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Extrait

Extrait ajouté par lamiss59283 2012-02-22T15:53:08+01:00

PROLOGUE

Ma photo est parue pour la première fois dans la presse quand j'avais 9 ans. Chaque journal local du pays l'a publiée, dans la plupart des cas en première page.

J'ai même fait la presse internationale. C'était une photo noir et blanc, un peu floue, mon visage était tourné vers le torse de mon père, il y avait des gens autour de nous. Après ça, on m'a vu à la télé, dans des magazines, dans d'autres journaux encore, toujours la même photo. Je n'avais jamais voulu ça, j'essayais de l'éviter, mais je ne pouvais rien y faire.

Mon père, eh bien, lui aussi il s'est retrouvé dans la presse. Lui aussi en première page. Mais il y avait plus de photos de lui que de moi, parce que c'était lui qui se faisait arrêter. Moi, j'étais juste là par accident, tentant de repousser les policiers qui voulaient l'embarquer. Je ne savais pas quoi faire d'autre. J'étais en larmes quand ma mère m'a éloigné de lui. Les flics l'ont menotté, et je ne l'ai plus jamais revu jusqu'à cette semaine. C'était mon père, bien sûr, mais cesser de l'aimer n'a pas été difficile quand il s'est avéré qu'il n'avait jamais été l'homme que nous croyions. Mon père s'est fait arrêter parce qu'il avait des penchants que les autres n'approuvaient pas trop – pas même les gens de Christchurch.

Ma mère est morte un an plus tard. Elle se gavait de poisons et de cachets pour fuir la haine et les accusations du public. Les médecins et les psychiatres ont alors commencé à se pencher sur mon cas. Ils s'interrogeaient à mon sujet. Tout le monde s'interrogeait. Mon père avait le goût du sang. Il avait assassiné onze prostituées sur une période de vingt-cinq ans, et certaines bonnes âmes de Christchurch se demandaient si je suivrais la même voie que lui. Il était si discret que personne ne s'était rendu compte qu'il y avait un tueur en série en ville. Il ne faisait pas parler de lui, se contentait de commettre ses crimes, en silence, proprement. Parfois on retrouvait ses victimes, parfois non, et celles qu'on n'a jamais retrouvées n'ont jamais été portées disparues. C'était un père de famille aimant qui aurait fait n'importe quoi pour nous. Il n'a jamais levé la main ni sur ma mère, ni sur ma sœur, ni sur moi. Il travaillait dur pour nous nourrir, pour nous offrir tout ce qu'il pouvait afin de rendre notre enfance plus agréable que la sienne. Le monstre qui l'habitait ne se manifestait jamais à la maison, il restait tapi dans les ténèbres avec le sang et la chair de ses victimes, mais parfois – au moins onze fois, de ses propres aveux – papa sortait le soir et allait retrouver ce monstre. Il n'était alors plus mon père, il était autre chose. Je n'ai jamais demandé quoi, exactement. Au début, je ne pouvais pas, car je n'étais pas autorisé à le voir. Puis quand j'ai été en âge de prendre mes propres décisions, c'est moi qui ne voulais plus le voir.

J'avais 10 ans quand le procès a commencé. C'était un cirque. Ma mère était toujours en vie, mais ma sœur et moi en bavions. Ma mère passait son temps à nous hurler dessus quand elle était sobre et, quand elle était soûle, elle pleurait, et, dans un cas comme dans l'autre, nous n'étions pas à la fête. Les cachets et l'alcool n'ont pas tardé à la déglinguer, mais pas assez vite à son goût, et, pour accélérer les choses, elle s'est achevée avec une lame de rasoir. Je ne sais pas combien de temps elle a mis à se vider de son sang. Elle était peut-être toujours vivante quand nous l'avons découverte. J'ai serré la main de ma sœur et nous avons regardé son corps pâle. Il n'y avait plus ni hurlements ni pleurs.

La famille de ma mère nous a rejetés, mais celle de mon père nous a recueillis. Les gosses à l'école se foutaient de moi, ils me tapaient dessus, me piquaient mon cartable au moins une fois par semaine et l'enfonçaient dans les toilettes. Le psychiatre débarquait de temps à autre avec sa batterie de tests et de questions. Ma photo, toujours la même, paraissait à l'occasion dans les journaux, mais de plus en plus rarement. J'étais presque une célébrité. J'étais aussi le fils d'un tueur en série – et certaines bonnes âmes de Christchurch pensaient que je marcherais sur ses traces.

Ma sœur, Belinda, a suivi la voie de ses victimes. Elle a commencé à coucher pour de l'argent à 14 ans. À 16, elle était junkie, avec un penchant pour les liquides qu'elle pouvait se procurer pour pas cher et s'injecter dans les veines. À 19 ans, elle était morte. J'étais le seul survivant de ma famille – le monstre de mon père avait emporté tous les autres.

Bien sûr, le petit Edward a grandi, et j'ai maintenant une famille à moi. Une femme. Un enfant. J'ai expliqué à ma femme qui j'étais peu après notre rencontre. Ça lui a fait peur au début. Mais par chance, elle a appris à me connaître. Et elle a vu que je n'étais pas un monstre.

« Certains pensent que la perversion de mon père était dans ses gènes, et qu'il me l'a transmise. Il est des gens qui croient que je suis moi aussi un homme de sang », dis-je. Et je regarde le sang de la femme avachie du côté passager imprégner le tissu du siège. « Ils croient que c'est le même sang qui coule dans nos veines. Mais ils se trompent. » J'écrase la pédale d'accélérateur et fonce droit dans le mur.

SEPT JOURS PLUS TÔT

1

Le réveil qui se déclenche le vendredi matin avant les vacances de Noël me transperce la tête comme un rayon laser dans un vieux film de science-fiction avec des effets spéciaux à deux balles. Je parviens à entrouvrir à demi les yeux. J'ai l'impression d'avoir la gueule de bois bien que je n'aie pas bu une goutte d'alcool depuis une éternité. Je tends le bras et éteins le réveil, et je suis quasiment rendormi lorsque Jodie me pousse dans le dos. Avec un peu de chance cette année le Père Noël m'apportera un réveil qui ne fera pas de bruit.

« Faut que tu te lèves ,,, dit-elle.

Je mets quelques secondes à saisir ses paroles, mais elles glissent avec moi dans le trou noir du sommeil, et je m'entends répondre :

« J'ai pas envie.

— Debout. C'est à toi de te lever et de me tirer hors du lit.

— Je croyais que c'était ton tour. »

Je me retourne pour lui faire face. Le soleil est éclatant derrière les rideaux, des rais de lumière illuminent le plafond. Je ferme les yeux pour ne pas les voir. je les serre fort et fais comme si c'était de nouveau la nuit.

« Encore cinq minutes. Promis.

— C'est ce que tu as dit il y a cinq minutes quand tu as éteint le réveil pour la première fois.

— Il a déjà sonné ?

— Allez. C'est vendredi. Nous avons tout le week-end devant nous.

— C'est Noël. Nous avons deux semaines devant nous.

— Mais pas encore », me rappelle-t-elle, et elle me pousse une fois de plus.

Je m'assieds au bord du lit et bâille pendant dix secondes avant de lui attraper les mains et d'essayer de la tirer du lit pour ne pas vivre seul le cauchemar du lever. Elle se cache sous les draps et se met à rire. Sam entre dans la chambre et éclate de rire à son tour.

« Maman est un fantôme », dit-elle, et elle lui bondit dessus.

Un « Oumph ! » jaillit de sous les draps, puis un nouvel éclat de rire. Je les laisse s'amuser et vais prendre une douche, l'eau chaude achevant de me réveiller. Je suis en train de me raser lorsque Jodie arrive pour se doucher à son tour.

« Plus que quatre jours de boulot, dit-elle avant de bâiller.

— Je sais.

— C'est presque le week-end. Puis encore trois jours. À peine. Le dernier jour est toujours court.

— Tu as l'air douée pour les maths.

—C'est un des avantages du métier. »

L'avantage du métier vient du fait que Jodie est comptable. Être marié à une comptable n'est pas la fin du monde, mais je me dis probablement ça parce que je fais moi aussi le même métier. Et c'est, naturellement, à travers le boulot que nous nous sommes rencontrés. Les comptables font les frais de milliers de blagues, et notre liaison contribue peut-être à ces stéréotypes – je ne sais pas.

Jodie allume la petite radio en forme de pingouin de la salle de bains. Elle tourne une nageoire jusqu'à trouver une station, puis l'autre nageoire pour monter le volume. Elle chantonne en chœur avec Paul Simon une chanson qui évoque cinquante manières de quitter une femme, et le comptable en moi de se demander comment il en est arrivé à ce nombre, et combien il en a essayé. Mon père avait ses manières bien à lui de quitter les femmes – et je suis quasiment certain que Paul Simon ne les a pas prises en compte – Tranche-lui la gorge, George. Jodie ne connaît pas toutes les paroles et comble les blancs en fredonnant.

Je m'habille et me rends au salon. Des jouets et des manuels scolaires jonchent le sol. La télé est allumée, des personnages de dessin animé dansent gaiement sur l'écran. Sam est en train de finir ses devoirs tout en regardant la télé, développant sa capacité à mener plusieurs tâches de front à cet âge tendre où les devoirs consistent principalement à manier des crayons et des feutres – tout un tas d'objets colorés qui font tout un tas de taches colorées. Le salon est petit, surtout avec le sapin qui en occupe un coin entier. D'ailleurs, c'est toute la maison qui devient trop étroite, et nous sommes sur le point d'en acheter une nouvelle. Aujourd'hui, c'est le dernier jour de classe, pas d'école jusqu'à fin janvier, et Sam est aussi agitée que si elle venait de découvrir la caféine.

J'ouvre les rideaux, et la lumière qui s'engouffre dans le salon et la cuisine se répercute sur chaque surface métallique, donnant l'impression que le soleil n'est qu'à quelques mètres de la maison. Les peupliers qui bordent la rue ont été vaincus par la chaleur, leurs feuilles brûlées commencent à se faner, les pelouses virent à un brun sec sous les coups de boutoir du soleil. Il fait une douzaine de degrés de moins à l'intérieur grâce à la clim qui tourne à fond. Les vacances de Sam commencent dans sept heures, elle est excitée comme une puce, je suis stressé comme pas permis et Jodie est les deux à la fois. Je suis quas¬ment certain qu'un esprit habite ici; il se manifeste la nuit et fout le bazar dans la maison.

Je me rends dans la cuisine et prépare du café. Notre cuisine est pleine d'équipements modernes, dont la plupart étaient à la mode dans les années 1950 et sont de nouveau en vogue aujourd'hui, de l'inox et des courbes partout. Je remplis un bol de céréales pour Sam, qu'elle se met à dévorer, et j'en suis à mon deuxième toast quand Jodie arrive dans le salon. Ses cheveux sombres qui lui retombent autour des épaules sont légèrement humides, et sa peau sent le propre. Elle se penche, m'embrasse sur la joue et me vole le reste de mon toast.

« Pour le baiser, murmure-t-elle en me faisant un clin d'œil.

— J'aurais dû te faire des pancakes. Ça t'aurait coûté plus cher. »

Notre chat, Mogo, vient se frotter aux pieds de Jodie avant de sauter sur la table et de me toiser fixement. Mogo est un chat tigré avec beaucoup trop de personnalité et pas assez de patience. Je me dis parfois qu'il doit avoir des pensées similaires à celles qu'avait mon père il y a tant d'années. Il ne mange jamais quand je le nourris, et il attend toujours que ce soit Jodie qui s'occupe de lui. Il ne s'approche jamais de moi et ne veut pas que je le caresse – mais les chats ne s'approchent jamais de moi, il y a quelque chose en moi qu'ils n'aiment pas. C'est la même chose avec les chiens.

Nous finissons notre petit déjeuner et rassemblons nos affaires. Jodie a sa serviette, Sam son cartable, moi ma sacoche, et c'est l'heure d'y aller. Il est 8 h 30, la chanson de Paul Simon m'est restée dans la tête, et en sortant nous avons l'impression de heurter un mur de chaleur. C'est au tour de Jodie de déposer Sam à l'école. Nous nous embrassons et nous nous étreignons, les portières des voitures claquent, les moteurs se mettent en marche, et nous nous éloignons dans des directions opposées. L'intérieur de ma voiture est comme un four. Des voisins qui emmènent leurs propres enfants à l'école me font signe de la main, d'autres sont sortis se promener avant que la chaleur ne devienne insupportable, certains s'occupent de leur jardin. Les poubelles de recyclage de la mairie, vertes avec un couvercle jaune, longent les rues du quartier, attendant le passage des éboueurs. Sur le chemin du centre-ville, je passe devant des camionnettes équipées de remorques garées au bord de la route – les vendeurs de sapins et de lis de Noël sont assis sur des chaises pliantes, occupés à lire des magazines.

Le centre-ville est délimité par quatre longues avenues qui créent une gigantesque boîte, au sein de laquelle un réseau de rues parallèles forme un damier où les bâtiments sont de deux types : les laids construits il y a cent ans, et les un peu moins laids construits depuis. Le paysage pourrait être transposé dans un roman de Sherlock Holmes sans que personne ne voie la différence, à part Holmes lui-même, qui se demanderait pourquoi les pickpockets et les héroïnomanes ont déserté Baker Street pour laisser place à des membres de gangs et à des sniffeurs de colle.

Le trajet prend de plus en plus longtemps à mesure que Noël approche, la circulation est plus dense qu'hier, mais moins que demain. Quelques prostituées matinales – ou pas encore couchées – attendent aux coins des rues; elles me suivent de leurs yeux sans vie tandis que je passe devant elles, arborant des sourires factices, un maquillage étalé et délavé après une longue nuit, des vêtements courts imprégnés de gaz d'échappement et de fatigue. Je n'ai jamais vu un client s'arrêter de si bon matin – ce serait comme coucher avec un zombie. Je me demande si elles arrêtent de travailler pour Noël, si c'est une période heureuse pour elles, si quand elles rentrent à la maison elles enfilent des bonnets rouges et accrochent des décorations tout en écoutant des chants de Noël.

J'allume la radio et dois zapper quatre stations avant de tomber sur une paire d'animateurs qui ne racontent pas les vieilles blagues scabreuses qui amusent les animateurs depuis vingt ans. Ils annoncent qu'il fait déjà 27 degrés et que la chaleur va monter, nous rappellent que des restrictions d'eau sont en vigueur, que le réchauffement climatique est en route, que nous sommes seulement à un peu plus de sept jours de Noël.

Je me farcis presque tous les feux rouges en pénétrant dans le centre-ville. Les gens cuisent dans leur voiture à mesure que la température monte. Je mets vingt-cinq minutes à atteindre l'immeuble du parking après avoir survécu à la furie de la circulation. J'atteins le huitième étage en négociant les courbes étroites qui mènent aux niveaux supérieurs. Certains automobilistes les empruntent plus prudemment que moi, d'autres comme si c'étaient des pistes de course. Je redescends par l'escalier, me mets à transpirer, et je passe au bas des marches devant un sans-abri nommé Henry qui me dit que je suis un saint quand je lui donne deux dollars. Comme Henry a une bible dans la main, peut-être qu'il a réellement l'œil pour repérer ce genre de choses. Ou alors peut-être que ça vient de la bouteille de vodka bon marché qu'il tient dans son autre main. Le parking n'est qu'à deux minutes à pied de mon lieu de travail. Les trottoirs sont pleins de gens à l'air maussade, tous résignés à passer la journée au bureau ou à faire des achats, ou à dormir sous un banc dans un parc. Certains attendent Noël, certains sont excités, certains n'ont peut-être même pas conscience de son approche. Le soleil continue de grimper. Le ciel bleu de tous côtés donne l'impression accablante que nous ne verrons plus un seul nuage cette année.

Le cabinet comptable où je travaille emploie près de cinquante personnes, et c'est l'un des plus importants, et assurément des plus chic de la ville – son prestige étant renforcé par les noms pompeux des partenaires : Goodwin, Devereux & Barclay. Il domine la ville, et partage l'un des immeubles les plus modernes et convoités de Christchurch principalement avec des cabinets d'avocats et des compagnies d'assurances. Notre société occupe les trois niveaux supérieurs de la tour de quinze étages – c'est la plus grosse société de l'immeuble. La clim souffle de l'air froid dans le hall, et des employés font la queue devant l'ascenseur. J'emprunte l'escalier, où flotte une odeur rance, et recommence à transpirer de plus belle.

Je travaille au treizième étage, où la vue est moins impressionnante que chez les patrons au-dessus, mais meilleure que chez les avocats d'en dessous. J'échange les bonjours de rigueur avec quelques collègues en atteignant mon étage, ce qui prend plus longtemps à cette saison, vu que chacun semble vouloir savoir ce que les autres vont faire pour Noël. Ceux qui demandent le plus semblent être ceux qui ont les projets les plus grandioses.

La plupart d'entre nous avons la chance de disposer d'un bureau particulier – seuls quelques-uns travaillent dans des box. Je fais partie des veinards, d'autant que mon bureau est situé au bout d'un couloir et qu'il n'y a pas beaucoup de passage. C'est ici que je m'occupe de fiscalité, plus ou moins seul dans mon coin. Je pose ma sacoche sur mon bureau, me laisse tomber dans mon fauteuil et écarte ma chemise déjà humide de ma peau. La pièce est assez grande pour abriter un bureau, une personne de chaque côté, et c'est à peu près tout. La plupart des murs de l'étage sont recouverts de dessins d'enfants rapportés par leurs parents – sapins de Noël au crayon mauve et chiens à sept pattes qui nous rappellent que nous préférerions tous être ailleurs – et mon bureau ne déroge pas à la règle. Je passe quelques minutes à regarder des dessins de Sam, le temps de me rafraîchir avant de me plonger dans mon dossier en cours – une société de production d'eau en bouteille, McClintoch Spring Water, qui cherche des réductions d'impôts après s'être fait un paquet d'argent l'année dernière grâce à une campagne publicitaire qui utilisait des représentations de Jésus.

Je retrouve Jodie à 12 h 30 devant un café du Strip, un alignement de cafés-bars qui se transforment le soir en boîtes de nuit. Le va-et-vient est constant et les tables débordent sur le trottoir. On me donne du « monsieur » parce que j'approche de la trentaine, mais si je venais ici ce soir, on me demanderait probablement de m'en aller sous prétexte que je suis trop vieux. Les cafés sont tous à 90 % pleins. Certains clients rougissent au soleil, d'autres sont assis à l'ombre de gigantesques parasols; une odeur de nourriture et d'eau de Cologne épaissit l'air. Les serveuses portent toutes des tee-shirts noirs moulants. La plupart ont les cheveux attachés en queue-de-cheval qui s'agitent quand elles marchent. De l'autre côté de la rue, la rivière Avon est presque immobile. Des insectes grouillent, attirés par l'odeur des herbes dans l'eau stagnante, et une anguille morte avance en flottant ventre en l'air.

Tout en mangeant, nous discutons de la nouvelle maison que nous voulons acheter. Jodle picore du bout des dents sa salade au poulet qui n'a probablement de poulet que le nom ; elle semble incapable d'y trouver le moindre morceau de viande. J'ai pour ma part opté pour une assiette de nachos. La nourriture est correcte, mais pas géniale, bien qu'elle soit hors de prix. Peut-être payons-nous un supplément pour avoir le droit de reluquer les serveuses en tee-shirt.

Notre nouvelle maison aura une pièce supplémentaire, suffisamment grande pour que je puisse y installer une table de billard, et Jodie, du matériel d'aérobic. Nous n'utiliserons sans doute ni l'un ni l'autre, mais, à ce stade, le rêve fait partie du jeu. Ce sera aussi excitant pour Sam d'emménager dans une nouvelle maison. Mais avant ça, nous devons passer la fièvre des fêtes de fin d'année. Sam a l'âge idéal – elle croit encore au Père Noël.

La serveuse arrive et nous demande si tout se passe bien, mais comme nous avons tous les deux la bouche pleine nous ne pouvons pas lui répondre. Elle semble prendre ça pour un oui et va à la table suivante. Nous approchons vraisemblablement des 35 degrés et elle a l'air prête à se liquéfier alors qu'il n'est que 13 heures, on dirait que les parasols sont sur le point de prendre feu. Nous payons la note, et la serveuse nous adresse un sourire de damnée.

La banque n'est qu'à cinq minutes à pied. L'un des côtés de la rue est ombragé et agréable, l'autre est quasiment chauffé à blanc. Les trottoirs sont couverts de chewing-gums fondus et peuplés d'adolescents en skate-board vêtus d'habits amples à capuche, peaufinant ce look de violeur que les gamins adorent ces temps-ci et qui rapporte des millions aux stylistes de mode.

Je me demande à partir de quelle température ils ôteront leurs sweat-shirts. Nous sommes régulièrement abordés par des gens qui tentent de nous convaincre de nous joindre à eux pour sauver les baleines, sauver l'environnement, éradiquer la faim dans le monde. Il y a des guirlandes de Noël accrochées aux lampadaires et aux façades des boutiques, des Père Noël et des rennes en plastique partout. Les employés profitent de leur pause déjeuner pour faire quelques courses, certains portant des paquets et des cadeaux, d'autres arborant des mines éperdues.

La banque est pile-poil au cœur du centre-ville, dans un bâtiment élevé avec un rez-de-chaussée pour le public, et les autres étages... personne ne sait vraiment à quoi ils servent. L'air est climatisé, il y a environ une cinquantaine de plantes en pot, et un vigile qui passe son temps à jeter des coups d'œil à sa montre. Nous sommes en avance et on nous mène à des fauteuils confortables pour tuer le temps. Personne ne nous offre à boire. Il y a des présentoirs remplis de brochures financières contre le mur près de nous, tout un tas d'affiches annonçant des taux d'intérêt sur lesquelles on voit généralement une jeune famille avec une nouvelle maison et un nouveau gamin – ce qui nous convient. Mais une fois qu'on a vu une affiche, il ne reste plus grand-chose à regarder : juste d'autres prêts à taux flottants et fixes, et d'autres sourires de personnes ravies d'être les esclaves de leurs emprunts. Il y a des signes « % » » collés partout.

Soudain, à 13 he13, deux minutes avant notre rendez-vous avec le conseiller financier, six hommes armés de fusils de chasse franchissent calmement la porte.

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