À qui appartient tout ce matériel de peinture ? demandai-je en réprimant un sourire. – À Amren. Alors que nous passions un été ici, elle a voulu apprendre à peindre. Elle a abandonné au bout de deux jours parce que ça l’ennuyait. Elle préférait chasser de pauvres bêtes. Cette fois-ci, je gloussai. – As-tu des nouvelles de mes sœurs ? demandai-je. – Non, pas encore, répondit Mor, qui ouvrait des placards et regardait à l’intérieur. – Et comment va-t-il ? demandai-je. Je l’avais laissé blessé et toujours en train de lutter contre le poison. Pendant que je peignais, j’avais chassé cette idée de mon esprit. – Il se rétablit. Et il est furieux contre moi, mais il s’en remettra, déclara Mor. – Merci de ne pas lui avoir dit que j’étais ici.Je mélangeai l’or jaune de la chevelure de Mor avec le rouge que j’avais utilisé pour peindre les ailes afin d’obtenir un orange lumineux. Mor haussa les épaules. De la nourriture apparut sur le plan de travail de la cuisine : du pain frais, des fruits et des plats dont le fumet faillit m’arracher un grognement de convoitise. – Tu devrais quand même en parler avec lui, reprit-elle. Le laisser ruminer tout ça, bien sûr, mais… écouter ce qu’il a à te dire, fit-elle sans me regarder. Rhys n’agit jamais sans raison. Je sais qu’il peut se montrer insupportablement arrogant, mais son instinct le trompe rarement. Il commet des erreurs, bien sûr, mais… tu devrais quand même l’écouter. J’étais décidée à le faire, mais je préférai changer de sujet. – Comment s’est passée ta visite à la Cour des Cauchemars ? Mor marqua un temps d’arrêt et quand elle me répondit, son visage était plus pâle que d’habitude. – Bien, dit-elle. C’est toujours une joie pour moi de revoir ma famille, comme tu peux l’imaginer. – Ton père se remet-il ? demandai-je en mêlant le cobalt du siphon d’Azriel à l’orange pour créer un brun chaud. Mor eut un rictus sinistre. – Lentement, répondit-elle. Je lui aurais bien brisé d’autres os pendant ce séjour, mais ma mère m’a interdit l’accès de leurs appartements, ce qui est vraiment dommage. – En effet, approuvai-je avec une joie féroce. J’ajoutai un peu de blanc pour éclaircir le brun, le comparai à la couleur des yeux de Mor, puis saisis un tabouret et montai dessus pour peindre au-dessus du couloir. – Rhys t’oblige souvent à rendre visite à ta famille ? – Le jour où il est devenu Grand Seigneur, il m’a donné la permission de tuer toute ma famille quand cela me plairait. Je me rends à la Cour des Cauchemars pour… rappeler aux miens que j’ai ce pouvoir. Et pour maintenir des relations entre les deux cours, si tendues qu’elles puissent être. Mais si je massacrais ma famille, Rhys ne cillerait même pas. – Je suis désolée… de tout ce que tu as dû endurer, dis-je en me concentrant sur la tache couleur caramel que je peignais à côté des yeux d’Amren. Elle s’approcha pour me regarder peindre. – Merci. Ces visites me laissent toujours à vif. – Cassian avait l’air de se faire du souci pour toi. – Cassian serait également ravi de tailler cette cour en pièces, à commencer par mes parents. Peut-être que je le laisserai le faire un jour, avec l’aide d’Azriel. Ce serait un cadeau idéal pour la fête du solstice. – Tu m’as parlé de Cassian et de toi, dis-je sur un ton un peu trop dégagé, mais est-ce qu’avec Azriel… Mor rit à gorge déployée. – Azriel ? Non. Après cette unique fois avec Cassian, je me suis juré de ne plus toucher à un seul ami de Rhysand. Quant à Azriel, il multiplie les conquêtes. Il se montre seulement plus discret que nous autres. – Mais s’il s’intéressait à toi ? – La difficulté ne viendrait pas de moi. Même si je me mettais nue devant lui, il ne remuerait pas d’un millimètre. Même si Rhys le nommait prince de Velaris, il se considérerait toujours comme un bâtard de basse condition indigne de toute femme, à commencer par moi. – Et toi ? Tu le trouves attirant ? – Pourquoi toutes ces questions ? demanda Mor d’un air méfiant. – J’essaie de comprendre vos relations, à tous, rien de plus. Elle s’esclaffa, visiblement plus détendue, et je dissimulai mon soulagement. – Nous avons cinq siècles d’histoire embrouillée derrière nous : bon courage, répondit-elle. J’achevai les yeux de Mor, qui étaient dorés comme le miel à côté de l’argent étincelant d’Amren. – Peins les yeux d’Azriel à côté des miens et ceux de Cassian à côté de ceux d’Amren, dit-elle comme en réponse à ma question. Quand je haussai les sourcils, elle m’adressa un sourire innocent. – Comme ça, nous pourrons te surveiller ensemble, expliqua-t-elle. Je secouai la tête et sautai à bas du tabouret. – C’est vraiment si terrible… d’être son âme sœur ? demanda doucement Mor. De faire partie de notre cour, de notre famille, de notre histoire embrouillée et tout ça ? Je mélangeai dans une coupelle des couleurs qui fusionnaient comme des vies entrelacées. – Non, soufflai-je. Non, ce n’est pas si terrible. Je compris alors que j’avais la réponse à ma question.Chapitre 53 Mor passa la nuit au chalet. Elle peignit même des silhouettes stylisées sur le mur à côté de la porte du débarras, trois Fae aux cheveux longs qui lui ressemblaient et trois mâles ailés qu’elle réussit à faire paraître tout gonflés du sentiment de leur importance. J’avais envie de rire dès que je les voyais. Elle partit après le petit déjeuner. Je lui adressai un signe de la main jusqu’à ce qu’elle ait disparu. Je contemplai ensuite la vaste étendue de neige scintillante. Elle avait assez dégelé par endroits pour laisser entrevoir des plaques d’herbe pâle dressée vers le ciel bleu et les montagnes. Je savais que l’été visitait même cette région de neige irréelle, car j’avais trouvé dans les armoires des cannes à pêche et des équipements sportifs dont on ne pouvait se servir qu’à la belle saison. Mais j’avais peine à imaginer que la neige et la glace puissent céder la place à l’herbe tendre et aux fleurs. Comme dans un mirage, je me vis courir dans la prairie qui sommeillait sous une mince croûte de neige, patauger dans les ruisseaux, me gaver de grosses baies d’été pendant que le soleil se levait au-dessus des montagnes… Je rentrerais ensuite à Velaris, je me rendrais enfin au quartier des artistes et j’entrerais dans les magasins et les galeries, j’apprendrais tout ce que ces artistes pouvaient m’enseigner et un jour, peut-être, j’ouvrirais mon propre magasin. Pas pour vendre mes œuvres, mais pour donner des cours de peinture. Et tous les soirs, je rentrerais chez moi, fatiguée mais satisfaite et même… comblée. Heureuse… Je rentrerais à l’hôtel particulier pour y retrouver mes amis qui auraient une foule d’histoires à me raconter sur leur journée, et nous nous assiérions à la table pour dîner ensemble. Et Rhysand… Il serait là. Il me donnerait de quoi ouvrir mon magasin et comme je ne me ferais pas payer pour mes cours, je vendrais mes toiles pour le rembourser, car je comptais bien le rembourser, que je sois son âme sœur ou non. Et il viendrait passer l’été avec moi dans ce chalet, il volerait au-dessus de la prairie, me poursuivrait par-dessus les ruisseaux et sur les versants abrupts de la montagne. Il serait assis près de moi sous les étoiles. Et, attablé avec moi dans l’hôtel particulier, il hurlerait de rire, et il ne serait jamais plus froid, cruel et solennel. Et jamais plus l’esclave ni la putain de personne. Et le soir… le soir, nous monterions à l’étage et il me raconterait à voix basse ses aventures et je lui ferais le récit de ma journée et… Voilà tout ce que j’entrevoyais : un avenir. L’avenir que j’envisageais, aussi brillant que le lever du soleil sur la Sidra. Une direction, une invitation à découvrir ce que l’immortalité avait à m’offrir. Car elle ne me paraissait désormais plus aussi vide et morne. Et je me battrais jusqu’à mon dernier souffle pour réaliser ce rêve et pour le défendre. Je sus alors ce que je devais faire.     Cinq jours passèrent et je peignis chaque pièce du chalet. Mor m’avait apporté d’autres boîtes de peinture avant de repartir, et plus de nourriture que je ne pourrais jamais en manger. Mais au bout de cinq jours, j’en eus assez de rester seule avec mes pensées, assez d’attendre, assez de la neige qui fondait. Par bonheur, Mor revint ce soir-là et martela la porte du poing, impatiente d’entrer. J’avais pris un bain une heure auparavant pour me débarrasser de la peinture dont j’étais couverte et mes cheveux étaient encore mouillés quand j’ouvris la porte, laissant une bouffée d’air froid s’engouffrer dans le chalet. Mais ce n’était pas Mor qui se tenait appuyée au chambranle.

Chapitre 54 Je regardai fixement Rhys et il soutint mon regard. Ses joues étaient rougies, ses cheveux sombres ébouriffés et il paraissait transi de froid. Je savais qu’un seul mot de moi suffirait pour qu’il s’envole dans la nuit glaciale. Je savais que si je refermais la porte, il repartirait sans insister. Ses narines se dilatèrent en flairant l’odeur de peinture, mais il ne me quittait pas des yeux. Il attendait. Mon âme sœur… Ce Fae splendide, fort et désintéressé qui s’était sacrifié pour sa famille, pour son peuple, mais qui croyait n’en avoir pas encore fait assez et qui ne se jugeait digne de personne… En songeant à Azriel qui osait à peine regarder Mor, je me demandai si Rhys n’éprouvait pas le même sentiment vis-à-vis de moi. Je m’écartai et lui ouvris la porte toute grande. Et je sentis un soupir de soulagement indicible par notre lien. Rhys contempla les couleurs vives qui ranimaient le chalet. – Tu nous as peints. – J’espère que ça ne te dérange pas. Il examina le seuil du couloir donnant sur les chambres. – Azriel, Mor, Amren et Cassian, énuméra-t-il devant les yeux que j’avais peints. Tu sais qu’un jour l’un d’eux ajoutera une moustache sous les yeux de celui qui lui aura un peu trop tapé sur les nerfs. – Mor a déjà juré de le faire, répondis-je en réprimant un sourire. – Et mes yeux ? Je déglutis, puis me jetai à l’eau, le cœur battant si fort que j’étais sûre qu’il l’entendait. – J’avais peur de les peindre, avouai-je. – Pourquoi ? Je décidai que le temps des jeux et des bravades était fini. – D’abord parce que je t’en voulais de ne m’avoir rien dit, ensuite parce que je craignais de le prendre trop à cœur, pour découvrir ensuite que tu ne ressentais pas la même chose, et enfin parce que j’avais peur, si je peignais tes yeux, de passer mon temps à les regarder, ce qui serait vraiment pathétique, répondis-je d’une traite. – En effet, approuva-t-il, et les commissures de ses lèvres frémirent. – Tu as volé jusqu’ici, dis-je en regardant la porte fermée du chalet. Il acquiesça. – Mor refusait de me dire où tu étais, mais je connais peu d’endroits aussi sûrs que celui-ci pour quelqu’un qui veut rester seul. Et comme je ne tenais pas à ce que nos amis d’Hybern me suivent à la trace jusqu’à toi, j’ai dû me rendre ici en volant, ce qui m’a pris… un certain temps. – Tu vas… mieux ? – Je suis guéri, et je me suis rétabli rapidement compte tenu de l’effet du sang-venin. Grâce à toi. – Tu dois avoir faim, murmurai-je en me tournant vers la cuisine. Je vais préparer quelque chose. – Tu… tu ferais à manger pour moi ? demanda Rhys, qui s’était redressé. – Non, je ne sais pas cuisiner, mais je peux faire chauffer quelque chose. Cela ne semblait faire aucune différence à ses yeux : tout était dans l’acte d’offrir à manger. Je versai de la soupe dans un pot et allumai le fourneau. – Je ne connais pas les usages, dis-je à Rhysand. Tu vas devoir me les expliquer. Il s’attardait au centre du chalet, suivant des yeux tous mes mouvements. – C’est… un moment très important quand une Fae offre à manger à son âme sœur, fit-il d’une voix rauque. Cela remonte à l’époque très lointaine où nous étions encore des animaux, mais c’est toujours important. Surtout la première fois. Certains couples organisent même une fête à cette occasion… généralement les plus fortunés. Cette offrande signifie que la femelle accepte le lien d’amour. – Raconte-moi toute l’histoire, demandai-je, les yeux fixés sur la soupe. Il comprit sans doute ce que je lui proposais implicitement : à la fin de son récit, je déciderais si je lui ferais cette offrande. Il s’assit à la table. Pendant un instant, le silence se fit, rompu seulement par le tintement de ma cuillère contre le pot. – J’ai été fait prisonnier pendant la guerre par des soldats d’Amarantha, commença-t-il, et je me figeai, l’estomac noué. Cassian et Azriel étaient dans d’autres légions et ignoraient donc que j’avais été capturé avec mes troupes. Les capitaines d’Amarantha nous ont gardés durant des semaines. Ils ont transpercé mes ailes avec des épieux en frêne et ils m’ont entravé avec les chaînes que tu as vues l’autre fois. C’est l’une des armes les plus redoutables d’Hybern car elles sont taillées dans une pierre qui neutralise les pouvoirs d’un Grand Fae. Ils m’ont donc enchaîné entre deux arbres, battu dès que l’envie les en prenait et ils ont torturé et tué mes guerriers devant moi pour me faire avouer où étaient les armées de la Cour de la Nuit. Mais ils ne m’ont pas brisé. Ils ignoraient que j’étais à moitié illyrien et qu’il leur aurait suffi de couper mes ailes pour me réduire à merci. Quant à Amarantha… elle se moquait bien de moi. Je n’étais à ses yeux que le fils d’un Grand Seigneur et Jurian venait d’assassiner sa sœur. Tout ce qui l’intéressait, c’était de le retrouver et de le mettre à mort. Elle ne se doutait même pas que je me préparais à la tuer. J’étais prêt à le faire quel qu’en soit le prix, même si c’était le dernier combat que je livrerais, même si je devais y laisser mes ailes. Je savais où la trouver, car j’avais repéré les tours de garde et je connaissais son emploi du temps. J’avais déjà choisi le jour et l’heure. J’étais prêt à en finir et à attendre Cassian, Azriel et Mor de l’autre côté. Mais la veille du jour que j’avais choisi pour la tuer et laisser ma vie dans ce dernier combat, Jurian et elle se sont retrouvés face à face sur le champ de bataille. Il se tut un instant et déglutit avant de poursuivre. – J’étais enchaîné dans la boue et contraint de les regarder combattre. J’ai vu Jurian se battre à ma place… mais c’est elle qui a eu le dessus. Je l’ai regardée lui arracher un œil, trancher l’un de ses doigts, puis le traîner jusqu’au camp. Je l’ai ensuite entendue le dépecer lentement, des jours durant. Il hurlait sans répit. Elle était si absorbée par sa vengeance qu’elle n’a pas vu arriver mon père. Elle a alors achevé Jurian et elle s’est enfuie au dernier moment. Mon père m’a libéré, mais il a ordonné à ses hommes et à Azriel de laisser les épieux en frêne dans mes ailes pour me punir d’avoir été capturé. J’étais grièvement blessé et les guérisseurs m’ont averti que si je recommençais à combattre avant la cicatrisation de mes ailes, je ne pourrais plus jamais voler. J’ai donc été contraint de rentrer chez moi pour me rétablir pendant que les dernières batailles étaient livrées. « Puis le Traité a été signé et le mur érigé. La Cour de la Nuit avait depuis longtemps libéré ses esclaves. Nous ne faisions en effet aucune confiance aux mortels pour garder nos secrets alors qu’ils se reproduisaient si vite et si souvent qu’il était impossible de prendre possession de tous leurs esprits en même temps. Mais notre monde avait changé. La guerre avait fait son œuvre. Cassian et Azriel en sont revenus transformés, et moi aussi. Nous sommes partis nous reposer dans ce chalet. J’étais encore si mal en point qu’ils devaient me soutenir. C’est là que nous nous trouvions quand nous avons reçu la nouvelle des conditions du traité. « J’étais enragé à l’idée qu’Amarantha resterait impunie de tous ses crimes et que le roi d’Hybern s’en tirerait également. On avait en effet jugé que les crimes commis par les deux parties étaient trop nombreux pour qu’il soit possible de traduire tous leurs auteurs en justice. Mon père lui-même m’a ordonné de tirer un trait sur tout cet épisode et de me tourner vers un avenir de coexistence pacifique. Mais je n’avais pas oublié ce qu’Amarantha avait fait subir à mes guerriers, pas plus que je ne l’avais pardonné. Le père de Tamlin et elle étaient amis. Quand mon père a tué celui de Tamlin, j’ai éprouvé une satisfaction profonde à l’idée qu’elle aurait peut-être un avant-goût de ce que j’avais ressenti quand elle avait assassiné mes guerriers. « Quand Amarantha est revenue chez nous des siècles plus tard, je voulais toujours la tuer. Le plus beau de l’histoire, c’est qu’elle ne savait même plus qui j’étais. Elle avait oublié qu’elle m’avait fait prisonnier. Pour elle, j’étais seulement le fils de celui qui avait tué son ami, et le Grand Seigneur de la Cour de la Nuit. Les autres Grands Seigneurs étaient persuadés qu’elle voulait la paix et la prospérité. Sauf Tamlin. Il connaissait bien Amarantha et par conséquent, il se méfiait d’elle… Moi, j’étais certain qu’elle n’avait pas changé. « J’ai de nouveau préparé son assassinat sans me confier à personne, pas même à Amren. J’ai laissé croire à Amarantha que je souhaitais conclure une alliance avec elle. Je me suis rendu au bal auquel elle avait invité toutes les cours de Prythian Sous la Montagne pour célébrer notre traité de commerce avec Hybern. J’avais prévu de prendre possession de son esprit quand elle serait ivre pour la forcer à révéler tous ses mensonges et ses crimes, après quoi je liquéfierais son cerveau. Et j’étais prêt à entrer en guerre contre Hybern ensuite. Je me retournai vers Rhys et m’appuyai au plan de travail. Il regardait ses mains comme si elles étaient le livre dans lequel il lisait cette histoire. – Mais Amarantha m’a pris de vitesse, poursuivit-il. Elle s’était entraînée à lutter contre mon pouvoir en érigeant de formidables boucliers mentaux. J’étais si occupé à les franchir que je ne me suis pas méfié du contenu du verre que j’avais à la main. J’ai bu le vin et alors que je sentais mes pouvoirs m’échapper, arrachés à moi par le sort d’Amarantha, j’ai usé de ce qu’il m’en restait pour effacer Velaris et ses défenses de la mémoire des courtisans de la Cour des Cauchemars, les seuls que j’avais autorisés à m’accompagner à ce bal. J’ai encerclé la ville d’un rempart invisible que j’ai lié à mes amis, les contraignant à rester là-bas pour le préserver, et j’ai utilisé mes dernières bribes de pouvoir pour les prévenir de se tenir à distance. Quelques secondes plus tard, l’intégralité de mes pouvoirs appartenait à Amarantha, dit-il avec un regard hanté. « Elle a massacré sur place la moitié de la Cour des Cauchemars, pour me prouver qu’elle en était capable et pour venger le père de Tamlin. Alors j’ai su que je ferais l’impossible pour détourner son attention de ma cour, de tout ce que j’étais et ce que j’aimais. Ce soir-là, quand j’ai vu qu’elle ne me quittait pas des yeux, j’ai compris ce qu’elle voulait de moi. Je savais qu’elle agissait moins par désir que par vengeance contre mon père, mais si c’était ce qu’elle voulait, elle l’obtiendrait. Je l’ai réduite à m’implorer, à hurler et j’ai usé du peu de pouvoirs qui me restait pour la rendre insatiable. « Elle a ensuite jeté un sort à Tamlin, et mon vieil ennemi est devenu l’instrument qui pourrait tous nous libérer d’elle. À chaque nuit que je passais avec Amarantha, je savais qu’elle se demandait si j’essaierais de la tuer. Je ne pouvais plus user de mes pouvoirs contre elle et elle s’était armée pour parer toute agression physique. Mais pendant cinquante ans, chaque fois que j’étais en elle, je ne pensais qu’à l’assassiner. Elle ne s’en est jamais doutée parce qu’elle croyait que j’y prenais autant de plaisir qu’elle. C’est ainsi qu’elle a commencé à se fier à moi plus qu’aux autres Grands Seigneurs, en particulier quand je lui ai montré dans quel état je pouvais réduire ses ennemis. « Au bout de dix ans, je n’espérais plus revoir mes amis et mon peuple. J’ai fini par oublier leurs visages et j’ai renoncé à tout espoir. Alors, il y a trois ans, j’ai commencé à faire des… rêves. Au départ, ce n’étaient que des visions fugitives, comme si je voyais par les yeux de quelqu’un d’autre. Une maison obscure et délabrée. Une botte de foin dans une étable. Un terrier de lapin. Les images étaient floues comme si je les voyais à travers du verre opaque. Elles me parvenaient par intervalles, tous les deux ou trois mois. Je n’y prêtais pas vraiment attention, jusqu’au jour où l’une de ces visions a été une main… une magnifique main humaine qui tenait un pinceau et peignait des fleurs sur une table. Je regardai Rhysand avec stupeur en entendant ces dernières paroles. – Alors j’ai répondu à cette vision par une autre… celle d’un ciel nocturne… la seule image qui m’apportait un peu de joie quand j’en avais le plus besoin, dit-il. J’ai projeté des visions de ciel nocturne, d’étoiles et de lune. J’ignorais si elles parvenaient à destination, mais je continuais à les envoyer. « Ces rêves… Ces visions de cette personne, de cette femme… je les chérissais. Ils me rappelaient qu’ailleurs dans le monde, la paix existait. La paix et la lumière. Car il existait un lieu et une personne assez en sûreté là-bas pour peindre des fleurs sur une table. Et puis, il y a un an, une nuit où je dormais à côté d’Amarantha, je me suis réveillé en sursaut : je venais de faire un rêve plus clair et plus net, comme si la brume qui voilait les autres avait disparu. Elle… Tu faisais un rêve. J’étais dans ce rêve et je te regardais faire un cauchemar dans lequel une femme t’entaillait la gorge tandis que tu étais pourchassée par le bogge… mais jene pouvais ni te rejoindre ni te parler. Dans ce rêve, tu voyais des immortels. J’ai alors compris que la brume des rêves précédents était probablement le mur et que tu étais désormais à Prythian. « Je te voyais dans tes rêves et je conservais précieusement ces images. J’essayais de découvrir qui tu étais. Mais tu faisais des cauchemars horribles et les créatures que j’y voyais pouvaient venir de toutes les cours de Prythian. Je me réveillais avec ton odeur dans les narines et elle ne me quittait plus de la journée. Et puis, une nuit, tu as rêvé que tu te tenais au milieu de collines verdoyantes et que tu regardais les bûchers qu’on allumait pour Calanmai. « Je savais qu’il n’existait qu’une seule fête de cette ampleur pour la Nuit du Feu et je connaissais ces collines. Alors j’ai dit à Amarantha que je voulais aller à la Cour du Printemps ce soir-là pour épier Tamlin car je le soupçonnais de conspirer contre elle. Comme la malédiction qu’elle avait jetée sur nous était presque arrivée à son terme, elle se sentait menacée et elle devenait fébrile. Elle m’a donné pour mission de lui ramener des traîtres. Rhysand leva les yeux vers moi. – Je suis allé là-bas et j’ai senti ton odeur. Je l’ai suivie et… tu étais là. Si humaine et vulnérable entre les mains de ces ordures de Fae qui voulaient… J’ai pensé les massacrer, mais quand ils t’ont relâchée, j’ai… j’ai commencé à te parler sans même savoir ce que je disais. Je savais seulement que tu étais là, que je te touchais et que… Il poussa un soupir. Vous voilà enfin. Je vous ai cherchée. Les premières paroles qu’il m’avait adressées et qui tout compte fait n’étaient pas un mensonge ni un prétexte pour chasser ces immortels qui me voulaient du mal. Merci de l’avoir retrouvée, leur avait-il dit. Je sentais le sol se dérober sous mes pieds comme le sable refluant sous une vague. – Quand tu m’as regardé, j’ai compris que tu n’avais aucune idée de qui j’étais, reprit Rhys. Et que si j’avais vu tes rêves, tu ignorais tout des miens. Et je savais que je ne t’intéressais pas et que si je m’attardais trop, quelqu’un nous verrait, en parlerait et elle te retrouverait. Alors je me suis éloigné en pensant que tu serais soulagée d’être débarrassée de moi. Mais tu m’as rappelé comme si tu ne pouvais pas encore me quitter. Je savais néanmoins que tu t’aventurais sur un terrain dangereux. Je savais que je ne pourrais plus te parler, te revoir ou seulement penser à toi. « Je préférais ignorer ce que tu faisais à Prythian. Je préférais ignorer ton nom. Car te voir en rêve était une chose, mais en chair et en os… Mais je crois que dès cet instant, au plus profond de moi-même, j’ai su ce que tu étais pour moi. J’ai refusé de l’admettre car s’il existait la plus petite chance que tu me sois destinée… on t’aurait fait subir des atrocités sans nom, Feyre. « Je t’ai donc laissée repartir. J’ai retrouvé ces trois Fae, je suis entré dans leurs esprits, j’ai modifié leur vie et leur histoire et je les ai traînés devant Amarantha. Je les ai forcés à avouer qu’ils avaient conspiré et tenté de recruter d’autres rebelles pour leur cause cette nuit-là. Je les ai forcés à mentir et à affirmer qu’ils la haïssaient. Je l’ai regardée les dépecer vivants. J’y ai pris grand plaisir parce que je savais ce qu’ils avaient voulu te faire subir. Et je savais que ce n’était rien en comparaison de ce qu’Amarantha t’aurait fait endurer si elle t’avait capturée. J’avais mes raisons pour sortir ce soir-là et ne croyez pas que cela ne m’a rien coûté, Feyre, m’avait-il dit Sous la Montagne. – J’ignorais alors que tu étais au palais de Tamlin, reprit-il, les yeux fixés sur la table. Amarantha m’a envoyé là-bas au lendemain du solstice d’été parce que j’avais vraiment fait du bon travail à Calanmai. J’étais prêt à provoquer Tamlin, voire à le combattre, mais quand je suis entré dans sa salle à manger, j’ai flairé une odeur familière, mais cachée… et puis j’ai décelé le bouclier, l’apparence derrière laquelle tu étais dissimulée et… tu étais là. Tu vivais chez mon pire ennemi après Amarantha, tu dînais avec lui, tu empestais son odeur et tu le regardais… comme si tu l’aimais. Ses poings étaient crispés et les jointures de ses mains livides. – J’ai alors décidé de faire peur à Tamlin parce que je voyais comment il te regardait, lui aussi, poursuivit-il. Ce jour-là… ce jour-là, je suis entré dans ton esprit et j’y suis resté assez longtemps pour que tu le sentes, pour que cela te terrifie et te fasse mal. J’ai forcé Tamlin à m’implorer comme Amarantha m’avait forcé à l’implorer, afin de lui montrer combien il était impuissant à te secourir et dans l’espoir que cela l’inciterait à te renvoyer chez les mortels, loin d’Amarantha. Car je savais que si tu réussissais à rompre la malédiction qu’elle avait jetée sur Prythian, elle te retrouverait et elle te tuerait. « Mais j’étais égoïste… Tellement égoïste que j’ai été incapable de te quitter sans savoir ton nom. Quand je te l’ai demandé, tu m’as menti et je le savais. Je tenais ton esprit entre mes mains, mais tu as eu la bravoure et le discernement de me mentir. Je suis donc reparti et aussitôt après mon départ, j’ai vomi. « J’ai ensuite vérifié que tu étais bien repartie chez les mortels. Je suis revenu avec les soldats d’Amarantha qui ont saccagé le palais. J’ai livré à Amarantha le nom de cette fille en croyant que tu l’avais inventé. Je ne me doutais pas qu’Amarantha enverrait ses sbires chercher Clare, mais je ne pouvais pas avouer que je lui avais menti… Je suis donc entré dans l’esprit de Clare, je l’ai rendue insensible à la douleur et je lui ai dit de hurler quand elle devait avoir mal. Ils l’ont torturée pendant une semaine. Je suis de nouveau entré dans son esprit pour l’achever. Elle n’a pas souffert. Mais… J’ai encore des visions d’elle. Et de mes guerriers assassinés par Amarantha. Et de tous ceux que j’ai tués pour son compte. Deux larmes glissèrent sur ses joues, mais il ne les essuya pas. – Je croyais en avoir fini, reprit-il. Amarantha te croyait morte puisqu’elle avait tué Clare. Tu étais donc en sûreté et loin d’elle, mon peuple également, et Tamlin avait perdu la partie… Mais alors… j’étais dans la salle du trône quand l’attor t’a amenée. Et je n’ai jamais éprouvé un tel sentiment d’horreur que quand je t’ai vue conclure ce marché avec Amarantha. C’était irrationnel et stupide puisque je ne te connaissais pas et que je ne savais même pas ton nom. Mais je pensais à ces mains de peintre et aux fleurs que je t’avais vue dessiner. Et au plaisir qu’elle prendrait à te briser les doigts. J’ai dû rester immobile et regarder l’attor et ses sbires te battre. J’ai dû lire le dégoût et la haine sur ton visage quand j’ai menacé de détruire l’esprit de Lucien. C’est alors que j’ai appris ton nom et quand je t’ai entendue le prononcer… c’était comme la réponse à une question que je me posais depuis cinq cents ans. « J’ai décidé à cet instant de lutter par tous les moyens, quitte à tuer, torturer et manipuler. S’il existait une chance de libérer Prythian d’Amarantha, c’était toi qui l’incarnais. J’ai pensé que le Chaudron m’avait envoyé ces visions pour me faire comprendre que ce serait toi qui nous sauverais… qui sauverais mon peuple. « J’ai donc assisté à ta première épreuve en feignant toujours d’être cet immortel que tu haïssais. Quand tu as été grièvement blessée dans ton combat contre le middengard, j’ai réussi à te rejoindre dans ton cachot. C’était un défi lancé à Amarantha, un message d’espoir pour ceux qui étaient capables de le déchiffrer et un moyen de te garder en vie sans éveiller de soupçons. Et une revanche contre Tamlin. Quand nous avons conclu ce marché aux termes duquel tu devrais passer une semaine par mois dans mon royaume, tu me haïssais tant que j’ai compris que j’avais bien travaillé. « Je t’ai fait vêtir comme si tu étais mon jouet pour endormir la méfiance d’Amarantha et fait boire ce vin afin que tu ne gardes aucun souvenir des horreurs qui se déroulaient Sous la Montagne. Et quand, lors de cette dernière soirée, je t’ai surprise avec Tamlin… j’ai été jaloux. Jaloux et furieux contre lui parce qu’au lieu de profiter de cet instant pour te faire évader, il le passait avec toi et… ma jalousie n’a pas échappé à Amarantha. Je t’ai embrassée pour brouiller les pistes, mais elle a compris que j’étais jaloux. Et cette nuit-là, après t’avoir quittée, j’ai dû la… servir. Elle m’a retenu plus longtemps que d’habitude et elle a essayé de me faire parler. Je lui ai dit ce qu’elle avait envie d’entendre : que tu n’étais rien pour moi, seulement un déchet humain que je jetterais après usage. Après cette nuit, j’ai voulu te revoir seule… une dernière fois. Je voulais tout te raconter… mais je n’ai pas osé te détromper sur le rôle que je jouais. « Quand elle a commencé à te torturer après ta dernière épreuve, je n’ai pas supporté de te voir saigner et hurler. Quelque chose s’est brisé en moi. Et quand j’ai pris ce poignard pour la tuer, j’ai compris ce que tu représentais pour moi. J’étais certain que tu étais mon âme sœur, je savais que tu en aimais un autre et que tu t’étais sacrifiée pour le sauver. Mais je savais aussi que si tu devais mourir, je mourrais avec toi. « C’est alors qu’elle t’a brisé la nuque et je t’ai sentie mourir, chuchota-t-il tandis que des larmes coulaient sur son visage et sur le mien. Cette beauté, cette merveille qui avait fait irruption dans ma vie… n’était plus. Dans mon désespoir, je me suis accroché à notre lien… Je l’ai saisi en t’exhortant à tenir bon, à rester avec moi, car si nous pouvions nous libérer d’Amarantha… les sept Grands Seigneurs qui étaient là pourraient te ressusciter. Et j’étais prêt à tout pour le faire, même à contraindre les autres Grands Seigneurs. J’ai donc infusé tout mon pouvoir à notre lien, et j’ai senti ta présence vacillante à l’autre bout, j’ai senti que tu tenais bon. Je regardai Rhysand en me rappelant ce que j’avais raconté au Graveur d’os : en suivant ce lien, j’avais pu rentrer chez moi. Et ce n’était pas Tamlin et la Cour du Printemps que j’avais retrouvés, mais Rhysand… – Après la mort d’Amarantha, je me suis adressé aux esprits des autres Grands Seigneurs et je les ai convaincus de te céder un peu de leurs pouvoirs, dit Rhysand. Aucun ne s’y est opposé. Je crois qu’ils étaient trop stupéfaits d’être enfin libres pour y penser. « Alors j’ai dû une fois de plus regarder Tamlin te prendre dans ses bras et t’embrasser. J’aurais voulu rentrer chez moi, à Velaris, mais je devais rester encore un peu pour m’assurer que tu allais bien. J’ai attendu aussi longtemps que j’ai pu et puis je t’ai envoyé un signal par notre lien afin que tu viennes me retrouver. « J’ai failli tout te dire à cet instant, mais tu étais si triste, si lasse, et pour la première fois tu me regardais comme si… comme si je valais quelque chose à tes yeux. J’ai décidé que la prochaine fois, que je te verrais, je t’affranchirais de ce marché. Parce que j’étais égoïste : je savais que si je te libérais tout de suite, il te cloîtrerait et je ne te reverrais jamais. Je crois que ta transformation en immortelle a rendu notre lien permanent. Je savais qu’il existait, mais j’en ai ressenti toute la force au moment de te quitter et, à cet instant, j’ai eu peur. Si j’étais resté une seconde de plus auprès de toi, je t’aurais emmenée en me moquant de tout le reste… et tu m’aurais haï à jamais. « Quand je suis arrivé à la Cour de la Nuit, Mor m’attendait, et j’étais si… désemparé que je lui ai tout raconté. Je la revoyais pour la première fois depuis cinquante ans, et la première chose que je lui ai dite a été : “C’est mon âme sœur.” Et pendant les trois mois qui ont suivi, j’ai essayé de me convaincre que tu étais mieux sans moi et que tu me haïssais pour tout ce que je t’avais fait subir. Mais par ce lien que je gardais avec toi, je percevais ta souffrance, ta tristesse et ta solitude. Quand j’ai appris que tu allais épouser Tamlin, je me suis dit que tu étais heureuse avec lui et que je devais te laisser en paix, même si cela me détruisait. Même si tu m’étais destinée, tu avais bien mérité ce bonheur. « Le jour de ton mariage, je voulais me saouler avec Cassian, qui ne se doutait de rien, mais… j’ai de nouveau senti ta présence. J’ai senti ton affolement, ton désarroi, je t’ai entendue supplier que quelqu’un – n’importe qui – vienne te secourir, et j’ai perdu la tête. Je me suis tamisé jusqu’à toi. Je me souvenais à peine de ce que j’étais censé être pour toi, du rôle que je devais jouer. Je ne voyais plus que toi dans cette ridicule robe de mariée, et tu étais si maigre et si pâle… J’avais envie de le tuer pour ce qu’il te faisait subir, mais le plus urgent était de te faire passer la frontière de la Cour du Printemps. Je t’ai rappelé notre marché afin de pouvoir t’emmener et prendre soin de toi. Cela me rongeait de te renvoyer là-bas et de te voir dépérir au fil des mois, Feyre. Cela me rongeait de savoir qu’il dormait dans ton lit. Non seulement parce que tu m’étais destinée, mais aussi parce que… Je savais… j’ai su que je t’aimais à l’instant où j’ai pris ce poignard pour tuer Amarantha. « Quand tu es venue ici, chez moi… j’ai décidé de ne rien te révéler et de maintenir notre marché parce que je préférais subir ta haine plutôt que cette alternative : que tu n’éprouves rien pour moi ou que… tu éprouves les mêmes sentiments que moi. Car je savais que si nous nous aimions, on t’arracherait à moi comme on m’avait pris ma famille et mes amis. Je n’ai rien dit et je t’ai regardée dépérir… jusqu’au jour où il t’a enfermée dans son palais. « S’il avait été là, je l’aurais tué. Et en t’enlevant, j’ai violé les lois les plus élémentaires de Prythian. D’après Amren, si j’avais pu te faire comprendre et accepter que nous étions destinés l’un à l’autre, cela nous aurait épargné tous ces ennuis, mais… je me sentais incapable de t’imposer ce lien… Tu en avais déjà tant enduré et je ne voulais pas que tu croies que j’agissais ainsi pour te conquérir et pour protéger mon royaume. Mais c’était plus fort que moi : je devais rester auprès de toi. Je ne peux pas vivre sans toi. Il se renversa dans sa chaise avec un soupir. Je me tournai vers la soupe qui fumait et en versai quelques louches dans un bol. Il me suivit des yeux quand je m’approchai de lui, le bol à la main. Je m’arrêtai devant lui et le regardai dans les yeux. – Est-ce que tu m’aimes ? demandai-je. Il acquiesça. Je me demandais si « amour » n’était pas un mot trop faible pour exprimer tout ce qu’il ressentait, ce qu’il avait fait pour moi et ce que je ressentais pour lui. Je posai le bol sur la table devant lui. – Alors mange.

Chapitre 55 Je le regardai avaler la soupe. Quand il eut terminé, il reposa sa cuillère. – Et toi ? demanda-t-il. – Au moment où je t’ai vu devant la porte, j’allais te dire ce que j’avais décidé. – Et maintenant ? Avec une conscience accrue de chacune de mes respirations et de chacun de mes gestes, je vins m’asseoir sur ses genoux. Il posa doucement les mains sur mes hanches tandis que je contemplais son visage. – Maintenant, je veux que tu saches que je t’aime, Rhysand. Même si je suis brisée et affaiblie, mon cœur t’appartient, chuchotai-je. Et c’est un honneur pour moi d’être ton âme sœur. Il m’enlaça et pressa le front contre mon épaule en tremblant de tout son corps. Je caressai ses cheveux soyeux. – Je t’aime, répétai-je, disant enfin ce que je n’avais même pas osé penser. Je suis prête à revivre chaque seconde de ce que j’ai subi pour cet instant où je t’ai retrouvé. Et si la guerre éclate, nous l’affronterons ensemble. Je ne laisserai personne m’arracher à toi ni t’arracher à moi. Rhys leva les yeux vers moi, le visage brillant de larmes. Il resta immobile tandis que je me penchais vers lui et posais les lèvres sur une larme, puis une autre et encore une autre, comme il l’avait fait autrefois avec moi. Puis je m’écartai de lui pour le regarder dans les yeux. – Tu es à moi, soufflai-je. Son corps frémit comme s’il sanglotait, mais ses lèvres trouvèrent les miennes. Ce fut un baiser doux et tendre. Je passai les bras autour de ses épaules, lui ouvris ma bouche et sa langue vint caresser la mienne. Mon âme sœur… Je le sentis durcir contre moi et un grondement fusa de mes lèvres. Ce bruit parut rompre une digue en lui. Il me souleva avec douceur et m’étendit sur la table, au milieu des pots et des soucoupes remplis de peinture. Il m’embrassa plus ardemment et j’enroulai les jambes autour de son dos pour l’attirer plus près de moi. Il posa les lèvres sur mon cou et je sentis sa langue et ses dents sur ma peau tandis que ses mains glissaient sous mes vêtements et remontaient pour se poser sur mes seins. Je me cambrai et levai les bras pendant qu’il m’ôtait mon pull d’un seul geste. Il recula pour regarder mon corps nu jusqu’à la ceinture. De la peinture coulait dans mes cheveux et sur mes bras, mais un instant plus tard, je ne pensais plus qu’à sa bouche sur mon sein et à sa langue qui caressait le téton. Je plongeai les doigts dans ses cheveux et il posa une main à côté de ma tête, au beau milieu d’une palette couverte de peinture. Il rit et je regardai son doigt couvert de peinture tracer un cercle autour de mon sein, puis descendre et peindre sous mon nombril une flèche pointée vers le bas. – Pour que je ne me perde pas en route, dit-il. Je poussai un grondement pour l’inviter à poursuivre et il rit de nouveau. Il pressait les hanches contre mon corps avec une lenteur qui me torturait et je sentais une envie irrésistible de toucher tout son corps. J’empoignai ses vêtements avec mes mains couvertes de peinture et il se redressa pour m’aider à les ôter. Armes et cuirasse tombèrent à terre, dévoilant ce splendide corps tatoué aux muscles puissants et aux ailes déployées. Mon âme sœur… Sa bouche écrasa la mienne. Sa peau contre la mienne était brûlante. Je saisis son visage entre mes mains en le tachant de peinture, ainsi que ses cheveux, que je zébrai de bleu, de rouge et de vert. Ses mains descendirent jusqu’à ma taille et je soulevai les hanches pour l’aider à retirer mes chaussettes et mon pantalon. Rhys s’écarta, saisit mes hanches et me traîna jusqu’au bord de la table, au milieu de la peinture, des pinceaux et des bols d’eau. Il posa mes jambes sur ses épaules, de part et d’autre de ses ailes, et s’agenouilla devant moi. Sur les étoiles et les montagnes tatouées sur ses genoux. Lui qui ne s’agenouillait devant rien ni personne… Sauf devant son âme sœur et son égale. Son premier coup de langue m’embrasa. Je veux que tu sois étendue sur une table comme un festin pour moi seul. Il gronda en m’entendant gémir et me cloua d’une main sur la table. Quand sa langue entra en moi, j’agrippai le bord de la table comme si c’était celui du monde dont j’étais près de tomber. Je me cambrai sous la montée du plaisir et quand il jaillit, je crus voler en éclats. – Rhys ! l’appelai-je d’une voix rauque, mais il se repaissait toujours de moi. Le plaisir me surprit encore et Rhys ne se releva que lorsque je restai tremblante, au bord des larmes, épuisée. Il me regarda avec un sourire de mâle satisfait. – Tu es à moi, gronda-t-il avant de me soulever dans ses bras. J’aurais voulu qu’il me prenne contre le mur, mais il me porta jusqu’à la chambre et me déposa sur le lit avec une infinie douceur. Je le regardai déboutonner son pantalon, regardai se déployer sa virilité et ma bouche se dessécha à cette vue. Je voulais sentir contre moi chaque parcelle de son corps, je voulais le griffer jusqu’à ce que nos âmes fusionnent. Il s’étendit sur moi sans un mot, les ailes repliées, ses ailes qu’il n’avait jamais arborées pour une autre femme, mais j’étais son âme sœur. Il ne s’abandonnerait ainsi qu’à moi. Je me redressai et tendis un bras pour caresser la courbe puissante de son aile. Il frissonna et je regardai son membre tressaillir. – Tu joueras plus tard, fit-il entre ses dents serrées. Il me déposa sur le lit. J’enserrai son dos de mes cuisses et il se pressa entre mes jambes, avant de s’immobiliser. – Tu joueras plus tard, grondai-je, les lèvres contre les siennes. Il éclata d’un rire qui me fit vibrer, puis me pénétra lentement. Je pouvais à peine respirer ni penser et je ne percevais plus que les parties de nos corps qui se joignaient. Quand je rouvris les yeux, je vis qu’il me regardait. – Redis-le, murmura-t-il. Il se retira un peu, puis s’enfonça en moi avec une lenteur qui me mettait au supplice. – Tu es à moi. Il recommença. – Tu es à moi, répétai-je. Il allait plus vite, plus fort et je sentis notre lien comme une chaîne que rien ne pourrait rompre, comme un rayon de lumière qui ne pâlirait jamais. Il brillait d’un éclat plus intense à chacun de nos mouvements. – Tu es à moi, chuchotai-je en caressant ses cheveux, son dos, ses ailes. Mon ami face à tant de dangers… Mon amant qui avait guéri mon âme brisée. Mon âme sœur qui m’avait attendue envers et contre tout. Mes hanches se mouvaient au rythme des siennes. Il me couvrait de baisers et nos visages devinrent moites. Chaque centimètre de mon corps brûlait et se contractait. – Je t’aime, murmura-t-il. Je perdis alors tout contrôle de moi-même. Le plaisir déferla en moi, je pus voir et sentir notre lien, nos odeurs se mêlèrent, et je devins sienne et lui mien. Nous étions le commencement, le milieu et la fin de l’univers, un chant né aux premières lueurs éclairant le monde. Rhys rugit, puis s’abattit sur moi. Dehors, les montagnes tremblèrent et leur neige dévala leurs flancs en une cascade scintillante bientôt absorbée par la nuit. Et le silence retomba, seulement troublé par nos respirations haletantes. Je pris son visage maculé de peinture entre mes mains tachées de couleurs pour qu’il me regarde. Ses yeux avaient l’éclat des étoiles que j’avais peintes il y avait si longtemps. Je souris à Rhys et laissai notre lien briller, limpide et lumineux, entre nous.     J’ignore combien de temps nous sommes restés étendus, en nous caressant nonchalamment de temps à autre comme si nous avions la vie entière devant nous. – Je crois que je suis tombé amoureux de toi quand j’ai compris que tu fabriquais un piège pour le ver géant de middengard, dit-il. Ou quand tu as piqué une colère parce que je me moquais de toi. Ça me rappelait tellement Cassian… J’ai eu envie de rire pour la première fois depuis plusieurs décennies. – Tu es tombé amoureux de moi parce que je te rappelais ton ami ? Il me donna une chiquenaude sur le nez. – Je suis tombé amoureux de toi, petite futée, parce que tu étais l’une d’entre nous… parce que tu n’avais pas peur de moi et que tu as conclu ta victoire spectaculaire contre le ver en lançant un os sur Amarantha comme un javelot. J’ai senti à cet instant la présence de Cassian et j’aurais juré l’entendre me dire : « Si tu ne l’épouses pas, crétin, c’est moi qui le ferai. » J’éclatai de rire et posai ma main sur sa poitrine tatouée. Nous étions tous deux couverts de peinture et nous en avions maculé le lit. Rhys suivit mon regard, puis m’adressa un sourire malicieux. – Quelle chance que la baignoire soit assez large pour deux, dit-il. Je devins brûlante en entendant ces paroles, mais quand je voulus me lever, il me prit dans ses bras et m’emporta vers la baignoire dans laquelle l’eau coulait déjà. Il descendit les marches et entra dans l’eau avec un soupir de bien-être dont le souffle me caressa l’oreille. Et je faillis moi-même gémir de plaisir au contact de l’eau chaude tandis qu’il s’asseyait avec moi au fond du bassin. Un panier rempli de savons et d’huiles apparut au bord du bassin. Je m’écartai de Rhys pour m’enfoncer plus profondément dans l’eau dont s’élevaient des nuages de vapeur. Il prit un savon qui sentait le pin et me le tendit, puis me passa une éponge. – Il me semble que quelqu’un a sali mes ailes. Elles étaient en effet couvertes d’empreintes de mes mains. Je lui fis signe de se retourner et il obéit. J’enduisis l’éponge de savon et commençai à effacer le rouge, le bleu et le violet. La lueur des bougies dansait sur ses innombrables cicatrices. Il frissonnait sous chaque friction en s’appuyant des deux mains sur le rebord du bassin. Un coup d’œil par-dessus son épaule me confirma ce que j’avais deviné. – En tout cas, les rumeurs sur la correspondance entre les dimensions de certaines parties du corps se confirment, déclarai-je. – Et toi, tu as la langue toujours aussi bien pendue, répliqua-t-il avec un rire étouffé. Je rougis en pensant à tout ce que j’avais envie de caresser avec cette langue. – Je crois que j’étais amoureuse de toi depuis un certain temps, dis-je en poursuivant mon lavage. Je l’ai compris la nuit de la Pluie d’étoiles, mais je n’ai pas voulu l’admettre parce que j’en avais peur. J’ai été lâche. – Non, tu avais d’excellentes raisons d’hésiter. – Non… enfin si, peut-être, à cause de Tamlin. Mais cela n’avait rien à voir avec toi. Je n’ai jamais eu peur des risques que je courrais en tombant amoureuse de toi. Même si tous les assassins du monde doivent nous traquer, cela en vaut la peine. Tu en vaux la peine. – Merci, fit-il d’une voix rauque en inclinant la tête. Je l’embrassai dans le cou et il me caressa la joue. Quand j’eus nettoyé ses ailes, je le pris par les épaules pour qu’il se retourne vers moi. – Et maintenant ? demandai-je. Sans un mot, il prit le savon et l’éponge, me retourna et commença à me nettoyer. – À toi de décider, répondit-il. Nous pouvons retourner à Velaris et faire vérifier notre lien par une prêtresse afin que nous soyons reconnus âmes sœurs. Nous pourrions alors organiser une petite fête ou un dîner avec nos amis. À moins que tu ne préfères une grande fête, mais je crois que toi et moi avons la même aversion pour ce genre de célébration. Ses mains vigoureuses massaient les muscles crispés et endoloris de mon dos et je poussais des grognements de bien-être.– Nous pourrions également aller trouver une prêtresse pour qu’elle nous déclare mari et femme aussi bien qu’âmes sœurs, si tu veux désigner notre union par un nom plus humain, reprit-il. – Et toi, comment veux-tu m’appeler ? – Je veux te considérer comme mon âme sœur, même si je suis également très tenté de t’appeler ma femme. Mais si tu préfères attendre, nous ne sommes tenus à rien. Rien ne presse. Nous sommes destinés l’un à l’autre quoi qu’il arrive. Je me tournai vers lui. – En fait, quand je t’ai demandé : « Et maintenant ? », je pensais à Jurian, au roi, aux reines et au Chaudron, mais je suis heureuse de savoir que j’ai le choix en ce qui concerne nos relations. J’ai très envie de te mener par le bout du nez. – Quelle cruelle et splendide créature tu es, répondit-il avec une lueur d’amusement dans les yeux. Je pouffai à l’idée qu’il puisse me trouver splendide. – Oui, tu l’es, insista-t-il. Tu es la plus belle créature que j’aie jamais rencontrée. C’est ce que j’ai pensé la première fois que je t’ai vue, à Calanmai. J’avais beau me répéter qu’il était stupide d’attacher la moindre importance à la beauté, mes yeux me brûlèrent quand j’entendis ces paroles. – Et c’est parfait, poursuivit-il, puisque toi-même, tu as pensé ce soir-là que j’étais le plus beau mâle que tu aies jamais vu, ce qui nous met à égalité. Je le foudroyai du regard et il éclata de rire, me saisit par la taille et m’attira à lui. Je m’assis à califourchon sur lui. – Nous partons demain rejoindre ta famille, annonça-t-il en reprenant son sérieux. Les reines nous ont envoyé un message pour nous prévenir de leur arrivée dans trois jours. – Et c’est maintenant que tu me le dis ? – J’ai été… distrait entre-temps. L’éclat de ses yeux et sa joie sereine me coupèrent le souffle. Je compris à cet instant que nous aurions un avenir ensemble, que j’aurais une vie à moi. Mais son sourire se mua en une expression empreinte de révérence et quand je tendis les mains pour prendre son visage entre elles, je vis que ma peau était lumineuse. Elle brillait faiblement, comme éclairée de l’intérieur, en dégageant un halo. C’était une lumière à la fois chaude et blanche, comme celle du soleil ou d’une étoile. Le regard émerveillé de Rhysand rencontra le mien. – Eh bien, je peux au moins me vanter que grâce à moi, mon âme sœur resplendit de bonheur, déclara-t-il en caressant mon bras. Je ris et la lumière devint plus vive. Il se pencha vers moi, m’embrassa doucement et je passai les bras autour de son cou. Il se leva et je resserrai les jambes autour de sa taille tandis qu’il me ramenait dans la chambre. Les draps changés entretemps par magie étaient chauds et doux sous mon corps nu quand il me déposa sur le lit. Je brillais comme une étoile, d’une lumière intense et limpide. – Un cadeau de la Cour du Jour ? demandai-je. – Peut-être, mais ça m’est égal, répondit-il sans ménagement, et il se dépouilla de l’illusion qui le revêtait d’un semblant de normalité et dissimulait l’étendue de son pouvoir. Il m’apparut dans toute sa puissance et remplit la chambre, le monde et mon âme des ténèbres scintillantes de sa magie, d’étoiles, de vent et d’obscurité, de paix, de rêves et du tranchant des cauchemars. Je me redressai sur les coudes pour l’embrasser. La chambre était remplie de brume imprégnée de rosée. Toute son essence était déployée devant moi comme une ultime question. J’agrippai ses épaules pour l’attirer sur le lit. Quand il se retrouva couché sur le dos, je perçus sa réticence parce que cette position immobilisait ses ailes. – Pauvre petit Illyrien, susurrai-je en passant les mains sur son ventre musclé, puis en descendant plus bas, et il cessa de protester. Son membre était gigantesque dans ma main, à la fois dur et si soyeux que je suivis ses contours du doigt, émerveillée. Il expira entre ses lèvres serrées et tressaillit quand je caressai du pouce son extrémité. Je recommençai avec un petit sourire narquois. Quand il voulut tendre la main vers moi, je l’arrêtai d’un regard. – À mon tour, annonçai-je. Il m’adressa un sourire nonchalant et satisfait avant de se rallonger en calant sa tête sur sa main, et attendit. Je me penchai sur lui et le pris dans ma bouche. Il sursauta et poussa un cri. Je ris tout en le prenant plus profondément. Ses mains se crispaient sur le drap tandis que je le caressais de ma langue et du bout de mes dents. Le grognement qui lui échappa embrasa mon sang. Il me saisit par la taille et m’étendit à plat ventre. Il écarta mes jambes, souleva mes hanches et me pénétra d’un seul élan. J’étouffai mes gémissements dans l’oreiller, puis me redressai sur les avant-bras. Mon désir était si insatiable que je me sentais sur le point d’exploser. – Regarde-toi, murmura-t-il en semant des baisers le long de mon dos. Je me redressai juste assez pour voir la lumière irradiant de mon corps se fondre dans ses ténèbres, et à cette vue je m’abattis en criant son nom. Rhys me pressa contre lui. Je ne discernais plus la fin de la jouissance du début de la suivante tandis qu’il se mouvait en moi sans répit, les lèvres sur ma nuque ou contre mon oreille. Je pensai à cet instant que j’aurais pu expirer de plaisir et de désir. Il s’allongea sur le dos puis m’attira au-dessus de lui. Je sentis une lueur dans ses ténèbres, l’éclair d’une souffrance persistante, comme une cicatrice. Je compris alors pourquoi il me voulait dans cette position, à califourchon sur lui. Cela me brisa le cœur et je me penchai pour l’embrasser doucement et tendrement. Alors que nos lèvres se touchaient, il murmura mon nom contre ma bouche. Je l’embrassai encore et le chevauchai avec douceur. Nous pourrions nous déchaîner une prochaine fois, mais pour l’instant… Je préférais ne pas me demander pourquoi il voulait finir dans cette position… sans doute afin que ma lumière chasse la souillure infligée à ses ténèbres. Et je voulais resplendir pour lui et pour ma vie future. Je me redressai, les mains posées sur sa poitrine, et libérai ma lumière afin qu’elle chasse tout ce qu’on avait fait subir à mon bien-aimé et à mon ami. Rhys hurla mon nom en se cabrant dans un tournoiement d’étoiles et le plaisir me submergea au même instant. Je restai ensuite penchée sur lui, émerveillée devant lui… devant nous. – Il va falloir mettre cette lumière en veilleuse, dit-il en tirant doucement mes cheveux trempés. – Ce sera facile : je sais déjà dissimuler mes ombres, répliquai-je. – Mais elles t’échappent seulement quand tu es furieuse. Et comme j’ai l’intention de te rendre aussi heureuse que possible… Nous devrons apprendre à maîtriser cette merveilleuse lumière. – Toujours à réfléchir et calculer… – Tu ne peux savoir toutes les pensées, tous les rêves que j’ai élaborés à ton sujet, dit-il en m’embrassant au coin des lèvres. – Je me souviens d’un mur… Son rire fut comme une promesse sensuelle. – La prochaine fois, je te prendrai contre ce mur, Feyre. – À en décrocher les tableaux. Il hurla de rire. – Montre-moi encore ce que tu peux faire avec cette langue si bien pendue. Et je m’exécutai.     C’était une erreur de comparer, car je pressentais que chaque Grand Seigneur pouvait garder une femme éveillée toute une nuit, mais Rhysand était insatiable. Je ne dormis pas plus d’une heure cette nuit-là, mais je dois dire que j’en fus aussi responsable que lui. – C’est normal, me dit Rhys alors que nous prenions notre petit déjeuner dans la cuisine. – Qu’est-ce qui est normal ? – Cette… frénésie, précisa-t-il en choisissant ses mots. Quand un couple accepte le lien d’amour, c’est une sensation bouleversante. Nous redevenons les animaux que nous étions à l’origine, probablement afin que la femelle soit fécondée. Certains couples peuvent rester une semaine sans sortir. Du reste, les mâles deviennent si nerveux qu’il vaut mieux qu’ils n’apparaissent pas en public pendant cette période. J’ai vu des Fae parmi les mieux éduqués démolir une salle parce qu’un autre immortel avait regardé leur âme sœur avec trop d’insistance. Le souvenir d’un cabinet ravagé me revint en mémoire. Rhys savait qu’il me hantait. – J’aime croire que j’ai plus de sang-froid que le mâle moyen, mais… il faudra que tu sois patiente avec moi, Feyre. – Tu n’as pas envie de sortir d’ici, observai-je. – Je veux rester dans cette chambre jusqu’à notre épuisement complet. – Et… en cas de grossesse ? demandai-je. Nous n’avons pas… Je ne prends pas de contraceptif. – Tu veux en prendre un ? – En tant qu’épouse d’un Grand Seigneur, je suis censée lui donner des héritiers, non ? – Tu n’es obligée à rien, coupa-t-il. Les enfants sont rares et donc précieux, mais je ne veux pas que tu en aies parce que tu t’y sens contrainte. Et maintenant, avec cette guerre imminente… Je dois avouer que je serais terrifié de voir mon âme sœur enceinte alors que nous sommes entourés d’ennemis. Et à l’idée de ce que je serais capable de faire si tu attendais un enfant et qu’on te menaçait… ou qu’on te faisait du mal. Je frissonnai en songeant à la fureur qu’il était capable de déchaîner, comme je l’avais vu à la Cour de la Nuit. – Alors je prendrai un contraceptif dès notre retour, conclus-je. Je me levai et me dirigeai vers la chambre. Je devais me laver car j’étais tout imprégnée de lui, de son odeur. – Mais je serai fou de joie si tu me fais un jour l’honneur de me donner des enfants… et de pouvoir partager cela avec toi, reprit-il doucement. Je me retournai vers lui. – Je veux vivre d’abord, déclarai-je. Avec toi. Je veux voir le monde. Je veux découvrir ce que c’est d’être immortelle, d’être ton âme sœur et un membre de ta famille. Et, très égoïstement, je voudrais t’avoir encore un moment pour moi seule. – Prends tout le temps que tu voudras, répondit-il avec un sourire qui était la douceur même. Et si je t’ai toute à moi pour le reste de l’éternité, je n’aurai pas à me plaindre. Il me rejoignit au bord du bassin, me déposa dans l’eau et me fit l’amour lentement et passionnément au milieu des nuages de vapeur.

Chapitre 56 Rhys nous tamisa au camp illyrien. Nous abrégerions notre séjour là-bas pour plus de sécurité. Mais avec dix mille guerriers illyriens montant la garde sur les sommets des environs, Rhys doutait qu’un ennemi soit assez stupide pour nous attaquer. Nous venions de surgir dans la boue devant la petite maison en pierre quand nous entendîmes la voix traînante de Cassian. – Eh bien, il était temps ! Le grondement féroce qui jaillit de la gorge de Rhys me stupéfia, et je saisis son bras alors qu’il se tournait agressivement vers Cassian. Ce dernier le regarda et éclata de rire. – Le voyage a été agréable ? persifla Cassian tout en nouant ses cheveux avec une lanière de cuir usée. – Ne viens pas pleurer s’il te brise les dents, l’avertis-je. – Alors, et ce lien d’amour, Rhys ? poursuivit Cassian, les bras croisés. Comme Rhys ne répondait pas, il ricana. – Feyre ne paraît pas trop fatiguée. Elle pourrait peut-être essayer avec moi… Rhys laissa exploser sa rage. Un instant plus tard, tous deux roulaient dans la boue dans un tourbillon d’ailes, de muscles et de mâchoires claquantes. Je compris alors que Cassian savait parfaitement ce qu’il faisait. Il avait perçu la tension de Rhys et l’aidait à s’en libérer sous peine de faire crouler les montagnes autour de nous. Personne n’osait s’interposer dans cette terrifiante mêlée des deux mâles pantelant et crachant du sang. Tous attendaient que Rhys s’apaise ou s’en aille. Cassian éclata de rire quand il reçut un coup de poing en plein visage, puis il riposta. Je tressaillis. J’avais déjà vu Rhys combattre, mais il gardait toujours son sang-froid et son élégance. Je l’avais également vu furieux, mais jamais aussi féroce. Mor, appuyée au chambranle de la porte, observait la scène. – Ça va durer encore un moment. Bienvenue dans la famille, Feyre, dit-elle en m’ouvrant la porte. C’était la phrase la plus merveilleuse que j’eusse jamais entendue.     Rhys et Cassian rentrèrent épuisés, sales et sanglants une heure plus tard. À la vue de mon âme sœur, j’éprouvai une furieuse envie de sentir son odeur et son corps contre le mien. Cassian et Mor s’éclipsèrent sur-le-champ et Rhys ne se donna même pas la peine d’ôter mes vêtements avant de m’allonger sur la table de la cuisine et de me faire hurler assez fort pour alerter tous les Illyriens des environs. Mais quand ce fut fini, la tension de ses épaules s’était relâchée et la violence contenue de son regard était apaisée. Puis Cassian frappa à la porte. Un instant plus tard, nous nous tamisions tous les quatre vers la musique et les lumières de Velaris… chez nous.     Le soleil venait de se coucher quand Rhys et moi fîmes notre entrée, main dans la main, dans le pavillon du Vent. Mor, Azriel, Amren et Cassian assis nous y attendaient. Ils se levèrent comme un seul homme, me regardèrent et s’inclinèrent devant moi. Ce fut Amren qui prit la parole. – Nous vous servirons et nous vous protégerons. Tous quatre posèrent la main sur leur cœur, puis attendirent ma réponse. Rhys ne m’avait pas avertie de ce cérémonial, peut-être parce que ma réponse devait venir droit du cœur, sans calcul et sans fard. – Merci, dis-je en raffermissant ma voix. Mais je préférerais que vous soyez mes amis avant de me servir et de me protéger. – Nous le sommes, mais nous te servirons et nous te protégerons, répondit Mor avec un clin d’œil. Je sentis mon visage se réchauffer et je souris à mes amis… à ma famille. – Maintenant que c’est réglé, pourrions-nous manger, je vous prie ? Je meurs de faim, déclara Rhys sur un ton traînant. Amren eut un sourire narquois. – Épargne-nous tes commentaires, Amren, à moins que tu ne préfères qu’on règle ça sur le toit, ajouta-t-il en lançant un regard aigu à Cassian. Ils étaient encore couverts de bleus mais leurs plaies cicatrisaient déjà. Amren fit claquer sa langue, puis me regarda. – J’ai entendu dire qu’il t’est poussé des crocs en forêt et que tu as tué des bêtes d’Hybern. Bien joué, ma fille ! lança-t-elle. – Elle a surtout sauvé la peau de ce pauvre Rhys qui s’était fourré dans un joli pétrin, commenta Mor en se servant un verre de vin. Je lui tendis le mien pour qu’elle le remplisse aussi. – C’est vrai qu’il a besoin d’être dorloté en ce moment, déclarai-je. Azriel en avala son vin de travers et je rencontrai son regard, qui était empreint d’une chaleur inhabituelle chez lui. Mais je sentis Rhys se crisper à côté de moi et détournai rapidement le regard du maître-espion. Un bref coup d’œil vers Rhys me révéla qu’il se sentait coupable de sa réaction et qu’il luttait pour rester calme. Comme ils me paraissaient étranges, ces instincts primaires de Grands Fae, et tellement en contradiction avec leurs traditions et leur culture millénaires. Nous partîmes pour le royaume des mortels peu après le dîner. Mor, dans les bras de Cassian, transportait le globe, suivie de près par Azriel, et Rhys… Rhys me serrait contre lui de ses bras puissants et inflexibles. Nous survolâmes l’eau noire dans un silence absolu. Nous allions dévoiler aux reines le secret que mes amis avaient gardé si longtemps et au prix de tant de souffrances.

Chapitre 57 Le printemps était enfin de retour chez les mortels. Crocus et jonquilles perçaient la terre en dégel. Cette fois-ci, la reine la plus âgée et la blonde furent les seules à nous rendre visite, mais leur escorte était toujours aussi nombreuse. Je portais de nouveau mon ample robe blanche et ma couronne de plumes d’or, et j’étais au côté de Rhysand quand les reines et leurs sentinelles se tamisèrent dans le salon. Mais à présent, nous nous tenions par la main, inflexibles comme un chant sans commencement ni fin. Les yeux rusés de la reine la plus âgée scrutèrent nos visages, nos mains et nos couronnes. Elle s’assit sans y avoir été invitée et étala les jupes de sa robe émeraude autour d’elle. La reine blonde resta debout un peu plus longtemps, la tête légèrement inclinée sur le côté. Ses boucles blondes brillaient au soleil. Quand elle prit place près de sa comparse, les coins de ses lèvres rouges se relevèrent légèrement. – Nous vous remercions d’avoir bien voulu nous accorder un peu de votre temps, commença Rhys sans même les saluer. La jeune reine répondit par un léger signe de tête et son regard d’ambre se posa sur nos amis qui se tenaient derrière nous : Cassian et Azriel de part et d’autre de la grande fenêtre devant laquelle Elain et Nesta attendaient dans leurs plus beaux atours. Derrière elles, le jardin d’Elain était en pleine floraison. Nesta se tenait très droite, les épaules dégagées. Elain se mordillait la lèvre. Mor était debout de l’autre côté de Rhys. Elle portait une robe dont le bleu-vert me rappelait les eaux calmes de la Sidra et tenait à la main une boîte en onyx contenant la Veritas. La reine la plus âgée qui nous observait, les yeux plissés, s’esclaffa. – Après avoir été gravement offensées lors de notre entrevue précédente, dit-elle en lançant un regard noir à Nesta – qui lui répondit par un regard aussi intense –, nous nous sommes demandé un certain temps si nous reviendrions. Comme vous pouvez le voir, trois d’entre nous ont jugé l’insulte impardonnable. Menteuse. Rejeter le blâme sur Nesta, tenter de semer la discorde entre nous, bafouer ce que ma sœur avait tenté de défendre… – Si c’est la pire insulte que vous ayez subie de votre vie, vous tomberez de haut quand la guerre éclatera, intervins-je avec un calme qui me surprit moi-même. Les commissures des lèvres de la reine blonde frémirent de nouveau et ses yeux d’ambre brillèrent d’un éclat intense. – Il a donc conquis votre cœur, Rompt-le-Sort, susurra-t-elle. Son regard allait de Rhys à moi. – Je ne crois pas que ce soit pure coïncidence que le Chaudron nous ait réunis, lui et moi, à la veille d’une nouvelle guerre entre nos peuples, déclarai-je. – Le Chaudron ? Nos deux peuples ? répéta la reine blonde en jouant avec le rubis qu’elle portait au doigt. Notre peuple n’invoque pas de Chaudron. Notre peuple ne pratique pas la magie. Je dirais donc qu’il y a votre peuple… et le nôtre. Quant à vous, vous ne valez guère mieux que ces Enfants des Élus. Que leur arrive-t-il quand ils franchissent le mur ? Deviennent-ils des proies ? Se sert-on d’eux avant de les abandonner ? Deviennent-ils vieux et infirmes pendant que vous restez éternellement jeunes ? Quelle honte… Et quelle injustice que vous, Rompt-le-Sort, ayez reçu en présent tout ce que ces imbéciles imploraient : l’éternelle jeunesse… Qu’aurait fait le seigneur Rhysand si vous aviez vieilli tandis qu’il restait éternellement jeune ? – Avez-vous quelque chose à nous dire ou parlez-vous uniquement pour le plaisir de vous entendre parler ? demanda Rhysand. Elle rit doucement, puis se tourna vers l’autre reine dans un mouvement qui fit bruire sa robe jaune. La vieille reine tendit sa main ridée vers la boîte que Mor tenait dans ses doigts déliés. – Est-ce la preuve que nous avons demandée ? s’enquit-elle. – Mon amour pour le Grand Seigneur n’est-il pas une preuve suffisante de notre bienveillance ? m’exclamai-je. La présence de mes sœurs n’a-t-elle aucune valeur à vos yeux ? Ma sœur porte une bague de fiançailles en fer, et pourtant, elle est à nos côtés. Elain semblait lutter contre l’envie de cacher sa main dans les plis de sa jupe, mais elle restait bien droite sous le regard des reines. – Je dirais plutôt que c’est une preuve de stupidité de se fiancer à un homme qui hait les immortels et de mettre ce mariage en péril en s’associant avec vous, commenta la reine blonde en ricanant. – Ne portez pas de jugement sur ce que vous ne connaissez pas, riposta Nesta, glaciale. La jeune reine croisa les mains sur ses genoux. – La vipère reprend la parole, grommela-t-elle. Puis elle me regarda, les sourcils haussés. – Il aurait certainement été plus avisé de l’exclure de cette réunion. – Elle met sa demeure à notre disposition et risque de perdre son rang dans la société afin que nous puissions nous réunir, rétorquai-je. Elle a le droit d’entendre ce qui se dit ici et d’y prendre part en tant que représentante de ce royaume, tout comme sa sœur. – Alors montrez-nous que nous sommes dans l’erreur, déclara la reine la plus âgée. Rhys adressa un léger signe de tête à Mor et elle ouvrit la boîte. Le globe argenté brillait à l’intérieur comme une étoile sous du verre. – Voici la Veritas, dit-elle, l’héritage de ma lignée. Nous l’avons rarement utilisée dans l’histoire de Prythian. Elle souleva le globe de son nid de velours. Il n’était pas plus gros qu’une pomme bien mûre et tenait dans les mains en coupe de Mor comme si elles avaient été modelées pour l’accueillir. – La vérité est mortellement dangereuse, reprit-elle. Elle peut briser, réparer et lier. La Veritas détient la vérité du monde entier. Je suis la Morrigan. Vous savez que je dis vrai. Son regard n’était pas de ce monde et me donnait la chair de poule. Elle posa le globe sur le tapis entre nous, et les deux reines se penchèrent vers lui. La Veritas palpita en irradiant de la lumière à chaque pulsation. – Vous désirez la preuve de notre bonne foi, de notre bonne volonté avant de nous remettre le Livre ? Il existe sur nos terres une cité éprise de paix, d’art et de prospérité. Comme je doute que vous souhaitiez franchir le mur, je vais vous montrer ce lieu. Mor étendit la main et un nuage pâle s’éleva du globe, puis se mêla à sa lumière. Les reines tressaillirent et les gardes se rapprochèrent, la main posée sur leurs armes. Les nuages s’étendirent dans la salle et, au milieu de cette lumière voilée, surgit une image. C’était Velaris vue du ciel, vue par Rhys volant vers elle. Ce n’était qu’une minuscule tache sur la côte mais à mesure qu’il descendait la cité et le fleuve grandissaient et leurs contours devenaient de plus en plus nets. Alors l’image vacilla comme si Rhys la traversait. Je vis défiler les quais et les navires du port, les maisons, les rues et les théâtres, l’Arc-en-Ciel aux couleurs chatoyantes sous le soleil du printemps. Des passants joyeux ou pensifs, aimables et accueillants, saluaient leur Grand Seigneur. Je vis ensuite les places des marchés, des restaurants et le pavillon du Vent. Toute ma cité secrète et merveilleuse, mon foyer. Cette vision était empreinte d’amour, sans que je pusse m’expliquer comment la Veritas rendait cette impression. Je comprenais tout ce qu’exprimaient ces couleurs, ces lumières que le globe avait fait resurgir je ne savais trop comment de la mémoire de Rhys. Et soudain, couleurs, lumières et nuages furent absorbés par le globe et l’illusion s’évanouit. – C’était Velaris, expliqua Rhys. Voilà cinq mille ans que nous cachons son existence. Maintenant, vous connaissez ce secret. C’est cette ville que je protège par les rumeurs et par la peur que j’inspire. C’est la raison pour laquelle j’ai combattu à vos côtés pendant la guerre : afin d’inaugurer mon soi-disant règne de terreur et afin qu’il reste dans la légende. Et si le prix à payer pour protéger cette cité et mon peuple doit être l’opprobre sur moi, qu’il en soit ainsi. Les deux reines restaient bouche bée, comme perdues dans la contemplation de la ville. Quand Mor s’éclaircit la gorge, la blonde sursauta et lâcha son mouchoir de dentelles. Elle se baissa pour le ramasser, les joues rouges. L’autre reine leva les yeux vers nous. – Nous vous savons gré de la confiance que vous nous montrez, déclara-t-elle. Nous réfléchirons à votre demande. Si je n’avais pas été assise, cette dernière phrase m’aurait fait tomber de haut. – Nous n’avons pas le temps de réfléchir, objecta Mor. Chaque jour perdu joue en faveur d’Hybern. – Nous en parlerons aux autres reines et nous vous informerons de notre décision en temps voulu, trancha la reine. – Vous ne comprenez donc pas à quoi vous vous exposez en agissant ainsi ? s’exclama Rhys, dont le ton exprimait davantage la stupeur que la condescendance. Notre alliance est aussi vitale pour vous que pour nous. La reine haussa ses frêles épaules. – Avez-vous vraiment cru nous émouvoir par votre missive et vos supplications ? lança-t-elle. Elle adressa un signe au garde le plus proche d’elle, qui tira de son armure une lettre pliée. La reine la prit, la déplia et lut à voix haute : – Je vous écris cette lettre non en tant que Grand Seigneur, mais en tant qu’homme amoureux d’une femme qui a été autrefois mortelle. Je vous implore de réagir vite, pour secourir son peuple et pour venir en aide au mien. Je vous écris afin que nous puissions un jour connaître une paix véritable, afin que celle que j’aime puisse rendre visite à sa famille sans susciter la peur, la haine et les représailles, afin que nous puissions vivre dans un monde meilleur. Rhys l’avait écrite plusieurs semaines auparavant. Avant que je sois devenue son âme sœur. Ce n’était pas une requête aux reines, mais une lettre d’amour. Je pris sa main, la pressai doucement et ses doigts se refermèrent sur les miens. – Qui nous dit qu’il ne s’agit pas d’une manipulation pure et simple ? poursuivit la reine la plus âgée. – Quoi ? s’écria Mor tandis que la reine blonde acquiesçait. – Bien des choses ont changé depuis la guerre, depuis votre prétendue amitié avec nos ancêtres, déclara cette dernière. Peut-être n’êtes-vous pas ce que vous affirmez être. Peut-être le Grand Seigneur a-t-il pris possession de nos esprits pour nous faire croire que vous êtes la Morrigan. Ces paroles nous réduisirent au silence. – Ce sont les paroles d’une pauvre folle, grommela Nesta à mi-voix. Elain saisit sa main pour la faire taire, mais elle se dégagea et fit un pas en avant, livide de rage. – Donnez-leur le Livre, ordonna-t-elle. Les reines cillèrent et se crispèrent. – Donnez-leur le Livre, répéta ma sœur d’une voix coupante. – Non, siffla la reine la plus âgée. – Des innocents vivent sur ces terres, poursuivit Nesta en embrassant d’un geste la salle, ceux qui s’y trouvaient et le monde. Si vous ne voulez pas jouer vos vies contre les puissances qui nous menacent, laissez au moins à ces gens une chance de combattre. Donnez le Livre à ma sœur. La reine âgée poussa un soupir excédé. – Il serait possible de faire évacuer ces terres…, commença-t-elle. – Il vous faudrait dix mille navires ! l’interrompit Nesta, dont la voix se brisa. Il vous faudrait une flotte entière. J’ai fait les calculs. Et si vous vous préparez à la guerre, ce n’est pas à nous que vous enverrez ces navires. Nous serons pris en tenaille entre l’armée d’Hybern et la vôtre. La reine se pencha en agrippant les accoudoirs de son fauteuil. – Peut-être pourriez-vous demander à l’un de ces mâles ailés de vous transporter par-delà l’océan, ma fille, répondit-elle. Nesta déglutit péniblement.– Je vous en prie, supplia-t-elle, et c’étaient des paroles que je n’aurais jamais cru entendre d’elle. Je vous en prie… ne nous laissez pas affronter seuls ce qui se prépare. La reine ne cilla pas. J’en restai sans voix. Nous leur avions apporté cette preuve… nous avions fait notre possible, en vain. Même Rhys se taisait, le visage indéchiffrable. Alors Cassian se détacha du mur, s’approcha de Nesta et les gardes se raidirent tandis que l’Illyrien avançait au milieu d’eux. Il contempla Nesta qui regardait toujours les reines, les larmes aux yeux, des larmes de rage et de désespoir nées de ce feu qui brûlait en elle. Quand elle remarqua enfin sa présence, elle leva les yeux vers lui. – Il y a cinq cents ans, j’ai combattu non loin de ce manoir, raconta-t-il d’une voix rude. J’ai fait la guerre aux côtés de mortels et d’immortels et versé mon sang avec eux. Je reviendrai combattre ici, Nesta Archeron, afin de protéger les vôtres. Je ne peux concevoir meilleure fin que de mourir pour défendre ceux qui en ont le plus besoin. Je vis une larme glisser sur la joue de Nesta et Cassian leva la main pour l’essuyer. Ma sœur ne se déroba pas devant ce geste. Sans savoir pourquoi, je regardai Mor. Dans ses yeux grands ouverts, je ne lus ni jalousie ni colère, mais quelque chose qui ressemblait à de l’admiration. Nesta refoula ses larmes et se détourna de Cassian. Il la contempla encore un instant avant de se tourner vers les reines qui se relevaient. Mor les imita. – C’est de l’argent que vous voulez ? demanda-t-elle. Alors dites votre prix. La reine blonde ricana tandis que leurs gardes formaient un rempart autour d’elles. – Nous avons toutes les richesses que nous pouvons souhaiter, répondit-elle. Nous allons maintenant rentrer chez nous pour délibérer avec nos sœurs. – Mais vous allez refuser, insista Mor. – Peut-être, fit la reine blonde avec un petit sourire narquois, et elle prit la main de sa comparse. – Nous vous remercions de la confiance que vous nous avez témoignée, dit cette dernière en relevant le menton. Et elles disparurent. Mor jura et je regardai Rhys, navrée. J’aurais voulu lui demander pourquoi il n’avait pas insisté davantage… mais ses yeux étaient rivés au fauteuil sur lequel s’était tenue la reine blonde un instant plus tôt. Sous ce fauteuil gisait une boîte qui était restée dissimulée sous ses longues jupes. Une boîte qu’elle avait dû déposer là quand elle avait ramassé son mouchoir. Rhys le savait et il avait cessé de discuter avec elles pour hâter leur départ autant que possible. J’ignorais comment elle avait apporté cette boîte jusqu’ici et c’était le cadet de mes soucis, car la voix chantante de l’autre moitié du Livre emplit soudain la salle : Vie, mort et résurrection Soleil, lune et ténèbres Pourriture, os et floraison Salut à toi, ma charmante, salut à toi, dame de la nuit, princesse du déclin. Salut à vous, bête à crocs et faon tremblant. Aimez-moi, touchez-moi, chantez-moi… C’était de la folie. Alors que la première moitié du Livre n’était que ruse et froid calcul, tout dans cette boîte n’était que chaos, désordre et rébellion, joie et désespoir. Rhys la prit et la déposa sur le fauteuil. Il n’avait pas besoin de moi pour l’ouvrir car aucun Grand Seigneur ne l’avait ensorcelée. Il souleva le couvercle. Un mot était posé sur le métal doré du Livre. J’ai lu votre lettre sur celle que vous aimez. Je vous crois et je crois en la paix. Je crois en un monde meilleur. Si quelqu’un vous interroge, dites que vous avez volé la boîte pendant notre entrevue. Ne vous fiez pas aux autres. La sixième reine n’était pas malade. C’était tout. Rhys prit le Livre des Sorts. Clair et sombre et gris et clair et sombre et gris… – C’est à vous de décider si vous voulez rester ici ou venir avec nous, mesdames, dit-il à mes sœurs. Vous connaissez la situation. Si vous choisissez de rester, une escouade de mes soldats sera là dans une heure pour garder votre demeure. Si vous voulez nous suivre dans cette ville que nous venons de montrer aux reines, je vous incite à faire vos préparatifs. Nesta regarda Elain, qui restait silencieuse et les yeux agrandis. – C’est à toi de choisir, lui dit Nesta avec une douceur inhabituelle. Je compris que, pour Elain, elle était prête à vivre à Prythian. Elain était comme une colombe prise au filet. – Je… je ne peux pas, bredouilla-t-elle. Je… Mais Rhysand acquiesça avec bonté et compréhension. – Mes sentinelles resteront auprès de vous et leur présence sera invisible et imperceptible, annonça-t-il. Vous n’aurez pas à vous occuper d’elles. À midi et à minuit, l’une d’elles vous attendra dans cette salle au cas où vous changeriez d’avis, et vous n’aurez qu’un mot à dire. Ma maison est également la vôtre. Ses portes vous seront toujours ouvertes. Nesta regarda Rhys, Cassian, puis moi. Son visage était toujours pâle d’angoisse, mais elle inclina la tête. – Je sais maintenant pourquoi tu as peint des étoiles sur ton tiroir, me dit-elle.

Chapitre 58 Nous repartîmes aussitôt pour Velaris, car nous savions que les reines remarqueraient vite la disparition du Livre. Et, à en croire cette allusion à la fausse maladie de l’une d’elles, elles étaient retorses. Amren s’empara de l’autre moitié du Livre sans même nous demander comment s’était déroulée l’entrevue. Puis elle disparut dans la salle à manger dont elle referma les portes derrière elle. Et nous attendîmes.     Deux jours passèrent. Amren n’avait toujours pas déchiffré le code. Rhys et Mor partirent en début d’après-midi pour la Cour des Cauchemars afin de remettre la Veritas à sa place sans que Keir s’en doute, et pour s’assurer qu’il se préparait bien à la guerre. Cassian nous avait annoncé que les légions illyriennes postées dans les montagnes attendaient l’ordre de s’envoler là où se déroulerait notre première bataille. Car elle aurait bel et bien lieu, comme je le comprenais à présent. Même si nous parvenions à neutraliser le pouvoir du Chaudron grâce au Livre, même si je réussissais à empêcher le roi de s’en servir pour abattre le mur et semer la destruction, il avait levé des armées puissantes. Nous étions sans nouvelles de mes sœurs. Mon père, quant à lui, était toujours sur le continent pour vendre ou acheter j’ignorais quoi. Nous n’avions toujours pas de réponse des reines. C’était à elles que je pensais le plus, et surtout à cette reine aux deux visages et aux yeux d’or. J’espérais la revoir un jour. Après le départ de Rhys et de Mor, Cassian et Azriel étaient venus séjourner à l’hôtel particulier afin de préparer notre inévitable voyage à Hybern. Pour notre premier dîner, Cassian avait ouvert l’un des vins les plus anciens de Rhys afin de célébrer mon union avec lui comme il convenait. J’avais compris que les Illyriens étaient venus non seulement pour me tenir compagnie, mais aussi pour me protéger. Comment dire à Cassian et à Azriel que je n’ai pas besoin de leur protection ? écrivis-je à Rhys. J’aime la compagnie, mais pas les sentinelles. Ne leur dis rien, mais impose-leur des limites, répondit-il. Tu es leur amie et mon âme sœur. Ils te protégeront instinctivement. Si tu les mets à la porte, ils se posteront sur le toit. Vous, les mâles illyriens, vous êtes vraiment insupportables, commentai-je. Mais nous compensons cela par notre impressionnante envergure… En lisant cette phrase et malgré la distance qui nous séparait, je rougis et sentis mes orteils se crisper. Cette envergure me manque. Je suis ravi de le lire. Crétin, griffonnai-je, et je perçus l’écho de son rire. À mon retour, nous irons dans la boutique de l’autre côté de la Sidra pour que tu essaies ces dessous vaporeux devant moi. Je m’endormis en y pensant, en regrettant de ne plus sentir ses mains sur ma peau et en priant pour qu’il revienne vite. Le printemps s’épanouissait sur les collines et les sommets aux environs de Velaris et je voulais survoler cette mer teintée de jaune et de violet avec lui. Le lendemain, Amren étant toujours penchée sur le Livre et Azriel était parti patrouiller sur la côte, Cassian et moi assistâmes à un concert en début d’après-midi. Comme l’amphithéâtre dans lequel le spectacle avait lieu était à proximité, je préférai m’y rendre à pied malgré les courbatures que je gardais de mon entraînement matinal avec Cassian. La musique fut ensorcelante, bien qu’étrange. Elle avait été composée à l’époque où les mortels ne foulaient pas encore la terre, m’expliqua Cassian. Il la trouvait bizarre et dissonante, mais moi, elle m’envoûta. Nous rentrâmes par l’un des innombrables ponts suspendus du fleuve, dans un silence amical. En chemin, nous apportâmes une pinte de sang à Amren qui nous remercia et nous pria de repartir. Nous nous dirigions maintenant vers le marché aux étoffes et aux bijoux où je voulais acheter des cadeaux à mes sœurs pour les remercier de leur aide. Cassian m’avait promis de les leur faire porter par l’un des messagers chargés de nous transmettre les dernières nouvelles du royaume des mortels. Je me demandais s’il y ajouterait un présent pour Nesta. Je m’arrêtai au milieu du pont en marbre. Cassian resta à mes côtés tandis que je contemplais l’eau turquoise qui coulait paresseusement. Je sentais les écheveaux du courant dans ses profondeurs, les filets d’eau salée et d’eau douce, les algues qui recouvraient le sol semé de coquillages et les bonds de minuscules créatures sur les pierres et dans la boue. Tarquin les percevait-il aussi ? Dormait-il à cette heure dans son palais au sommet d’une île ? Nageait-il dans ses rêves parmi les poissons ? Cassian s’accouda au large rebord en pierre du pont. Ses siphons palpitaient comme des flammes rouges frémissantes. – Ce que vous avez promis à ma sœur, l’autre jour… Cela compte beaucoup pour moi, dis-je, sans doute parce que j’adorais fourrer le nez dans les affaires des autres. Cassian haussa les épaules dans un bruissement d’ailes. – J’aurais fait la même chose pour n’importe qui. – Cela compte également beaucoup pour elle, insistai-je. Ses yeux noisette se plissèrent, mais je regardais le fleuve d’un air dégagé. – Nesta est différente de la plupart des gens, poursuivis-je. Elle paraît féroce et inflexible, mais c’est une façade. Un bouclier, comme les défenses mentales de Rhysand. – Contre quoi ? – Les émotions. Je crois que Nesta ressent tout intensément et que cela la consume. Sans ce mur qu’elle a érigé autour d’elle, elle serait submergée par ses émotions. – Elle semble ne tenir à personne, sauf à Elain, observa-t-il. Je le regardai dans les yeux, scrutai son beau visage hâlé. – Elle ne sera jamais comme Mor : elle ne sera jamais prodigue de son amour comme elle. Mais pour les rares personnes qu’elle aime… Je crois qu’elle serait capable de bouleverser l’univers et même de se détruire. Elle et moi avons nos… différends, mais elle n’oubliera jamais que vous vous êtes déclaré prêt à défendre Elain et son peuple. Cassian se redressa. – Pourquoi me dites-vous tout ça ? – Je pensais que vous deviez le savoir pour la prochaine fois que vous la verrez, quand elle vous exaspérera, ce qui ne manquera pas d’arriver. Mais je sais qu’elle vous en est reconnaissante. Peut-être qu’elle l’exprime mal, mais le cœur y est. Je me demandais si je devais continuer, quand je remarquai un changement presque imperceptible dans le fleuve coulant au-dessous de nous. C’était comme un frémissement dans le courant, parmi les créatures qui couraient dans le lit du fleuve comme des gouttes d’encre jetées dans l’eau. Cassian fut aussitôt en alerte tandis que j’examinais les alentours. – Que se passe-t-il, bon sang ? maugréa-t-il. Il tapota du doigt ses siphons. Je regardai bouche bée une cuirasse noire écailleuse se déployer, glisser sur ses poignets et ses bras et remplacer sa tunique. Elle le recouvrait comme une seconde peau en remontant vers ses épaules. Ses autres siphons apparurent. Son armure s’étendait maintenant sur son cou, sa poitrine et sa taille. Je cillai et, un instant plus tard, elle avait gagné ses jambes, puis ses pieds. Le ciel était sans nuages et les rues animées résonnaient de bavardages. Cassian parcourait lentement la ville du regard. Le cours du fleuve restait régulier, mais je le sentais bouillonner en profondeur… – Comme pour fuir la mer, murmurai-je. Le regard de Cassian se tourna vers l’embouchure du fleuve et les falaises lointaines sur lesquelles les vagues se fracassaient. Soudain, à l’horizon, apparut une traînée noire qui avançait rapidement et s’étendit en s’approchant de nous. – Dites-moi que ce sont des oiseaux, repris-je à voix haute. Mon pouvoir courait dans mes veines et je serrai les poings en l’exhortant à s’apaiser, à couler moins précipitamment… – Aucune patrouille n’est censée connaître cet endroit, dit Cassian en guise de réponse. Il faut rentrer immédiatement. La traînée noire se scinda, puis se divisa en d’innombrables silhouettes bien trop grandes pour être celles d’oiseaux. – Il faut sonner l’alarme…, commençai-je. Des passants montraient déjà du doigt les formes dans le ciel tandis que d’autres criaient. Cassian voulut me saisir par le bras, mais je reculai d’un bond. De la glace dansait au bout de mes doigts et le vent mugissait dans mon sang. Je les prendrais un par un… – Allez chercher Azriel et Amren, lui ordonnai-je. Les silhouettes étaient maintenant à la hauteur des falaises, en masse, des centaines de créatures ailées portant dans leurs bras des soldats… toute une armée qui se déployait. – Cassian…, répétai-je. Mais une épée illyrienne était apparue dans sa main et un poignard brillait dans l’autre. Il me les tendit. – Rentrez à l’hôtel… tout de suite, m’ordonna-t-il. Il était hors de question que je rentre. Puisque ces créatures volaient, je pouvais user de ma magie pour geler leurs ailes, les brûler vives, les briser, même si elles étaient légion, même si… À la vitesse d’une rafale de vent, l’armée volante atteignit les portes de la ville et décocha des flèches sur les passants qui hurlaient et couraient se mettre à l’abri. Je saisis les armes dont le métal grésilla sous mes paumes chauffées à blanc. Cassian leva la main et une lumière rouge jaillit de son siphon. Elle explosa pour former un bouclier géant dans le ciel au-dessus de la ville et au-devant de l’ennemi. Quand la légion heurta le mur, il serra les dents et poussa un grognement comme s’il ressentait chaque impact dans son corps. La paroi rouge et translucide du bouclier s’avança vers les créatures et les repoussa. Muets d’horreur, nous les regardâmes lever le bras pour frapper le bouclier… Ce n’étaient pas de simples immortels. À leur vue, ma magie vacilla, puis se tarit. Ces créatures ressemblaient à l’attor. Elles étaient grises avec de longs membres, des gueules de reptiles et des dents acérées. Et quand elles transpercèrent le bouclier comme si ce n’était qu’une toile d’araignée, je vis briller sur leurs gantelets une pierre bleuâtre semblable aux chaînes de Rhys. Une pierre qui repoussait la magie, sortie tout droit du trésor maléfique du roi d’Hybern. Une à une, les créatures traversèrent le bouclier. Cassian en fit surgir un nouveau devant elles. Certaines s’écartèrent et s’élancèrent vers les portes de la ville qui n’étaient pas sous la protection du bouclier. Mes paumes rougeoyantes devinrent moites. – Allez-vous-en ! me hurla Cassian. Très haut au-dessus de nous, trois créatures s’abattirent sur le dôme rouge et le transpercèrent avec les rayons jaillissant des pierres de leurs gantelets. Un trou s’ouvrit dans le bouclier et Cassian me précipita à terre avec lui, m’abritant de ses ailes déployées. J’entendis des cris à proximité, un rire sifflant et… un crissement suivi d’un bruit spongieux. Cassian jura, s’écarta et je me redressai pour regarder dans la direction du bruit. Des taches de sang étincelaient comme des rubis sur le marbre blanc du pont. Et empalée sur l’un des lampadaires qui le bordaient… Son corps était cambré.Ses cheveux d’or avaient été tondus et ses yeux dorés arrachés. Elle tressaillait encore, son torse svelte transpercé par le métal rouge de sang. J’entendis quelqu’un vomir sur le pont, puis repartir en courant. Mais je ne pouvais plus détacher les yeux de la reine blonde, ni de l’attor qui avait surgi de la brèche et trônait au sommet du lampadaire. – Avec le meilleur souvenir des reines, siffla-t-il. Et de Jurian ! Et il prit son envol, vif et agile, vers le quartier des théâtres que nous venions de quitter. Cassian se rua vers l’attor, puis s’arrêta court et se tourna vers moi. – Allez-y, chuchotai-je d’une voix rauque. – Rentrez tout de suite. C’était un ordre sans appel, et il s’envola dans le sillage de l’attor, qui avait déjà disparu dans le ciel. Autour de moi, le bouclier était troué par les créatures qui s’y engouffraient. Elles lâchaient ensuite les soldats d’Hybern qu’elles avaient transportés au-dessus de l’océan. C’était une armée d’immortels de rang inférieur de toutes sortes. Je me ruai vers la reine, prête à donner mon sang pour la secourir, mais son corps s’affaissa brutalement. Je sentis alors en moi le souffle de sa mort. Des cris, des battements d’ailes et le sifflement des flèches rompirent le silence. Je courus vers l’autre rive de la Sidra sur laquelle se trouvait l’hôtel particulier. Dans mon affolement, je n’osai pas me tamiser. Il me restait très peu de temps avant que des soldats ne surgissent dans ma rue, quelques minutes à peine pour arriver là-bas et mettre à l’abri dans l’hôtel tous ceux que je croiserais. Il était cerné de défenses que ces créatures elles-mêmes ne pourraient franchir. Des immortels passaient devant moi à la recherche d’un refuge, de leurs amis et de leur famille. Je parvins au bout du pont. Les sommets des collines se dressaient devant moi… Des soldats d’Hybern étaient déjà en haut de la colline aux deux palais, riant des cris et des supplications tandis qu’ils entraient dans les demeures et traînaient dehors leurs habitants. Le sang ruisselait sur les pavés. Elles l’avaient fait… Ces reines avaient livré cette cité éprise d’art, de musique et de vie à des monstres. Le roi d’Hybern s’était certainement servi du Chaudron pour abattre ses défenses. Une formidable détonation ébranla l’autre rive et je m’effondrai. Sous l’impact, je lâchai mes poignards et m’écorchai les mains sur les pavés. Je me relevai, ramassai mes armes et me tournai vers le fleuve. Cassian et Azriel volaient au-devant des créatures ailées qui tombaient sous leurs coups. Des faisceaux lumineux jaillissaient de leurs siphons. Deux boucliers rouge et bleu fusionnèrent dans un grésillement et s’abattirent sur les soldats, déchirant chair et ailes et faisant fondre des os… Des mains vêtues de gantelets en pierre tombaient du ciel et disparaissaient dans le fleuve sur le passage des deux guerriers illyriens. Mais les créatures d’Hybern avaient déjà atterri en nombre… En trop grand nombre. Des toits étaient éventrés, des portes enfoncées et les cris qui s’élevaient étaient coupés net… Ce n’était pas la destruction d’une ville, mais une extermination pure et simple. Et à une centaine de mètres du pont sur lequel je me tenais, l’Arc-en-Ciel n’était plus qu’un bain de sang. L’attor et ses sbires avaient convergé vers ce quartier comme si les reines leur avaient indiqué où se trouvait le point le plus vulnérable, le cœur vivant de la ville. Des flammes ondulaient sur la colline et de la fumée noire maculait le ciel. Où était Rhys ? Où était mon âme sœur ? De l’autre côté du fleuve, une nouvelle détonation ébranla la ville. Ce n’étaient ni Cassian ni Azriel qui tenaient cette rive-là, mais Amren. Sur un seul geste de ses mains frêles, des soldats tombaient à terre, se débattaient, suffoquaient et hurlaient. En face de moi, la rue dégagée offrait le seul passage à travers l’enfer. Un cri de femme jaillit de la colline. Je dégainai mon épée illyrienne et me tamisai vers l’Arc-en-Ciel à feu et à sang. Là-bas étaient mon foyer et mon peuple. Si je devais mourir pour défendre cet endroit où les arts florissaient, ainsi soit-il. Je devins ténèbres, ombre et vent. Je me posai à l’orée du quartier. Les soldats d’Hybern prenaient d’assaut l’extrémité opposée, se répandaient sur la promenade du fleuve et saccageaient les auberges dans lesquelles j’avais mangé, bu et ri. Ils me virent seulement quand je fondis sur eux, quand la lame de mon épée leur fendit le crâne. Six d’entre eux tombèrent sous mes coups, mais quand je m’arrêtai au pied de la colline et plongeai les yeux dans le feu, le sang et la mort, je compris qu’ils étaient bien trop nombreux pour moi. Je ne réussirais jamais à les tuer tous… Je vis alors une jeune immortelle svelte à la peau verte brandir un tuyau rouillé pour défendre sa galerie à l’intérieur de laquelle d’autres immortels accroupis sanglotaient. Elle était encerclée de cinq soldats ailés qui se moquaient de son arme et la provoquaient. Mais elle les tenait en respect et gardait son sang-froid. Le sol autour d’elle était jonché de débris de poteries, de bois et de toiles… Trois soldats postés au sommet de la colline m’aperçurent et se lancèrent à ma poursuite, mais je courais plus vite qu’eux. Je me précipitai vers la Sidra aux eaux chantantes. J’arrivai sur le bord du quai, devant le fleuve déjà rouge de sang, et frappai le sol du pied. Alors, en réponse à ce geste, les eaux enflèrent. Je m’abandonnai au pouvoir qui dansait dans mes os, mon sang et mon souffle. Je devins la Sidra, ce fleuve antique et profond, et le pliai à ma volonté. Brandissant mes armes, je le sommai d’enfler encore, puis façonnai et forgeai ses vagues. Mes assaillants s’arrêtèrent court quand je m’élançai vers eux à la tête d’une meute de loups d’eau. Ils tournèrent les talons et prirent la fuite, mais je courais au milieu de ma horde et nous étions plus rapides. Les loups surgissaient un à un de la Sidra en rugissant, aussi énormes que celui que j’avais tué dans la forêt un an auparavant, et traversaient les rues comme la foudre. J’avais fait cinq pas quand ma horde rattrapa les soldats qui avaient provoqué la galeriste. J’en avais fait sept quand ils les jetèrent à terre et les noyèrent sous l’eau jaillissant de leurs gueules. J’arrivai sur eux et la lame de mon épée chanta en tranchant leurs têtes tandis qu’ils suffoquaient. La galeriste, qui avait encore son tuyau à la main, sanglota en me voyant, mais me salua d’un signe de tête. Certains soldats s’échappaient et prenaient leur envol. Alors des ailes et des serres poussèrent à mes loups, qui devinrent des faucons et des aigles. Ils s’abattirent sur les fuyards et les inondèrent. Quand ces soldats en vol virent qu’ils ne pouvaient pas être noyés dans les airs, ils ricanèrent. Je levai une main vers le ciel, puis fermai le poing. L’eau ruisselant sur leurs ailes, leurs armures et leurs visages se changea en glace. La glace d’un hiver éternel, la glace de cette part de moi-même impitoyable envers ces créatures et déterminée à venger mon peuple de ce qu’elles lui avaient fait subir. Plusieurs dizaines de soldats figés en plein vol tombèrent d’un seul bloc et se brisèrent sur les pavés. Mes loups se déchaînaient autour de moi, déchiraient, noyaient et pourchassaient nos ennemis. Les soldats qui s’étaient envolés se fracassaient au sol par dizaines. Les rues étaient couvertes d’éclats de glace, de débris d’ailes, de chair, de sang et de pierres. Les cris de mon peuple avaient cessé et c’étaient maintenant ceux des soldats qui chantaient dans mon sang. L’un d’eux s’éleva au-dessus des édifices aux couleurs vives, et je le reconnus. L’attor battait frénétiquement des ailes. Sa peau grise et ses gantelets en pierre étaient maculés du sang d’innocents. J’envoyai sur lui un aigle et un faucon, mais il était plus vif et plus agile. Esquivant mes animaux, il monta dans le ciel en fendant l’air, loin de moi et de mon pouvoir, loin de Cassian et d’Azriel qui tenaient le fleuve et la plus grande partie de la ville, loin d’Amren qui précipitait à terre des légions entières sans blessures apparentes. Aucun de mes amis n’avait vu l’attor prendre son envol et semer ses poursuivants. Il allait rentrer en Hybern et retrouver le roi. Il avait pris la tête de ces légions pour se venger de nous et j’étais certaine que la reine blonde était morte entre ses mains. Comme Clare. Où es-tu ? La voix de Rhys résonnait en moi de très loin, par-dessus mon bouclier mental. Où es-tu ? répéta-t-elle plus fort. Je rengainai épée et poignard et ramassai les flèches tombées à terre. Des flèches en frêne enduites de sang-venin. Je suis exactement où je dois être, répondis-je à Rhys. Et je me tamisai dans le ciel.

Chapitre 59 Je me tamisai sur l’un des toits les plus proches, une flèche en frêne dans chaque main, scrutant le ciel à la recherche de l’attor. Feyre ! J’opposai mon bouclier mental à cette voix, à Rhysand. Pas maintenant, pensais-je. Pas en ce moment. Je le sentais marteler, rugir de l’autre côté de mes défenses, mais même lui ne pouvait les franchir. L’attor était ma proie. À l’horizon, fonçant vers moi, une puissante nuée de ténèbres engloutissait l’univers, et tous les soldats sur son chemin disparaissaient en elle. Mon âme sœur, incarnation de la mort et triomphe de la nuit… Je repérai l’attor qui virait vers l’océan, vers Hybern, en survolant la ville. Je me tamisai, lançai vers lui mon esprit comme un filet et remontai le long de ce lien, par-delà le temps, la distance et contre le vent… Je perçus la traînée huileuse de sa perfidie et concentrai toute mon attention sur son essence, ce phare de corruption et de vilenie. Quand j’émergeai du vent et de l’ombre, je chevauchais l’attor. Il hurla quand je plongeai les flèches empoisonnées dans ses ailes en transperçant les muscles. Il rua sous la douleur et sa langue bifide fendit l’air. Au-dessous de nous, la ville n’était plus qu’une tache floue et la Sidra, un ruisseau. Je me muai en flamme et étreignis l’attor. Il hurlait et se débattait, les ailes paralysées par le poison… Cinglés par le vent, nous tombâmes comme une pierre vers la terre, vers le sang et la souffrance. Je fis surgir mon poignard dans ma main. Les ténèbres qui consumaient l’horizon se rapprochèrent soudain comme si elles m’avaient repérée. Non, pas tout de suite…, pensai-je. Je brandis ma lame au-dessus de la cage thoracique osseuse et étirée de l’attor. – Ça, c’est pour Rhys, grondai-je dans son oreille pointue. Je plongeai le poignard et sentis l’impact contre l’os dans toute ma main. Un sang argenté réchauffa mes doigts et l’attor hurla. J’arrachai la lame dans une gerbe de sang qui éclaboussa mon visage. – Ça, c’est pour Clare. J’enfonçai à nouveau le poignard et fis tourner la lame dans sa poitrine. Les contours des édifices se dessinaient au-dessous de nous. Les eaux de la Sidra étaient rouges, mais le ciel était vide, débarrassé des soldats, tout comme les rues. L’attor hurlait et sifflait, jurait et implorait. J’arrachai de nouveau la lame de la plaie. Je distinguais maintenant des silhouettes. Le sol se ruait vers nous. L’attor se convulsait si violemment que je devais m’arc-bouter pour ne pas lâcher prise. – Et ça, c’est pour moi, murmurai-je dans son oreille et dans son âme corrompue. Je plongeai la lame une troisième fois en me délectant du craquement des os et de la déchirure de la chair. Je pouvais compter les pavés et voir la mort me tendre les bras. Je me penchai vers l’attor et collai ma bouche tout contre son oreille, comme pour lui murmurer des mots doux. – Rendez-vous en enfer, susurrai-je. Je lâchai l’attor et me tamisai plus loin.   J’entendis son corps heurter les pavés et ses os se briser alors que je traversais l’étoffe de l’univers, propulsée par mon pouvoir et par la vélocité de ma chute. Je resurgis quelques mètres plus loin et sentis le décalage entre mon esprit et mon corps, qui était plus lent à s’adapter. Mes jambes se dérobèrent sous moi et je m’effondrai contre le mur d’un édifice peint en rose, avec une telle violence que le plâtre se fissura autour de mon dos et de mes épaules. Je tremblais de tout mon corps. Un peu plus loin dans la rue, une masse rompue et suintante gisait sur les pavés. Les ailes de l’attor n’étaient plus que des déchets au milieu de débris d’armure, d’éclats d’os et de restes de chair brûlée. La vague de ténèbres me rejoignit sur cette rive de la Sidra. Personne ne cria à la vue de cette cascade de nuit semée d’étoiles qui éclipsait toute lumière. Les ténèbres s’évanouirent soudain, laissant place à la lumière. J’entendis devant moi le crissement de bottes sur le sol, suivi du battement et du bruissement d’ailes puissantes. Je sentis sur mon visage une main qui relevait mon menton alors que je regardais fixement les restes de l’attor. Des yeux violets rencontrèrent les miens. Rhys… Rhys était là. Et j’avais… Il se pencha vers moi, le front luisant de sueur, la respiration précipitée, et pressa doucement ses lèvres contre les miennes, pour me rappeler qui nous étions, où nous nous trouvions. La glace qui recouvrait mon cœur fondit, un tentacule de ténèbres apaisa le feu brûlant dans mes entrailles et l’eau reflua de mes veines pour retourner dans la Sidra. Rhys recula en caressant ma joue. Autour de nous, des gens pleuraient et gémissaient, mais je n’entendais plus de cris de terreur. – Feyre Rompt-le-Sort, protectrice de l’Arc-en-Ciel, murmura mon âme sœur. Je le serrai dans mes bras et sanglotai. Et, alors que sa cité se lamentait, le Grand Seigneur de la Cour de la Nuit me serra contre lui jusqu’à ce que je sois capable d’endurer la vision de ce monde nouveau baignant dans le sang.

Chapitre 60 – Velaris est en sûreté, annonça Rhys au plus noir de la nuit. Les défenses abattues par le Chaudron ont été reconstruites. Nous n’avions pris aucun repos jusqu’à cet instant. Nous avions travaillé sans répit pendant des heures avec tous les habitants de la ville. Nous avions soigné, nous avions reconstruit. À présent, nous étions réunis dans le salon de l’hôtel particulier où trois heures du matin sonnaient à l’horloge. Je me demandais comment Rhys, adossé au manteau de la cheminée, pouvait encore tenir debout. J’étais vautrée sur le canapé à côté de Mor. Comme les autres, nous étions couvertes de sang et de boue. Au visage meurtri de Cassian qui ne guérissait que lentement, je devinais qu’il avait épuisé ses réserves de magie pendant ce long moment durant lequel il avait dû défendre la ville seul. Mais ses yeux fauves flamboyaient de rage. Amren ne valait guère mieux. Ses vêtements gris étaient en lambeaux et sa peau d’une blancheur de neige. À demi assoupie sur le canapé placé face au mien, elle s’appuyait à Azriel, qui lui lançait des regards inquiets alors qu’il saignait encore de ses blessures. Les pierres bleues de ses siphons étaient ternes, comme s’ils étaient vides. Quand j’avais aidé les survivants de l’Arc-en-Ciel à soigner leurs blessés, compter leurs morts et commencer les réparations, Rhys était passé me voir à plusieurs reprises. Durant l’une de ces pauses, il m’avait raconté ce qu’Amren avait accompli de l’autre côté de la Sidra. Puisant dans ses sombres pouvoirs, elle avait insufflé des illusions à l’esprit des soldats. Elle leur avait fait croire qu’ils étaient tombés dans la Sidra et qu’ils se noyaient, ou qu’ils volaient à plusieurs milliers de mètres, chutaient comme des pierres et sentaient leurs os craquer en s’écrasant au sol. Elle avait livré les plus cruels et les plus sanguinaires des soldats à leurs propres cauchemars et, de terreur, leur cœur avait cessé de battre. Certains étaient tombés dans le fleuve et s’étaient noyés dans leur sang, d’autres s’étaient tout simplement évanouis dans l’air. – Velaris est peut-être en sûreté, mais pour combien de temps ? objecta Cassian. Hybern connaît désormais son existence grâce à ces ordures de reines. À qui d’autre trahiront-elles encore ce secret ? De combien de temps disposons-nous avant que d’autres cours fassent irruption ici, avant qu’Hybern se serve de nouveau du Chaudron pour abattre nos défenses ? Rhys ferma les yeux. Ses épaules étaient rigides. Je pouvais littéralement sentir la pression à laquelle il était soumis. Je ne voulais pas alourdir son fardeau, mais j’avais une question à poser : – Qui défendra la cité si nous partons tous en Hybern pour détruire le Chaudron ? – Moi, déclara Amren. Je suis la seule à pouvoir protéger la ville entière avant l’arrivée de renforts. Aujourd’hui, l’ennemi a eu l’avantage de la surprise. À présent, nous serons mieux préparés en cas d’attaque. Les nouvelles défenses que nous avons érigées ne tomberont pas aussi facilement. – Et maintenant, que faisons-nous ? demanda Mor avec un soupir. – Nous dormons et nous mangeons, répondit simplement Amren. – Et puis nous riposterons, ajouta Azriel, la voix encore rauque de la rage de la bataille.     Cette nuit-là, Rhys ne se coucha pas. Quand j’émergeai de mon bain aux eaux troublées de boue et de sang, il était invisible. Je le cherchai à tâtons par notre lien et, malgré mes courbatures, me traînai jusqu’au toit en terrasse. Il se trouvait là, dans l’obscurité. Ses ailes déployées traînaient sur les dalles. Je m’assis sur ses genoux et passai les bras autour de son cou. Il contemplait la cité. – Il reste si peu de lumières cette nuit, dit-il. Mais je ne regardais pas la ville, car je suivais du doigt les contours de son visage. Je caressai ses lèvres du pouce. – Ce n’est pas ta faute, fis-je doucement. Ses yeux à peine visibles dans l’obscurité rencontrèrent les miens. – Vraiment ? Je leur ai remis cette ville sur un plateau, répondit-il. Même si j’ai dit que j’étais prêt à courir ce risque… Je ne sais pas qui je hais le plus à présent : le roi, les reines ou moi-même. Je repoussai des mèches de cheveux de son visage. Il saisit ma main et retint mes doigts entre les siens. – Tu m’as tenu à distance. Tu m’as opposé ton bouclier. J’étais coupé de toi, reprit-il. – Je suis désolée… Il éclata d’un rire amer. – Désolée ? Tu devrais plutôt être impressionnée, déclara-t-il. Entre ton bouclier et ce que tu as fait à l’attor… Tu aurais pu être tuée. – Tu me reproches d’avoir pris ce risque ? Il fronça les sourcils, puis enfouit son visage contre mon épaule. – Comment pourrais-je te reprocher d’avoir défendu mon peuple ? J’ai envie de te secouer parce que tu n’es pas rentrée à l’hôtel, mais… tu as choisi de combattre pour Velaris. Je ne te mérite pas. Il m’embrassa dans le cou. Sa sincérité me serra le cœur. Je lui caressai les cheveux. – Chacun de nous mérite l’autre, protestai-je. Et nous méritons d’être heureux. Je n’entendais plus que nos paroles dans la ville silencieuse et sombre. Rhys frissonna contre moi. Quand ses lèvres trouvèrent les miennes, je le laissai m’étendre sur le toit et me faire l’amour sous les étoiles.     Amren parvint à déchiffrer le Livre l’après-midi du lendemain. Et ce qu’elle nous apprit, alors que nous étions rassemblés autour de la table de la salle à manger, n’annonçait rien de bon. – Pour annihiler le pouvoir du Chaudron, nous annonça-t-elle sans préambule, il faut toucher le Chaudron et prononcer les mots suivants. Elle les avait notés sur une feuille de papier. – En es-tu absolument certaine ? demanda Rhys. – Je feindrai de ne pas me sentir insultée, Rhysand, grommela-t-elle. Mor s’interposa et se pencha pour examiner les deux moitiés du Livre des Sorts. – Qu’arrivera-t-il si nous recollons les deux moitiés ? s’enquit-elle. – Ne le fais surtout pas, répondit Amren. Si tu reconstitues le Livre, on sentira le souffle de son pouvoir à travers le monde. Et tu verras accourir non seulement le roi d’Hybern, mais des ennemis bien plus anciens et plus redoutables, des créatures longtemps endormies et qui auraient dû le rester. – Alors il faut partir tout de suite pour Hybern, déclara Cassian. Son visage avait guéri, mais il boitait encore d’une blessure dissimulée sous sa cuirasse. – Rhys, puisque tu ne peux pas te tamiser sans laisser de traces, Mor et Az nous tamiseront tous là-bas, dit-il, Feyre neutralisera le Chaudron et nous décamperons. Nous serons repartis avant qu’on ait seulement remarqué notre présence, et le roi d’Hybern pourra garder le Chaudron pour ses cuisines. – Mais le Chaudron pourrait se trouver n’importe où dans son château…, objectai-je. – Nous savons où il est, déclara Cassian. – Nous l’avons recherché. Il est quelque part dans les étages inférieurs, m’expliqua Azriel. Tout le château et les terres environnantes sont hérissés de défenses qu’il est néanmoins possible de franchir. Nous avons élaboré un plan qui permettra à quelques-uns d’entre nous d’entrer dans la place, d’en ressortir vite et discrètement et de disparaître avant que nos ennemis aient compris ce qui leur est arrivé. – Mais le roi est capable de détecter la présence de Rhys dès son arrivée, intervint Mor. Et nous ignorons combien de temps il faudra à Feyre pour neutraliser le Chaudron. – Nous y avons réfléchi, répondit Cassian. Rhys et toi, vous nous tamiserez au large de la côte d’Hybern. Nous ferons le reste du trajet en volant. Quant au temps nécessaire pour neutraliser le Chaudron, c’est un risque que nous devons courir. Le silence retomba. Nous attendions la réponse de Rhys qui scrutait mon visage. – C’est un plan solide, insista Azriel. Le roi ne connaît pas nos odeurs. Nous neutraliserons le Chaudron et disparaîtrons avant qu’il ne l’ait remarqué… Ce sera une offense bien plus grave que l’attaque plus sanglante et plus directe que nous avions d’abord envisagée, Rhys. Et avant de ressortir de ce château, nous leur laisserons de quoi leur rappeler pourquoi nous avons gagné la dernière guerre, conclut-il. Son regard était illuminé d’une joie vengeresse surprenante sur ce visage si paisible. Cassian acquiesça d’un air sinistre et Mor esquissa un sourire. – Si j’ai bien compris, tu me demandes de rester au-dehors pendant que Feyre s’introduit dans la place forte du roi ? demanda enfin Rhys avec un calme inquiétant. – Oui, confirma Azriel avec le même calme. Si Feyre ne parvient pas à neutraliser le Chaudron rapidement ou facilement, nous le volerons et nous le renverrons en pièces à ce fumier. Quoi qu’il en soit, dès que nous en aurons fini au château, Feyre te le fera savoir par votre lien. Alors Mor et toi, vous nous tamiserez loin d’Hybern. Personne ne pourra détecter ta présence assez vite si tu viens seulement pour nous chercher. Rhys s’assit enfin à côté de moi sur le canapé et me regarda. – Si tu veux y aller, tu es libre de le faire. Si je ne l’aimais pas déjà, je l’aurais aimé rien que pour cette raison : il ne m’incitait pas à rester, il ne me cloîtrait pas après ce qui était arrivé la veille, même si tout son instinct lui dictait de le faire. Et je songeai que j’avais été traitée avec bien peu de considération auparavant pour me contenter de si peu, pour considérer la liberté qu’on m’accordait comme un privilège et non comme un droit naturel. Le regard de Rhys s’assombrit et je compris qu’il avait lu dans mes pensées. – Tu es mon âme sœur, mais tu es libre de tes décisions, déclara-t-il. C’est à toi de choisir. Tu as fait ton choix hier, tu le feras chaque jour et à jamais. Et peut-être était-il le seul à me comprendre parce que, comme moi, il avait été désarmé, emprisonné et contraint à des atrocités. J’entrelaçai mes doigts aux siens et les pressai. Ensemble… nous lutterions ensemble pour notre paix et notre avenir. – Allons-y, décidai-je.     Une heure plus tard, alors que je montais à l’étage, je me rendis compte que j’ignorais dans quelle chambre je devais me rendre. Depuis notre retour du chalet, j’avais dormi dans la mienne, mais… qu’en était-il de la sienne ? Tamlin avait gardé sa chambre, mais il dormait dans la mienne. Je supposais qu’il en serait de même ici. J’étais presque arrivée devant ma porte quand j’entendis derrière moi la voix de Rhysand, qui était adossé à la sienne. – Nous pouvons dormir dans ta chambre si tu préfères, mais… à partir de maintenant, nous ferons chambre commune. Dis-moi seulement si je dois apporter mes affaires ou emporter les tiennes. Si tu es d’accord. – Mais ne veux-tu pas… garder une pièce rien qu’à toi ? demandai-je. – Non… Sauf si tu le préfères. J’ai besoin de la protection de tes loups contre mes ennemis. Je pouffai. Il ne se lassait pas de m’entendre lui raconter cet épisode de mon combat. – Ton lit est plus grand, répondis-je en désignant sa chambre du menton. Et ce fut décidé. Quand j’entrai dans sa chambre, j’y trouvai mes vêtements dans une armoire voisine de la sienne. Je contemplai le lit imposant et tout l’espace autour de nousRhys ferma la porte et se dirigea vers une petite boîte posée sur un bureau. Il la prit et me la tendit sans un mot. Mon cœur bondit quand je soulevai le couvercle. L’étoile du saphir brillait à la lueur des chandelles comme si un esprit de la Pluie d’étoiles était prisonnier de la pierre. – C’est la bague de ta mère ? demandai-je. – Elle me l’a donnée pour que je me rappelle qu’elle restait toujours avec moi, même pendant les pires heures de ma formation de guerrier. À ma majorité, elle me l’a reprise pour la remettre à la Tisserande. Elle m’a dit que si je devais me marier ou si je rencontrais mon âme sœur, ma promise devrait être assez rusée ou assez vaillante pour récupérer cette bague, sinon elle ne survivrait pas à mon côté. J’ai promis à ma mère de faire subir cette épreuve à ma fiancée. La bague est restée chez la Tisserande pendant plusieurs siècles. Je sentis mon visage devenir brûlant. – Tu m’avais dit que c’était un objet de valeur… – Oui, pour moi et pour ma famille. – Si j’ai bien compris, mon épreuve chez la Tisserande… – Il était crucial de savoir si tu pouvais détecter l’un de ces objets, mais… j’ai choisi celui-là par pur égoïsme. – J’ai donc conquis mon alliance sans que tu me demandes si je voulais t’épouser. – Peut-être. – Et toi, veux-tu que je la porte ? demandai-je en inclinant la tête sur le côté. – Seulement si toi, tu le veux. – Quand nous irons à Hybern… si les choses tournent mal, est-ce que quelqu’un pourrait savoir que nous sommes destinés l’un à l’autre ? Et pourrait-on s’en servir contre toi ? Une étincelle de rage s’alluma dans son regard. – Si on nous voit ensemble et si on flaire notre odeur, on saura à quoi s’en tenir, répondit-il. – Et si je me présente seule, avec une alliance de la Cour de la Nuit au doigt… Il poussa un grondement bas et menaçant. Je refermai la boîte sans avoir pris la bague. – Quand nous aurons neutralisé le Chaudron, je veux tout faire : déclarer notre lien, me marier, organiser une fête stupide à laquelle nous inviterons tous les habitants de Velaris… tout, déclarai-je. Rhys me reprit la boîte et la posa sur la table de nuit. – Et si je voulais encore davantage ? demanda-t-il en m’entraînant vers le lit. – Je t’écoute, susurrai-je alors qu’il me déposait sur les draps.

Chapitre 61 Je n’avais encore jamais eu autant d’acier sur moi. Des poignards étaient fixés sur tout mon corps, cachés dans mes bottes et dans mes poches intérieures, et je portais une épée illyrienne dans le dos. Quelques heures plus tôt, j’étais inondée de bonheur après avoir vécu des moments d’horreur et d’affliction. Quelques heures plus tôt, j’étais encore dans ses bras. Et maintenant Rhysand, mon âme sœur, mon Grand Seigneur et mon associé, se tenait à mon côté dans l’entrée de l’hôtel particulier, avec Mor, Azriel et Cassian armés de pied en cap et prêts pour le départ. Nous restions tous silencieux. – Le roi d’Hybern est vieux, Rhys… très vieux. Ne t’attarde pas là-bas, lui recommanda Amren. Bonjour, adorable petite menteuse sans scrupules, chuchota une voix tout contre ma poitrine, une voix provenant des moitiés du Livre placées dans deux poches différentes. Dans l’une d’elles, le sort que je devais prononcer était écrit en toutes lettres sur une feuille. Je l’avais lu une douzaine de fois sans oser le faire à voix haute. – Nous serons de retour avant d’avoir eu le temps de te manquer, répondit Rhys. Garde bien Velaris. Amren examina mes mains gantées et mes armes. – À côté de ce Chaudron, le Livre peut paraître inoffensif, dit-elle. Si le sort n’opère pas ou si tu ne peux pas emporter le Chaudron, pars sans attendre. J’acquiesçai. Elle nous regarda tous. – Bon vol, ajouta-t-elle. C’était sans doute la seule marque d’affection dont elle fût capable. Mor m’attendait, les bras ouverts. Cassian et Rhys devaient se tamiser avec Azriel. Rhys resterait posté à quelques kilomètres de la côte, après quoi les deux guerriers illyriens nous rejoindraient, Mor et moi. Rhys se campa devant moi, visiblement tendu. Je me haussai sur la pointe des pieds pour l’embrasser. – Tout ira bien, l’assurai-je. Quand je m’écartai de lui, il regarda Cassian. Ce dernier s’inclina. – Je la protégerai au péril de ma vie, Grand Seigneur, déclara-t-il. Rhys regarda Azriel qui s’inclina à son tour. – Au péril de nos deux vies, ajouta-t-il. Cette réponse parut satisfaire Rhys, dont les yeux se tournèrent vers Mor. – Je sais ce que je dois faire, déclara cette dernière. Je me demandai quelles instructions elle avait reçues dont je n’étais pas informée. Avant que j’aie pu dire au revoir à Amren, Mor avait saisi ma main et nous étions parties.     Nous descendions en chute libre vers l’océan noir comme la nuit. Un corps chaud heurta le mien et me rattrapa sans que j’aie eu le temps de m’affoler et peut-être de me tamiser ailleurs. – Doucement, me dit Cassian en virant à droite. Je baissai les yeux et vis Mor piquer vers la terre avant de se tamiser plus loin. Pas la moindre trace de la présence de Rhys. À quelques mètres devant moi, Azriel n’était plus qu’une ombre déliée au-dessus de l’eau noire, vers la masse obscure de l’île dont nous nous rapprochions. Hybern… Aucune lumière ne brillait sur l’île, qui paraissait très ancienne, comme une araignée aux aguets dans sa toile depuis la nuit des temps. – Je suis allé deux fois en Hybern, murmura Cassian, et à chaque fois j’ai compté les minutes qui me séparaient du départ. Je comprenais pourquoi. L’île qui se présentait à nous était une muraille de falaises blanches comme des ossements, aux sommets plats et herbeux qui plus loin cédaient la place à des collines dénudées. C’était un paysage d’une désolation oppressante. Amarantha avait préféré mettre à mort ses esclaves plutôt que de les libérer. Elle n’avait été que l’un des nombreux commandants des armées du roi. Et si les légions qui avaient assailli Velaris la veille n’étaient que l’avant-garde de ces armées… – Son château est là-bas, reprit Cassian. Dans une courbe de la côte, taillé à même la falaise et dominant la mer, se dressait un château blanc élancé mais à demi effondré. Pas de marbre imposant ni d’élégant calcaire, seulement cette roche à la sinistre couleur d’ossements. Une douzaine de tours perçaient le ciel nocturne et quelques lumières clignotaient aux fenêtres et aux balcons. Personne en vue, pas même une patrouille. – Où sont-ils tous passés ? demandai-je. – C’est la relève de la garde, m’expliqua Cassian. Il y a une petite porte à l’arrière du château qui donne sur la mer. Mor nous y attendra : c’est l’entrée la plus proche pour les étages inférieurs. – Je suppose qu’elle ne peut pas nous y tamiser directement ? – Non, car ces étages sont bardés de défenses et cela lui prendrait trop de temps de les franchir. Rhys le pourrait, mais nous le retrouverons seulement à la sortie, devant cette porte. Ma bouche se dessécha à cette pensée. Ramène-moi chez moi, chuchota le Livre contre ma poitrine. En effet, à mesure que nous approchions de la côte, je pouvais sentir sa présence. Le Chaudron. Antique, cruel, solitaire… Je me demandai pourquoi ils avaient pris la peine de le localiser car j’étais certaine que je serais menée droit à lui. Je frissonnai. Après avoir décrit un virage, nous nous posâmes au pied des falaises, devant le château. Mor nous attendait là, l’épée tirée, devant la porte ouverte. Quand il la vit, Cassian poussa un soupir de soulagement. Azriel atterrit rapidement et sans bruit, puis entra en éclaireur. Mor n’avait pas quitté Cassian des yeux. Ils échangèrent un regard qui en disait long. Je me demandai ce que leurs sens d’immortels décuplés par leur entraînement pouvaient déceler. L’entrée était sombre et silencieuse. Azriel en resurgit un instant plus tard. – Les gardes sont neutralisés, annonça-t-il. Du sang luisait sur son poignard en frêne. Les yeux froids d’Azriel rencontrèrent les miens. – Vite, me dit-il.     Je n’eus pas besoin de me concentrer pour retrouver la trace du Chaudron, car il m’attirait irrésistiblement à lui en m’emprisonnant dans son étreinte maléfique. À chaque fois que nous atteignions un embranchement, Cassian et Azriel partaient en éclaireurs pour revenir presque toujours avec des poignards rougis de sang et des visages sinistres, en me faisant signe de me hâter. Peut-être cette expédition serait-elle vaine, mais pas ces morts. Elles me laissaient de glace, car ces gens-là avaient torturé Rhys et envoyé une armée saccager ma ville et massacrer ses habitants. Je descendis l’escalier d’un donjon très ancien aux pierres noires et tachées. Mor, à mes côtés et constamment aux aguets, était ma dernière ligne de défense. Si Cassian et Azriel étaient blessés, elle devrait me faire ressortir du château par tous les moyens et me ramener à Velaris. Mais nous ne croisions personne dans le donjon ou, plus exactement, je ne croisais personne puisque les Illyriens éliminaient tous les gardes sur notre chemin. Nous arrivâmes devant un nouvel escalier qui s’enfonçait dans les profondeurs du château… Je le montrai du doigt, prise de nausée. – Il est en bas, dis-je. Cassian descendit les marches, son épée à la main. Azriel et Mor semblèrent retenir leur souffle jusqu’à l’instant où un sifflement de Cassian se répercuta sur les pierres de la cage d’escalier. Mor descendit avec moi dans les ténèbres, une main posée sur mon dos. Enfin chez moi…, se réjouit le Livre des Sorts. Cassian se tenait dans une chambre circulaire et un globe lumineux oscillait au-dessus de son épaule. Au milieu de la pièce, sur une petite estrade, trônait le Chaudron

Chapitre 62 Le Chaudron était existence et néant, ténèbres et… l’origine de ces ténèbres, quelle qu’elle fût. Mais il n’était ni vie ni joie, ni lumière ni espoir. De la taille d’une baignoire, il était en fer noir et ses trois pieds avaient la forme de branches grimpantes hérissées d’épines. Je n’avais jamais rien vu d’aussi hideux et d’aussi séduisant à la fois. Le visage de Mor était livide. – Fais vite, me dit-elle. Nous n’avons que quelques minutes devant nous. Azriel parcourait du regard la chambre, l’escalier et le Chaudron. Quand je m’approchai de l’estrade, il me barra le passage de son bras tendu. – Écoutez. Nous tendîmes l’oreille. Ce n’étaient pas des paroles, mais une pulsation semblable à celle du sang qui résonnait dans la chambre. Comme si le Chaudron avait un cœur qui palpitait. Qui se ressemble s’assemble, chuchota une voix en moi. Je m’approchai du Chaudron, suivie de Mor, et montai sur l’estrade. L’intérieur du Chaudron n’était qu’un tourbillon d’un noir d’encre. Peut-être l’univers était-il bel et bien sorti de lui, comme le racontait la légende. Azriel et Cassian se raidirent en me voyant poser une main sur le rebord. Douleur, extase, puissance et faiblesse m’envahirent, tout ce qui était et n’était pas, feu et glace, lumière et ténèbres, déluge et sécheresse… La matrice de la création. Je me ressaisis et me préparai à lire le sort. Je tirai le papier de ma poche en tremblant, et mes doigts effleurèrent au passage la moitié du Livre. Menteuse aux paroles de miel, dame de duplicité…, chuchota-t-il. Une main sur la moitié du Livre des Sorts, l’autre sur le Chaudron, je fis un pas hors de moi-même et une décharge électrique traversa mon sang comme si j’attirais la foudre. Oui, princesse de putréfaction, tu sais maintenant ce que tu dois faire… – Feyre, murmura Mor sur un ton d’avertissement. Mais ma bouche m’était devenue étrangère en cet instant où le pouvoir du Chaudron et du Livre se déversait en moi et me consumait. L’autre moitié, siffla le Livre, apporte l’autre moitié… Réunissons-nous et soyons libres… Je tirai le Livre de ma poche et le calai au creux de mon bras pendant que je sortais l’autre moitié. Fille adorable, oiseau admirable… si douce, si généreuse… Ensemble, ensemble, ensemble… – Feyre ! cria Mor. Amren avait tort : séparées, les deux moitiés étaient trop faibles face à la puissance abyssale du Chaudron, mais réunies… le sort opérerait. Quand elles seraient jointes, je ne serais plus un simple conducteur entre elles, mais leur maître. Il était exclu d’emporter le Chaudron : il fallait le neutraliser dès maintenant. Devinant ce que je projetais, Mor jura et tendit la main vers moi, mais elle fut trop lente. Je posai la seconde moitié du Livre sur la première. Une onde de pouvoir silencieuse fit le vide dans mes oreilles et fit ployer mes os. Et puis plus rien. – Nous ne pouvons pas courir le risque…, commença Mor d’une voix qui me parut très lointaine. – Laisse-lui juste une minute, interrompit Cassian. J’étais le Livre et le Chaudron, le son et le silence… J’étais un fleuve vivant dans lequel ils fusionnaient, dans un flux et un reflux perpétuels, une marée sans début ni fin. Le sort… les paroles… Je regardai la feuille de papier que je tenais à la main, mais mes yeux ne voyaient pas et mes lèvres ne remuaient pas. Je n’étais ni un instrument ni un pion. Je ne serais ni le conducteur ni le laquais de ces choses… J’avais appris le sort par cœur. Je l’énoncerais, le soufflerais, le penserais… Surgi du puits de ma mémoire, le premier mot se forma. J’avançai péniblement à sa rencontre, tendis la main vers lui, vers ce mot qui me ramènerait à moi-même, à mon essence… Des mains vigoureuses me tirèrent en arrière, m’arrachant au Livre et au Chaudron. Une lumière sale et de la pierre couverte de moisissure apparurent dans mon champ de vision et la chambre se mit à tourner tandis que je suffoquais. Azriel me secouait, les yeux si agrandis que je voyais le blanc autour de l’iris. Que s’était-il passé ? Des pas résonnèrent au-dessus de nous. Azriel me repoussa derrière lui et brandit son épée. Ce mouvement me rendit un semblant de lucidité et je sentis un liquide chaud goutter sur mes lèvres. C’était du sang. Je saignais du nez. Les pas se rapprochaient. Mes amis brandirent leurs armes tandis qu’un bel homme aux cheveux bruns descendait les dernières marches. Ses oreilles rondes étaient humaines, mais ses yeux… J’en connaissais la couleur pour avoir vu pendant trois mois l’un d’eux enchâssé dans le cristal. – Pauvre idiote, me lança-t-il. – Jurian…, soufflai-je

Chapitre 63 J’évaluai la distance entre Jurian et nous et comparai mon épée aux deux lames jumelles qu’il portait entrecroisées dans le dos. Cassian fit un pas vers lui. – Toi…, gronda-t-il. Jurian s’esclaffa. – Je vois qu’on a gravi des échelons ! Mes félicitations. Je sentis soudain une vibration entre lui et nous. Telle une onde de nuit et de fureur, Rhys surgit à mon côté. Il empocha le Livre si prestement que je m’en aperçus à peine. Mais dès que je cessai de sentir son métal entre mes mains, je fus accablée à l’idée d’avoir si pitoyablement échoué, de m’être si facilement laissé subjuguer par son pouvoir… – Tu as plutôt bonne mine pour un cadavre, Jurian, déclara Rhys en se plaçant nonchalamment entre moi et l’ancien guerrier. – Toi, la dernière fois que je t’ai vu, tu réchauffais les draps d’Amarantha, fit Jurian en ricanant. – Tiens, tiens, tu t’en souviens, répliqua Rhys tandis que je fulminais. Voilà qui est intéressant… Jurian regarda Mor. – Où est Miryam ? – Elle est morte, répondit Mor sans détour, répétant un mensonge vieux de cinq siècles. Drakon et elle se sont noyés dans la mer Érythrienne. – Menteuse, susurra Jurian. Tu as toujours été une fieffée menteuse, Morrigan. Azriel poussa un grondement comme je n’en avais jamais encore entendu jaillir de sa gorge. Jurian l’ignora. – Où avez-vous emmené Miryam ? demanda-t-il en appuyant sur chaque mot. – Loin de toi, répondit Mor. Je l’ai menée au prince Drakon. Leur lien d’amour a été reconnu et ils ont été mariés la nuit où tu as assassiné Clythia. Et elle n’a plus jamais pensé à toi depuis. La rage distordit les traits de Jurian, le héros des légions humaines devenu un monstre aussi effroyable que ceux qu’il avait combattus. Rhys saisit ma main pour me donner le signal du départ. J’empoignai le Chaudron en lui ordonnant de nous suivre, et me préparai à affronter le vent et la nuit. Mais je ne sentis rien. Mor prit les mains de Cassian et d’Azriel, mais tous trois restèrent immobiles. Jurian sourit. – Une nouvelle ruse ? demanda Rhys d’une voix traînante en serrant ma main plus fort. Jurian haussa les épaules. – On m’a envoyé ici pour faire diversion pendant qu’il vous jetait un sort, répondit-il avec un sourire carnassier. Vous ne pourrez sortir de ce château qu’avec son autorisation. Ou en morceaux… Mon sang se glaça. Cassian et Azriel se mirent en position de combat, mais Rhys se contenta d’incliner la tête. Je sentis son sombre pouvoir enfler, prêt à disloquer Jurian… Mais il n’en fut rien. Pas même un souffle de vent nocturne. – Et ce n’est pas tout, reprit Jurian. L’aurais-tu oublié ? Heureusement que j’étais présent et constamment éveillé pendant toutes ces années, Rhysand. Elle a volé au roi son Livre de Sorts pour s’emparer de tes pouvoirs, Rhysand. Je sentis la magie en fusion qui m’habitait se figer. Le lien qui l’unissait à mon esprit et à mon âme était serré avec une telle force par une main invisible que plus rien ne circulait en lui. Je m’élançai vers l’esprit de Rhysand, mais je me heurtai à un obstacle d’une dureté incroyable, un mur de pierre étrangère et insensible. – Le roi a fait en sorte que ce Livre lui soit restitué, poursuivit Jurian alors que j’invoquais en vain mes pouvoirs. Amarantha ignorait l’usage de la moitié des sorts les plus cruels. Sais-tu ce que c’est que d’être incapable de dormir, de boire, de manger, de respirer et d’éprouver quoi que ce soit pendant cinq cents ans ? Ce que c’est d’être toujours éveillé et forcé de regarder tout ce qu’elle a fait ? Ce supplice l’avait rendu fou, comme le révélait la lueur froide de ses yeux. – Cela n’a sans doute pas été si effroyable puisque tu travailles désormais pour son maître, persifla Rhys. Mais je savais qu’il faisait appel à toute sa volonté contre le sort qui nous emprisonnait. Les dents trop blanches de Jurian brillèrent. – Tes souffrances seront longues et raffinées, déclara-t-il. – Charmante perspective, répliqua Rhys. Quelqu’un apparut soudain en haut de l’escalier. Il m’était sinistrement familier. Je connaissais ses cheveux noirs tombant sur ses épaules, son teint rubicond, ses vêtements choisis pour un usage pratique et non pour leur élégance. Il était d’une taille normale, ce qui me surprit, mais aussi vigoureux qu’un jeune homme. Son visage était celui d’un mortel d’environ quarante ans, d’une beauté inexpressive, comme un camouflage dissimulant le feu brûlant d’yeux noirs et opaques emplis de haine. – Vous êtes tombés dans le piège avec une facilité qui m’a un peu déçu, déclara-t-il. À une vitesse qui nous prit de court, Jurian décocha une flèche en frêne qui se ficha dans la poitrine d’Azriel. Mor hurla.     Nous n’avions d’autre choix que de suivre le roi. La flèche était enduite de sang-venin qui, à en croire le roi, circulait dans les veines de sa victime selon ses instructions. Si nous refusions d’obéir, le poison pénétrerait dans le cœur d’Azriel. Et comme nos pouvoirs étaient neutralisés, nous étions impuissants. Cassian et Rhys soutenaient Azriel dont le sang gouttait sur les marches. Je les suivais à côté de Mor, et Jurian fermait la marche. Mor, tremblante, regardait fixement la pointe de la flèche saillant entre les ailes d’Azriel. Le roi nous précédait. Il avait emporté le Chaudron, qu’il avait fait disparaître d’un claquement de doigts en m’adressant un regard narquois. Des gardes étaient apparus, ainsi que des courtisans, des Grands Fae et des créatures inconnues qui souriaient à notre vue comme si nous étions leur prochain repas. Leurs yeux étaient inexpressifs et sans vie. Je ne vis en chemin ni meubles ni œuvres d’art, comme si ce château n’était que le squelette d’une créature géante. Je m’arrêtai court devant les portes ouvertes de la salle du trône : c’était le lieu qui avait aiguisé le penchant d’Amarantha pour les déploiements de cruauté. Des globes lumineux glissaient le long des murs blancs et les fenêtres donnaient sur la mer démontée en contrebas. Le roi monta sur l’estrade taillée dans un bloc d’émeraude. Puis il s’assit sur son trône, un assemblage d’ossements à la vue desquels je sentis le sang refluer de mon visage. Des os humains ternis et polis par les ans. Nous nous immobilisâmes devant l’estrade. Jurian ricana dans notre dos quand les portes de la salle se refermèrent. – Maintenant que j’ai tenu mes engagements, à vous de tenir les vôtres, déclara le roi sans paraître s’adresser à quelqu’un en particulier. Deux silhouettes surgirent de l’ombre d’une entrée latérale. Frappée d’horreur, incrédule, je regardai Lucien et Tamlin s’avancer dans la lumière.

Chapitre 64 Rhys se pétrifia. Cassian jura. Azriel, toujours soutenu par eux, tenta en vain de relever la tête. Tamlin s’était arrêté à une dizaine de mètres de nous. Je regardais ce visage que j’avais tant aimé et haï. Il portait son baudrier garni de poignards – des poignards de chasse illyriens. Ses cheveux dorés étaient plus courts et son visage plus creusé que la dernière fois que je l’avais vu. Et ses yeux verts… Ils me scrutaient de la tête aux pieds, examinaient ma cuirasse, mon épée et mes poignards illyriens, la manière dont je me tenais au milieu de mes amis… de ma famille. Tamlin s’était allié au roi d’Hybern. – Non…, soufflai-je. Mais il fit un pas vers moi en me contemplant comme si j’étais un fantôme. Lucien, dont l’œil métallique bourdonnait, arrêta son ami en posant une main sur son épaule. – Non, répétai-je plus fort. – Quel prix as-tu payé ? fit doucement Rhysand, qui était resté près de moi. Je raclai de mes griffes et de mes serres mentales le mur séparant nos esprits en me débattant contre ce poing invisible qui étouffait ma magie. Tamlin ignora Rhysand et regarda le roi. – Vous avez ma parole, lui dit-il. Je m’avançai vers Tamlin. – Qu’as-tu fait ? m’écriai-je. – Nous avons conclu un marché, m’expliqua le roi. Je devais vous remettre à lui et, en échange, il a accepté de laisser mes armées entrer sur ses terres, qui resteront notre camp de base pendant que nous abattrons ce mur grotesque. Je secouai la tête, toujours incrédule. Lucien évita le regard implorant que je lui adressai. – Tu es fou, siffla Cassian à Tamlin. Ce dernier me tendit la main. – Feyre, m’appela-t-il. Comme si j’étais un chien dressé pour lui obéir. Je ne remuai pas d’un millimètre. Je devais libérer ce maudit pouvoir et m’évader… – Vous êtes décidément bien rétive, déclara le roi en me désignant d’un doigt épais. Nous sommes bien entendu convenus que vous travailleriez pour moi dès votre retour auprès de votre époux, mais… au fait, est-il votre époux ou votre fiancé ? Je l’ai oublié. Lucien nous regardait tour à tour en blêmissant. – Tamlin, murmura-t-il. – Je te ramène chez nous, annonça Tamlin, le bras toujours tendu vers moi. Je reculai d’un pas vers Rhysand, Cassian et Azriel. – Il faudra satisfaire une autre exigence, celle de Jurian, reprit le roi. Il veut mettre à mort le Grand Seigneur de la Nuit et savoir où sont ses amis. Votre refus de le lui révéler pendant cinquante ans l’a rendu franchement furieux. Maintenant, Jurian, tu sais… et tu peux disposer d’eux à ta guise. La tension était devenue insupportable. Azriel, dont le sang gouttait toujours à côté de mes bottes, avança imperceptiblement la main vers son épée. – Je ne repartirai pas avec toi, répondis-je à Tamlin d’une voix calme et claire. – Vous parlerez autrement, ma chère, quand j’aurai rempli ma part du contrat, déclara le roi. Je sentis mes entrailles se nouer. – Brisez ce lien qui vous unit à lui, ordonna le roi en désignant mon bras gauche. – Non… non, je vous en supplie, soufflai-je. – Comment Tamlin pourra-t-il récupérer son épouse si elle court retrouver un autre mâle tous les mois ? Rhys se taisait, observait, soupesait, analysait le verrou posé sur son pouvoir. Dire que nos âmes étaient condamnées à ne plus jamais se parler… – Je t’en supplie, ne le laisse pas faire cela, implorai-je Tamlin, et ma voix se brisa. Je t’ai écrit que j’allais bien, que je partais de mon plein gré… – Non, tu n’allais pas bien, m’interrompit-il. Il t’a manipulée par l’intermédiaire de ce lien. Pourquoi crois-tu que je m’absentais aussi souvent ? Je cherchais un moyen de te libérer. Et toi, tu es partie… – Je suis partie parce que je dépérissais dans ce palais ! Le roi d’Hybern claqua la langue. – Ce n’est pas tout à fait à cela que vous vous étiez attendu, pas vrai ? lança-t-il à Tamlin. Tamlin lui répondit par un grondement, mais me tendit de nouveau la main. – Viens, rentre avec moi. Maintenant, ordonna-t-il. – Non. – Feyre ! Rhys respirait et remuait à peine. Je compris soudain pourquoi : afin de dissimuler notre odeur… celle de notre lien d’amour. L’épée de Jurian était tirée et il regardait Mor comme s’il allait la tuer en premier. Quand Azriel devina son intention, son visage livide se convulsa de rage. Cassian, qui le soutenait toujours, observait tout le monde, prêt à combattre et à mourir pour défendre ses compagnons. Je cessai de marteler le poing qui étouffait ma magie et le caressai doucement et tendrement. Je suis Fae et autre, tout et rien, dis-je au sort qui me liait. Tu ne me détiens pas. Je suis ce que tu es, réel et irréel, à peine plus qu’un souffle de pouvoir. Tu ne me détiens pas. – Je te suivrai si tu laisses les autres en paix. Laisse-les partir, dis-je à Tamlin. Tu ne me détiens pas. Le visage de Tamlin se crispa de fureur. – Ce sont des monstres. Ce sont… Il s’interrompit et s’avança pour me prendre par le bras. Tu ne me détiens pas. Le poing refermé sur mon pouvoir se relâcha, puis s’évanouit. Quand Tamlin voulut me saisir, je devins brouillard et ombre et me tamisai hors de sa portée. Le roi rit doucement en voyant Tamlin trébucher, puis s’étaler quand Rhys le frappa au visage. Hors d’haleine, je me réfugiai dans les bras de Rhysand. Mor s’élança pour seconder son Grand Seigneur et passer un bras d’Azriel par-dessus ses épaules. Mais le mur de pierre hideuse subsistait dans mon esprit et emprisonnait toujours le pouvoir de Rhys. Tamlin se releva, essuya le sang qui coulait de son nez et recula vers Lucien dont la main était posée sur son épée. Mais il chancela soudain et blêmit de rage : il venait de comprendre. Le roi éclata de rire. – Je ne peux y croire : votre fiancée vous a abandonné pour celui qui lui est destiné ! lança-t-il. La Mère a vraiment un curieux sens de l’humour. Et que de talents… dites-moi, ma fille, comment avez-vous réussi à rompre ce sort ? Je l’ignorai, mais la haine que je lisais dans les yeux de Tamlin me faisait frémir. – Je suis désolée, lui dis-je. Et j’étais sincère. Mais Tamlin regardait fixement Rhysand avec une expression meurtrière. – Toi… que lui as-tu fait ? vociféra-t-il. Les portes s’ouvrirent derrière nous et des soldats firent irruption dans la salle. Certains ressemblaient à l’attor, d’autres à bien pire. Ils se postèrent devant toutes les issues, faisant tinter leurs armures et leurs armes. Mor et Cassian jaugeaient chaque soldat et ses armes, calculant nos chances d’évasion. De mon côté, je faisais toujours face à Tamlin au côté de Rhys. – Je ne repartirai pas avec toi, lui lançai-je. Et même si je le faisais… tu n’es qu’un lâche, un crétin qui nous a vendus à cet homme ! Sais-tu seulement ce qu’il veut faire de ce Chaudron ? – Oh, une foule de choses, intervint le roi. Et le Chaudron réapparut devant nous. – Et dès maintenant, ajouta le roi. Tue-le tue-le tue-le répétait en moi une voix sans que je puisse savoir si c’était la mienne ou celle du Chaudron. Peu importait. Je déchaînai mon pouvoir. Serres, ailes et ombres surgirent autour de moi au milieu de l’eau et du feu… Et disparurent aussitôt sous l’étreinte de cette main invisible qui étouffait à nouveau mon pouvoir. – Regardez-vous, s’exclama le roi. L’enfant des sept cours, semblable à elles et différente de toutes. Comme le Chaudron ronronne en votre présence… Comptiez-vous l’utiliser ? Le détruire ? Avec ce Livre, vous pourriez faire tout ce que vous voudriez. Comme je ne répondais pas, il haussa les épaules. – Vous me le révélerez bien assez tôt, commenta-t-il. – Je n’ai pas conclu de marché avec vous. – Mais votre maître si, alors vous obéirez. Une rage brûlante s’empara de moi. – Si tu m’emmènes, si tu m’enlèves à mon âme sœur, je te détruirai, sifflai-je à Tamlin. Je détruirai ta cour et tout ce qui t’est cher. Il serra les lèvres. – Tu ne sais pas ce que tu dis, se contenta-t-il de répondre. Lucien se crispa. Le roi adressa un signe de tête aux gardes postés près de l’entrée par laquelle Tamlin et Lucien étaient apparus, et les portes de la salle se rouvrirent. – Elle ne le sait pas, en effet. Personne ne détruira rien, reprit le roi tandis que d’autres personnes – des femmes – franchissaient ces portes. Quatre femmes… quatre mortelles… les quatre reines restantes. Les gardes qui les escortaient resserrèrent les rangs derrière elles en poussant quelque chose ou quelqu’un entre eux. – Vous comprendrez à l’instant, Feyre Archeron, qu’il est dans votre intérêt d’obéir, déclara le roi. Les quatre reines ricanèrent et nous lancèrent un regard haineux. Puis elles s’écartèrent pour laisser place à leur escorte. Une peur encore jamais éprouvée me saisit à la vue des gardes qui traînaient mes sœurs bâillonnées et ligotées devant le roi d’Hybern

Chapitre 65 Je découvrais un enfer inédit, un nouveau degré dans le cauchemar. J’essayai même de me réveiller. Mais elles étaient bien là, dans leurs peignoirs en soie et en dentelles sales et déchirés. Elain sanglotait doucement et son bâillon était détrempé. Nesta, échevelée, s’était sûrement battue comme un chat sauvage. Pantelante, elle nous dévisageait tous. Son regard se posa sur le Chaudron. – Vous avez commis une grave erreur en partant à la recherche du Livre, déclara le roi à Rhysand qui me serrait dans ses bras. Je n’en avais nul besoin et je me moquais bien qu’il reste enfoui dans sa cachette. Mais quand vos espions sont venus fouiner par ici, je me suis dit que personne ne ferait un meilleur agent de liaison avec le royaume des mortels que mon ami Jurian fraîchement ressuscité. Il venait juste de se rétablir et mourait d’envie de voir ce qu’était devenu son ancien pays natal, si bien qu’il a été ravi de faire un séjour prolongé sur le continent. Les reines sourirent à Jurian en inclinant la tête. Rhys resserra son étreinte comme en un avertissement silencieux. – Le vaillant et ingénieux Jurian qui a tant souffert à la fin de la guerre est maintenant mon allié, poursuivit le roi. Il m’a aidé à convaincre ces reines de m’apporter leur soutien. Il serait en effet bien plus sage de collaborer avec moi que de permettre aux monstres de la Cour de la Nuit de faire régner la terreur. Jurian a fort bien fait d’avertir Leurs Majestés que vous tenteriez de voler le Livre tout en leur débitant des mensonges sur l’amour et la bienveillance. Ce héros, qui a autrefois mené les armées des mortels, a percé à jour le Grand Seigneur de la Cour de la Nuit, et je l’ai ressuscité afin de prouver ma bonne foi aux mortels. Loin de vouloir envahir le continent, je désire seulement coopérer avec ses habitants. Mes pouvoirs ont libéré leurs cours des espions qui les surveillaient, et cela uniquement pour leur démontrer les bienfaits de notre coopération, déclara le roi. Il adressa un sourire narquois à Azriel, qui était trop faible pour relever la tête et gronder en réponse. – Vos tentatives pour vous infiltrer dans le palais sacré de Leurs Majestés étaient réellement impressionnantes, fils de l’invisible… Et ce fut la preuve irréfutable à leurs yeux que votre cour est loin d’être aussi bienveillante qu’elle le prétend. – Menteur, sifflai-je, et je me tournai vers les reines. Cet homme n’est qu’un menteur, et si vous ne libérez pas mes sœurs, je massacrerai… – Entendez-vous les menaces dont on use à la Cour de la Nuit ? m’interrompit le roi. Massacres, menaces… Ils veulent détruire toute vie alors que moi, je veux la voir prospérer. – Alors, comme preuve de votre bonne foi, montrez-nous ce présent que vous nous avez promis, répondit la reine la plus âgée. – Vous n’êtes qu’une imbécile, lui dit tranquillement Rhys tout en me pressant contre lui. – Pourquoi donc ? répliqua le roi. Pourquoi devrait-elle se résigner à la vieillesse et aux maladies quand j’ai l’éternelle jeunesse à lui offrir ? Grâce à ce don, une reine mortelle peut régner à jamais. Bien entendu, cela comporte certains risques : le passage d’un état à l’autre peut se révéler… difficile. Mais un individu au caractère bien trempé peut y survivre. La reine la plus jeune, celle aux cheveux noirs, esquissa un sourire qui avait l’arrogance de la jeunesse et l’aigreur de la vieillesse. Les deux autres, les reines vêtues de blanc et de noir, parurent hésiter et se rapprochèrent l’une de l’autre. La vieille reine releva le menton. – Montrez-nous que c’est possible et sans danger, dit-elle au roi. Il acquiesça. – C’est bien pour cette raison que j’ai demandé à ma chère amie Ianthe quelles personnes Feyre Archeron souhaiterait avoir auprès d’elle pour l’éternité, répondit-il. Horrifiée, je regardai les reines, et la question que je voulais poser devait se lire sur mon visage. – Oh ! j’ai d’abord consulté Leurs Majestés, reprit le roi. Elles se sont refusées à me livrer deux jeunes personnes visiblement mal conseillées, mais Ianthe n’a pas eu de tels scrupules. Considérez ceci comme mon cadeau de mariage, dit-il à Tamlin. – Quoi donc ? demanda Tamlin, visiblement tendu. Le roi semblait jubiler. – Je crois que la Grande Prêtresse attendait votre retour pour tout vous révéler. Mais ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi elle paraissait croire que je risquais de rompre notre marché ? Pourquoi ce marché semblait lui inspirer tant de réticences ? Les Grandes Prêtresses ont dû s’incliner devant les Grands Seigneurs pendant des millénaires. Et pendant toutes les années qu’Ianthe a passées ici… elle a fait preuve de la plus grande ouverture d’esprit. Je lui ai dépeint un Prythian libéré des Grands Seigneurs sur lequel les Grandes Prêtresses pourraient régner avec toute leur grâce et leur sagesse… Et il ne m’a fallu guère de temps pour la convaincre. J’avais envie de vomir et je dois dire que Tamlin ne paraissait pas en meilleur état. Ianthe m’avait interrogée sur mes sœurs, sur leur caractère, sur l’endroit où elles vivaient, et j’avais été assez stupide et faible pour tout lui raconter sur elles. – Elle a vendu… elle vous a vendu les sœurs de Feyre, murmura Lucien avec une expression hagarde. Le roi ricana. – Vendu ? Dites plutôt qu’elle les a libérées de leur condition de mortelles. Ianthe m’a assuré qu’elles étaient comme leur sœur, des jeunes personnes au caractère bien trempé. Elles survivront certainement à leur transformation en immortelles. Quelle meilleure preuve apporter aux reines que cette démonstration ? Je crus que mon cœur cessait de battre. – Je vous défends…, commençai-je. – Et moi, je vous conseille de vous préparer à ce qui va suivre, coupa le roi. Et l’enfer explosa dans la salle. Un jaillissement de magie aveuglante, hideuse et sans fin nous assaillit. Rhys me protégea de son corps tandis que nous étions tous précipités à terre et j’entendis son cri de douleur sous l’impact de cette force déchaînée. Cassian déploya ses ailes pour protéger Azriel mais elles furent lacérées par des serres invisibles. Je n’avais jamais entendu de tels cris. Mor se précipita vers lui et Rhys parut prêt à se jeter sur le roi, mais de nouvelles vagues de pouvoir nous frappèrent. Rhys tomba à genoux. Mes sœurs hurlaient sous leurs bâillons, mais Elain criait pour m’avertir. En suivant son regard, je vis que Tamlin se ruait vers moi. Je lançai l’un de mes poignards dans sa direction. Il l’esquiva, puis recula quand je lançai le suivant. Et il nous regarda bouche bée, Rhys et moi, comme s’il pouvait enfin voir notre lien d’amour. Mais des soldats nous séparèrent. Je pivotai sur moi-même et vis Cassian et Azriel à terre et Jurian riant sous cape à la vue du sang qui jaillissait des ailes de Cassian. Mor, qui était à genoux devant Cassian, se releva et s’élança vers le roi avec un cri de rage. Il lui envoya une rafale de son pouvoir. Elle l’esquiva et brandit un poignard. Azriel hurla de douleur. Mor s’arrêta à un pas du trône et se figea. Son poignard tinta sur le sol. Le roi se leva. – Quelle magnifique reine vous faites, murmura-t-il. Un véritable trésor…, ajouta-t-il en la dévorant des yeux. Mor recula lentement. – Ne t’avise pas de la toucher ! gronda Azriel, les yeux étincelant de rage et de souffrance. Mor le regarda avec une angoisse à laquelle se mêlait une autre émotion. Elle s’approcha de lui, s’agenouilla et posa une main sur sa blessure. Azriel serra les dents, mais recouvrit les doigts sanglants de Mor avec les siens. Rhys se plaça entre moi et le roi tandis que je m’agenouillais devant Cassian et déchirais le cuir protégeant mon avant-bras. – La plus jolie d’abord, ordonna le roi, qui semblait avoir déjà oublié Mor. Je me retournai brusquement, mais deux gardes m’empoignèrent et m’immobilisèrent. Quand Rhys voulut s’interposer, Azriel hurla en se convulsant sous l’effet du poison. – Ne faites rien d’irréfléchi, Rhysand, dit le roi. Si l’un de vous résiste, le fils de l’invisible mourra. C’est déjà bien dommage pour les ailes de l’autre brute… Puis il s’inclina avec dérision devant mes sœurs. – Mesdames, l’éternité vous attend. Montrez à Leurs Majestés que le Chaudron est sans danger pour les cœurs vaillants. Je secouai la tête, oppressée, cherchant en vain une échappatoire… Les gardes poussaient vers le Chaudron Elain qui tremblait et sanglotait. Nesta se débattit entre les mains de ceux qui la tenaient, invectiva les gardes et le roi à travers son bâillon tandis qu’Elain approchait du Chaudron. Sur un signe du roi, il se remplit à ras bord. – Arrêtez ! cria Tamlin. Le roi n’en fit rien. Les reines observaient la scène avec des visages de pierre. Rhys et Mor n’osaient plus faire un geste. – Arrêtez tout de suite ! Ce n’étaient pas les termes de notre marché, lança Tamlin au roi. – Je m’en moque, répondit le roi. Tamlin se rua vers le trône, mais une vague de pouvoir aveuglant l’envoya à terre. Il se débattit, prisonnier d’un collier et de menottes lumineux. La lumière dorée de sa magie flamboya en vain. Je tentai à nouveau de desserrer le poing qui étouffait mon pouvoir… Lucien fit un pas chancelant vers Elain, que deux gardes avaient saisie et soulevaient au-dessus du Chaudron. Elle pleurait et donnait des coups de pied contre les bords comme pour le renverser… – Assez ! hurla Lucien en se ruant vers elle. Le pouvoir du roi le cloua au sol. – Je vous en supplie, lançai-je au roi, je vous en supplie, je ferai n’importe quoi, je vous donnerai tout ce que vous voudrez… Je me levai et m’adressai aux reines. – Par pitié… vous n’avez pas besoin de preuve : n’en suis-je moi-même pas une ? Jurian n’en est-il pas une ? – Vous êtes une menteuse et une voleuse, répondit la reine la plus âgée. Vous avez conspiré avec notre sœur et vous mériteriez d’être punie comme elle. Considérez ce qui vous arrive comme une faveur. Quand les pieds d’Elain touchèrent le liquide du Chaudron, elle poussa un cri de terreur qui me bouleversa et je me mis à sangloter. Les gardes la poussèrent dans le Chaudron d’un seul élan. Le cri qui m’échappa vibrait encore quand la tête d’Elain disparut sous la surface. Elle ne resurgit pas. Nesta hurlait. Cassian se tourna vers elle avec un gémissement de douleur. Le roi d’Hybern s’inclina devant les reines. – Regardez. Comme soulevé par des mains invisibles, le Chaudron bascula sur le côté et le liquide s’en déversa en cascade, en une quantité qui semblait dépasser sa contenance. Un liquide noir et comme imprégné de fumée… Alors, comme rejetée sur le sable par une vague, Elain glissa sur le sol, face contre terre. Ses jambes me parurent étrangement pâles et frêles, mais je ne me souvenais plus de la dernière fois que je les avais vues nues. Les reines se précipitèrent vers elle. Vivante, elle devait être vivante, avoir eu la volonté de survivre… Elle inspira et je vis son dos à l’ossature délicate se soulever sous son peignoir plaqué sur son corps. Et quand elle se redressa sur les coudes, toujours bâillonnée, et se tourna vers moi… Sa peau pâle devint lumineuse. Son visage était infiniment plus beau et ses oreilles… ses oreilles étaient pointues sous ses cheveux trempés. Les reines étouffèrent des exclamations. Pendant un instant, je ne pensai qu’à mon père en me demandant ce qu’il ferait, ce qu’il dirait quand sa fille préférée le regarderait avec un visage de Fae– Nous pourrons donc survivre, déclara la plus jeune des reines, les yeux étincelants. Je tombai à genoux et éclatai en sanglots à l’idée de ce que le roi avait fait. – Et maintenant, le chat sauvage, je vous prie, ordonna le roi. Je regardai Nesta, qui s’était tue. Le Chaudron se redressa. Cassian, qui était encore à terre, tendit la main vers elle. Elain frissonnait sur les dalles trempées. Son peignoir moulait ses cuisses et sa poitrine visible sous le tissu transparent. Quelques gardes gloussèrent. – Ne la laissez pas par terre ! hurla Lucien au roi. Je vis un éclair lumineux, j’entendis comme un raclement, et une seconde plus tard Lucien délivré de ses entraves se précipitait vers Elain. Il ôta son manteau et s’agenouilla devant ma sœur, qui eut un mouvement de recul. Les gardes empoignèrent Nesta et la traînèrent vers le Chaudron. Mes yeux rencontrèrent ceux de Rhys et je lus en eux une souffrance qui était le reflet de la mienne. Nesta se débattit à chaque pas, griffant et se cabrant, mais elle était aussi impuissante que nous. Je regardai les gardes la soulever. Elain ne se retourna pas vers le Chaudron quand Nesta fut plongée dans le liquide. Cassian remua faiblement et ses ailes mutilées frémirent. Quand il entendit hurler Nesta, ses yeux s’ouvrirent comme pour répondre à la promesse qu’il lui avait faite de la protéger, mais la douleur le terrassa de nouveau. Nesta était immergée jusqu’aux épaules et se débattait avec furie. – Maintenant, ordonna le roi. Les gardes pressèrent ses épaules frêles. Quand sa tête disparut sous l’eau, elle tendit un bras qui désignait le roi. Un doigt pointé vers lui comme pour le maudire. Un garde abaissa violemment son bras et je lus le désarroi dans le regard du roi d’Hybern. Le liquide noir ondula un instant, et puis sa surface devint lisse. Je vomis sur le sol. Les gardes n’intervinrent pas quand Rhysand s’agenouilla près de moi et me serra contre lui. Le Chaudron bascula de nouveau, déversant son contenu, et Lucien saisit Elain dans ses bras pour l’en éloigner. Les liens qui entravaient Tamlin disparurent, et il fut aussitôt debout et grondant. Le poing refermé sur mon pouvoir se desserra… comme si le roi savait qu’il avait gagné. Mais je m’en moquais bien quand je vis Nesta gisant sur les dalles. Je savais qu’elle serait différente, je le sentis avant sa première respiration, comme si le Chaudron avait été forcé de lui donner plus qu’il n’avait escompté. Nesta avait sans doute résolu que, si elle devait aller en enfer, elle y emporterait le Chaudron. Et ce doigt pointé vers le roi était sa sentence de mort. Nesta inspira. Sa beauté me parut décuplée, elle irradiait… la rage, la puissance et la ruse. Elle était libre. Libre de toute entrave. Elle se releva en titubant sur ses jambes légèrement plus longues et plus minces, arracha son bâillon et se rua sur Lucien, qu’elle repoussa violemment. – Lâchez-la ! hurla-t-elle. Elle redressa Elain dont les pieds glissaient sur le sol, passa les mains sur son visage, sur ses épaules, dans ses cheveux… – Elain, Elain, sanglotait-elle. Cassian tenta de se relever, de rejoindre Nesta qui pleurait en serrant sa sœur contre elle, mais Elain restait silencieuse. Elle regardait par-dessus l’épaule de Nesta. Elle regardait Lucien. Ses yeux bruns rencontrèrent l’œil roux et l’œil métallique, et les mains de Lucien retombèrent le long de ses flancs. – Tu es mon âme sœur, murmura-t-il à Elain d’une voix rauque.

Chapitre 66 Avant que j’aie pu saisir le sens de ces paroles, Nesta se tourna vers Lucien, furieuse. – Elle n’est rien de ce que tu dis ! gronda-t-elle, et elle le repoussa de nouveau. Lucien ne remua pas d’un millimètre. Pâle comme la mort, il regardait Elain. Ma sœur se taisait. L’anneau en fer luisait faiblement à son doigt. – Comme c’est intéressant…, murmura le roi. Voyez, dit-il aux reines, je vous ai montré par deux fois que l’opération est sans danger. Laquelle d’entre vous veut devenir immortelle la première ? Peut-être même trouverez-vous également celui qui vous est destiné parmi les immortels… La plus jeune reine s’avança en examinant les Fae mâles présents dans la salle comme si elle n’avait qu’à faire son choix. Le roi gloussa. – Très bien, allez-y. La haine me submergea avec une telle violence que je n’entendis plus que son cri de guerre dans mon cœur. J’allais les tuer tous les uns après les autres… – Si vous désirez tant conclure des marchés, je pourrais en passer un avec vous, lança Rhys en se relevant et en m’aidant à me relever. – Oh, vraiment ? demanda le roi. Non… Plus de marchés, plus de sacrifices. Si le roi refusait, si je devais regarder mes amis mourir… je ne le supporterais pas. Rhys et la famille que j’avais trouvée… J’avais échoué à les sauver, eux et mes sœurs dont j’avais brisé les vies. Je pensai à la bague qui m’attendait chez moi, à Velaris. Je pensai à la bague au doigt d’Elain, don d’un homme qui la traquerait et la tuerait si Lucien la laissait repartir chez les mortels. Je pensai à tout ce que je ne pourrais jamais peindre. Et quand je pensai à mon âme sœur et à mes deux familles, ma famille de sang et ma famille de cœur, l’idée qui me vint ne me parut pas si effrayante au bout du compte. Je n’éprouvais plus la moindre peur. Je tombai à genoux, la tête entre mes mains, les dents serrées. Sanglotant et pantelant, je tirai mes cheveux… Et cette fois-ci, le poing qui avait enserré mon pouvoir n’eut pas le temps de se refermer quand je libérai ma magie dans une explosion de lumière blanche. Un éclair aveuglant qui n’était destiné qu’à Rhys. J’espérais qu’il comprendrait… Cette lumière émit un sifflement qui se tut un instant plus tard. Rhys lui-même en resta pétrifié, le roi et les reines bouche bée. Alors, dans cette lumière offerte par la Cour du Jour, je recueillis le pouvoir limpide et purificateur qui brisait les sorts. Il me dévoila tous les pièges, les sorts et les illusions, et je brûlai de plus en plus intensément tout en scrutant ce qui m’était révélé de l’intérieur du château. Les défenses enfouies dans ses murs blancs formaient un maillage solide. Je lançai sur elles mes rayons aveuglants qui tranchèrent leurs artères. Maintenant, il ne me restait plus qu’à jouer mon rôle. La lumière s’éteignit et je restai recroquevillée au sol, la tête entre les mains. Le silence retomba. Tous me contemplaient avec stupeur, même Jurian, qui était adossé au mur. Mais quand j’abaissai les mains, inspirai et battis des paupières, je regardais Tamlin. Je regardai le roi, la Cour de la Nuit et de nouveau Tamlin. – Tamlin ? soufflai-je. Il restait figé. Derrière lui, le roi me dévisageait. Savait-il que j’avais détruit ses défenses ? Je l’ignorais et pour l’instant je m’en moquais. Je cillai de nouveau comme si je rassemblais mes esprits. Je regardai mes mains, le sang répandu à terre et, à la vue de Rhys, de mes amis aux visages sombres et de mes sœurs devenues immortelles… Je lus la stupeur et le désarroi sur le visage de Rhys alors que je m’écartais de lui et de mes amis pour me rapprocher de Tamlin. – Tamlin, répétai-je. Les yeux de Lucien s’agrandirent et il fit un pas en avant pour se placer entre moi et Elain. – Où sommes…, commençai-je. Que m’avez-vous fait ? demandai-je d’une voix rauque à Rhysand en reculant vers Tamlin. Qu’avez-vous fait ? Fais-les sortir de là. Fais sortir mes sœurs de là. Je t’en supplie, joue le jeu…, l’implorai-je mentalement. Je ne percevais plus rien par notre lien. Le pouvoir du roi m’empêchait d’accéder à son esprit et je ne pouvais rien y changer. – Comment avez-vous pu vous libérer ? susurra Rhys en glissant ses mains dans ses poches. – Quoi ? tonna Jurian en se précipitant vers nous. Mais je me tournai vers Tamlin en ignorant de mon mieux tout ce qui me heurtait en lui – ses traits, son odeur et ses vêtements. Il m’observait avec méfiance. – Ne le laisse plus me reprendre, ne le laisse plus me…, m’écriai-je avant d’éclater en sanglots. Je n’eus pas à me forcer tant j’étais bouleversée par l’épreuve que je m’imposais. – Feyre…, fit doucement Tamlin, et je compris que j’avais gagné la partie. Je sanglotai de plus belle. Fais sortir mes sœurs d’ici, implorai-je mentalement Rhys. J’ai détruit les défenses du château pour que vous puissiez partir. Fais-les sortir d’ici. – Ne le laisse plus me reprendre, sanglotai-je. Je ne veux plus retourner là-bas. Quand je regardai Mor qui, en larmes, aidait Cassian à se relever, je compris qu’elle savait ce que j’avais en tête. Ses larmes se tarirent et elle dévisagea Rhys avec une expression horrifiée. – Qu’as-tu fait à cette fille ? cracha-t-elle. Rhys inclina la tête sur le côté. – Comment y êtes-vous parvenue, Feyre ? demanda-t-il. C’était un jeu, le dernier que nous jouerions ensemble. Je me tournai vers le roi qui souriait comme s’il savait à quoi s’en tenir. – Rompez ce lien entre lui et moi, lui dis-je. Rhysand se pétrifia. Je me précipitai vers le trône et tombai à genoux devant le roi. – Rompez ce lien… ce marché, ce… lien d’amour. Il m’a obligée, il m’a forcée… – Non ! lança Rhysand. Je l’ignorai alors que mon cœur se brisait, alors que je savais qu’il avait parlé malgré lui. – Je vous en supplie, implorai-je le roi, je sais que vous en avez le pouvoir. Libérez-moi de ce lien… – Non ! répéta Rhysand. Tamlin nous observait. Je regardai ce Grand Seigneur que j’avais aimé et m’adressai à lui. – Plus jamais… Plus de morts ni de massacres, sanglotai-je entre mes dents serrées. Ramène-moi chez nous et laisse-les repartir. Dis au roi que cela fait partie de votre accord. Cassian me regarda par-dessus son aile déchirée et je lus dans ses yeux ternis par la souffrance qu’il avait compris. La Cour des Rêves… j’avais vécu dans une cour de rêves. Et pour ces rêveurs, pour tous les efforts et les sacrifices qu’ils avaient accomplis… je devais faire ce geste. Fais sortir mes sœurs d’ici, répétai-je à Rhys pour la dernière fois malgré le mur qui nous séparait. Les yeux de Tamlin rencontrèrent les miens et le chagrin et la tendresse que je lus en eux me révulsèrent. – Ramène-moi, l’implorai-je. – Rompez ce lien, laissez-les repartir et finissons-en, dit-il au roi. Ses sœurs viendront avec nous. Vous êtes déjà allé trop loin. – Très bien, trancha le roi alors que Jurian commençait à protester. – Non, répéta Rhys. – Je me moque qu’elle te soit destinée, gronda Tamlin. Je me moque des droits que tu crois avoir sur elle. Elle est à moi, et un jour, je te ferai payer toutes les souffrances que tu lui as fait endurer. Et si elle veut te voir mourir, je serai ravi de lui donner satisfaction. Mais Rhys ne regardait que moi. – Ne fais pas cela. Je reculai et me heurtai à la poitrine de Tamlin dont les mains chaudes et vigoureuses se posèrent sur mes épaules. – Faites-le, dit-il au roi. – Non ! cria Rhys, dont la voix se brisa. Mais le roi tendit le doigt dans ma direction. Je hurlai. Tamlin saisit mes bras tandis que je criais sous la douleur qui ravageait ma poitrine et mon bras gauche. Rhysand était à terre et rugissait. Je crus l’entendre prononcer mon nom alors que je me débattais en sanglotant. J’avais l’impression d’être taillée en pièces… Un craquement retentit et le monde se fendit en deux quand le lien céda.

Chapitre 67 Je perdis conscience. Quand je rouvris les yeux, quelques secondes à peine s’étaient écoulées. Mor entraînait Rhys qui gisait à terre, hagard, serrant et desserrant convulsivement les poings. Tamlin arracha le gant de ma main gauche. La peau de ma main et de mon avant-bras était vierge de tout tatouage. Je sanglotais et quand ses bras m’enlacèrent, je dus me faire violence pour subir ce contact. Son odeur me donnait la nausée. Mor lâcha le col de la veste de Rhysand, qui rampa vers Azriel et Cassian baignant dans leur sang. Chacune de ses respirations pénibles me déchirait. – Vous êtes libre de repartir, Rhysand, lui dit le roi en le congédiant d’un geste. Le poison inoculé à votre ami a disparu. En revanche, je crains fort que les ailes de son compagnon ne restent dans cet état. Ne lutte pas… Ne dis rien, l’implorai-je. Emmène mes sœurs. Les défenses sont tombées. Le silence me répondit. Je regardai une dernière fois Rhysand, Cassian, Mor et Azriel. Ils me rendirent mon regard. Leurs visages blessés irradiaient une rage froide. Mais je savais que ce masque dissimulait leur amour. Et ils savaient pourquoi des larmes roulaient sur mes joues alors que je leur disais mentalement au revoir. Vive comme l’éclair, Mor se tamisa vers Lucien et mes sœurs, et je compris que par ce geste, elle avertissait Rhys que je leur avais laissé la voie libre… Elle repoussa Lucien du plat de la main, saisit chacune de mes sœurs par un bras et disparut avec elles. Lucien poussa un rugissement qui fit trembler la salle. Il résonnait encore quand Rhys empoigna Azriel et Cassian et se tamisa avec eux. Le roi se leva d’un bond, invectiva ses gardes et Jurian pour n’avoir pas retenu mes sœurs et donna l’ordre de consolider les défenses du château. Je l’entendais à peine. Le silence régnait dans cette part de moi autrefois remplie de rires espiègles qui n’était plus qu’un désert aride et balayé de rafales. – Ramène-la ! hurla Lucien à Tamlin au-dessus des vitupérations du roi, prêt à tout pour retrouver ce qui n’appartenait qu’à lui. Tamlin l’ignora. Titubante, je me tournai vers le roi qui s’était affaissé sur son trône, les mains si crispées sur les accoudoirs que leurs jointures étaient livides. – Merci, murmurai-je en portant la main à mon cœur, une main d’une pâleur de spectre. Il ne répondit pas. – Allez, ordonna-t-il aux reines rassemblées à distance respectueuse de nous. Après avoir échangé des regards, elles se dirigèrent vers le Chaudron avec des sourires épanouis, comme des loups encerclant leur proie. Jurian s’approcha de Lucien en riant sous cape. – Sais-tu ce que ces fumiers d’Illyriens font aux jolies femelles ? Tu peux faire une croix sur ton âme sœur… Lucien lui répondit par un grondement féroce. Je crachai aux pieds de Jurian. – Va en enfer, immonde vermine ! lançai-je. Les mains de Tamlin se crispèrent sur mes épaules. Lucien se retourna et son œil métallique se fixa sur moi en bourdonnant tandis que plusieurs siècles d’expérience reprenaient leur place dans son esprit. Mon sang-froid devant la disparition de mes sœurs le laissait visiblement perplexe. – Nous la ramènerons, déclarai-je calmement. Mais il m’observait avec méfiance. – Rentrons maintenant, dis-je à Tamlin. – Où est-il ? intervint le roi. Son ton tranchant me fit regretter son arrogance et son ironie. – Vous… C’est vous qui aviez le Livre des Sorts. Je sentais sa présence ici, avec… Le château tout entier trembla quand il comprit que je n’avais pas le Livre sur moi. – Vous devez faire erreur, dis-je. Ses narines se dilatèrent et même la mer en contrebas parut reculer d’effroi devant la fureur qui blêmissait sa face rubiconde. Mais il cilla et aussitôt toute trace d’émotion disparut. – Quand le Livre m’aura été restitué, je compte sur votre présence ici, dit-il sèchement à Tamlin. Une odeur magique de lilas, de cèdre et de pousses de printemps m’enveloppa, me préparant au tamisage. Je regardai une dernière fois le roi, Jurian et les reines qui se disputaient le privilège de plonger la première dans le Chaudron. – J’allumerai moi-même vos bûchers funéraires pour ce que vous avez fait à mes sœurs, leur promis-je. Un instant plus tard, nous avions disparu.

Chapitre 68

Rhysand

Je m’effondrai dans l’entrée de l’hôtel particulier. Amren surgit aussitôt et jura à la vue des ailes de Cassian et de la blessure d’Azriel, tous deux heureusement inconscients.

Ses pouvoirs ne suffiraient pas. Il nous fallait un véritable guérisseur, et vite, car si Cassian perdait ses ailes… Je savais qu’il préférerait encore mourir, comme tout Illyrien.

– Où est-elle ? demanda Amren.

Où est-elle où est-elle où est-elle ? répétait cette voix en moi.

– Emporte le Livre, ordonnai-je en jetant les deux moitiés à terre.

Leur contact m’était insupportable, tout comme la folie, le désespoir et l’allégresse qu’elles exsudaient. Amren ignora mon ordre.

Mor n’était pas encore réapparue. Elle avait probablement déposé Nesta et Elain en lieu sûr.

– Où est-elle ? répéta Amren en posant une main sur le dos ravagé de Cassian.

Je savais qu’elle ne parlait pas de Mor.

Comme si je l’avais fait venir en l’évoquant, ma cousine surgit, hors d’haleine et hagarde. Elle se laissa choir à côté d’Azriel et, les mains tremblantes, arracha la flèche de sa poitrine dont le sang arrosa le tapis. Cela fait, elle enfonça les doigts dans la plaie et, dans un jaillissement de lumière, ressouda os, veines et chair.

– Où est-elle ? explosa Amren à bout de patience.

Mais j’étais incapable de lui répondre. Mor s’en chargea pour moi.

– Tamlin a offert au roi l’accès à Prythian par ses terres et nos têtes sur un plateau s’il capturait Feyre, brisait son lien d’amour et la faisait revenir à la Cour du Printemps. Mais Ianthe a trahi Tamlin en révélant au roi où il trouverait les sœurs de Feyre. Le roi les a capturées afin de prouver aux reines qu’il pouvait les rendre immortelles. Comme il nous avait jeté un sort, nous n’avons rien pu faire quand il les a plongées dans le Chaudron pour les transformer. Il nous tenait.

Les yeux d’argent d’Amren se posèrent sur moi.

– Rhysand…

– Nous n’avions pas le choix et Feyre le savait, expliquai-je. Elle a feint de se libérer de l’envoûtement que je lui avais soi-disant fait subir… C’est du moins ce que croit Tamlin. Elle lui a demandé de la ramener chez eux à condition de nous laisser repartir.

– Et votre lien ? demanda Amren.

Le sang de Cassian coulait moins abondamment sur sa main, qui en était couverte.

– Elle a demandé au roi de le rompre et il s’est fait un plaisir de s’exécuter, répondit Mor.

– C’est impossible, déclara Amren. Un tel lien ne peut être brisé.

– Le roi a affirmé qu’il en avait le pouvoir.

– Le roi n’est qu’un crétin, glapit Amren. C’est tout bonnement impossible.

– En effet, approuvai-je.

Toutes deux me sondèrent du regard.

Mon cœur se brisait à l’idée du sacrifice que Feyre avait accompli pour moi, pour ma famille et pour ses sœurs, parce qu’elle croyait avoir moins d’importance que nous, malgré tout ce qu’elle avait accompli.

– En réalité, le roi a rompu le marché que nous avions conclu Sous la Montagne – ce qui était déjà assez difficile –, car il l’a confondu avec notre lien d’amour, expliquai-je.

Mor éclata de rire.

– Est-ce que Feyre le sait ?

– Oui, répondis-je. Et maintenant, elle est aux mains de nos ennemis.

– Va la chercher, s’écria Amren. Tout de suite.

– Non, dis-je malgré la haine que m’inspirait cette réponse.

Elles me dévisagèrent avec incrédulité. J’avais envie de hurler de rage à la vue du sang dont elles étaient couvertes et de mes frères blessés et inconscients sur le sol.

– Tu n’as pas entendu ce que Feyre a dit à Tamlin ? Elle a juré qu’elle le détruirait, et elle le fera… de l’intérieur. Maintenant, c’est une espionne chez nos ennemis car elle est en liaison directe avec moi. Elle saura tout ce qu’entreprendra le roi d’Hybern, elle connaîtra tous ses déplacements et tous ses projets… et elle nous en informera.

Car entre elle et moi, si ténu et si imperceptible qu’il fût, subsistait ce souffle de couleur, de joie, de lumière et d’ombre… notre lien.

– C’est ton âme sœur, pas ton espionne, rétorqua Amren d’une voix mordante. Ramène-la.

– C’est mon âme sœur et mon espionne, corrigeai-je avec un calme que j’étais loin d’éprouver. Et c’est également la Grande Dame de la Cour de la Nuit.

– Quoi ? souffla Mor.

– S’ils avaient ôté le gant de sa main droite, ils auraient vu un autre tatouage sur son avant-bras, un tatouage à l’identique du premier. Il a été fait la nuit dernière, quand nous sommes allés trouver une prêtresse devant laquelle elle est devenue ma Grande Dame.

– Mais pas ta… ton épouse ? bredouilla Amren, que je n’avais pas vue aussi surprise depuis plusieurs siècles.

– Non. Feyre est désormais la Grande Dame de la Cour de la Nuit.

Et mon égale en tout. Elle porterait ma couronne et prendrait place sur un trône à côté du mien. Elle ne serait jamais tenue à l’écart de rien ni assignée à organiser des soirées, à concevoir et à élever des héritiers. Elle serait ma reine.

Comme en réponse à ces pensées, je sentis une lueur palpiter à travers notre lien. Je refrénai mon soulagement, car je devais à tout prix garder mon sang-froid.

– Tu veux dire que ma Grande Dame est en ce moment aux mains de l’ennemi ? murmura Mor avec un calme inquiétant.

Je regardai le sang coaguler sur les ailes de Cassian grâce aux soins d’Amren. Celui d’Azriel cessa enfin de couler sous les mains de Mor. C’était assez pour les maintenir en vie jusqu’à l’arrivée du guérisseur.

– Je veux dire que notre Grande Dame a accompli un sacrifice pour sa cour… et que nous agirons en temps et en heure, assurai-je.

Peut-être le fait que Lucien était l’âme sœur d’Elain nous serait-il utile d’une manière ou d’une autre. Mais je savais que, quoi qu’il puisse arriver, je trouverais une issue.

J’aiderais Feyre à anéantir la Cour du Printemps, Ianthe, les reines des mortels et le roi d’Hybern. Et nous prendrions tout notre temps pour le faire.

– Et en attendant ? demanda Amren.

– En attendant, répondis-je en regardant la porte comme si j’allais la voir entrer d’un instant à l’autre, radieuse, pleine de vie et splendide… En attendant, nous partons en guerre.

Chapitre 69

Feyre

Tamlin nous déposa sur l’allée de gravier qui menait à l’entrée de son palais.

J’avais oublié combien tout était calme dans cette cour. Et étriqué. Et vide.

Le printemps était en pleine floraison et l’air tiède avait un parfum de roses.

Tout était aussi ravissant qu’autrefois, mais je voyais désormais les portes derrière lesquelles il m’avait cloîtrée et la fenêtre que j’avais martelée du poing pour m’évader. Une jolie prison couverte de fleurs.

Mais je souris malgré une migraine lancinante et regardai Tamlin à travers mes larmes.

– J’ai bien cru que je ne reverrais jamais tout cela.

Il me regardait comme s’il ne pouvait croire à ma présence.

– Je l’ai cru, moi aussi, répondit-il.

Et tu nous as vendus, tu as vendu tous les innocents de ce pays pour que je revienne, pour que je te revienne.

L’amour peut être un baume ou un poison…

Mais l’amour brûlait toujours en moi par le lien que le roi d’Hybern n’avait pu trancher pour me séparer à jamais de Rhysand.

La rupture de notre marché n’en avait pas moins été horriblement douloureuse et Rhys avait parfaitement joué son rôle. Nous avions toujours si bien su jouer ensemble…

Je m’en étais entièrement remise à lui et, la nuit dernière, je n’avais pu qu’accepter quand il m’avait menée au temple. Là-bas, j’avais prononcé les vœux qui me liaient éternellement à lui, à Velaris et à la Cour de la Nuit.

Et maintenant, je sentais sa caresse douce et aimante par notre lien intact. Je lui envoyai une lueur d’amour en regrettant de ne pouvoir le toucher, le serrer contre moi et rire avec lui.

Mais je dissimulai ces pensées, effaçai de mon visage toute émotion autre que le soulagement et me laissai aller contre Tamlin avec un soupir.

– J’ai… j’ai l’impression qu’une partie de tout cela n’était qu’un rêve ou un cauchemar, murmurai-je. Mais je ne t’ai jamais oublié. Et quand je t’ai revu là-bas, j’ai lutté contre ce sort parce que je savais que ce serait sans doute ma seule chance de m’évader, et…

– Comment as-tu pu lui échapper ? m’interrompit brutalement Lucien qui se tenait derrière nous.

Tamlin lui adressa un grondement d’avertissement.

J’avais oublié qu’il était là et qu’il était destiné à ma sœur. Je songeai que la Mère ne manquait pas d’humour.

– Je voulais m’évader, sans savoir comment. Je voulais me libérer de lui et c’est ce que j’ai fait, répondis-je en soutenant son regard scrutateur.

– Est-ce que… Est-ce qu’il t’a fait du mal ? demanda Tamlin en caressant mon épaule.

Ce contact me hérissait. Je comprenais le sens de sa question : il croyait Rhys capable du pire.

– Je… je ne me rappelle pas ce qui est arrivé, répondis-je.

L’œil métallique de Lucien se plissa comme s’il pouvait détecter mon mensonge. Mais je regardai Tamlin, puis effleurai sa bouche de mes doigts.

– Tu es bien réel, lui dis-je. Et tu m’as libérée.

Je devais me faire violence pour ne pas sortir mes griffes et lui arracher les yeux.

Traître, menteur, assassin, pensai-je.

– C’est toi qui t’es libérée, souffla Tamlin. Va te reposer, nous parlerons ensuite, dit-il en désignant le palais. Je dois retrouver Ianthe et… mettre certaines choses au point.

– Je ne veux plus être tenue à l’écart, déclarai-je alors qu’il m’entraînait vers cette prison dorée. Je ne veux plus d’escorte. Je t’en prie… J’ai tant de choses à te raconter sur eux… Ce ne sont que des bribes de renseignements, mais je peux t’aider. Je sais que nous pourrons ramener mes sœurs. Laisse-moi t’aider…

T’aider à prendre la mauvaise direction. T’aider à vous mettre à genoux, ta cour et toi, à abattre Jurian et ces traîtresses de reines, et à découper Ianthe en morceaux minuscules pour les enfouir dans un trou où personne ne les retrouvera jamais.

Tamlin scruta mon visage, puis acquiesça.

– Nous repartirons sur de nouvelles bases, affirma-t-il. Nous agirons autrement. Après ton départ, j’ai compris que je m’étais trompé… terriblement trompé, Feyre, et je le regrette du fond du cœur.

Mais c’était trop tard, et ce retard lui serait fatal. J’appuyai la tête contre son épaule tandis qu’il m’enlaçait et je le suivis vers le palais.

– Ce n’est pas grave, le rassurai-je. Maintenant, je suis revenue.

– Pour toujours.

– Pour toujours, répétai-je en regardant derrière moi.

Lucien restait immobile, les yeux fixés sur moi avec une expression dure, comme s’il m’avait percée à jour. Comme s’il pouvait voir le nouveau tatouage sous mon gant droit et l’illusion par laquelle je le dissimulais. Comme s’il pressentait que Tamlin et lui-même venaient de laisser entrer le loup dans la bergerie et qu’il ne pourrait s’y opposer sous peine de perdre Elain à jamais.

Je lui adressai un doux sourire. La partie venait de s’engager…

Tamlin et moi étions parvenus au pied de l’escalier en marbre qui conduisait à l’entrée du palais.

Et ce fut ainsi que, sans le soupçonner, il mena la Grande Dame de la Cour de la Nuit au cœur de son territoire.

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