Extraits

Nous regardons en arrière ; et je peux dire que j'avais vu tout ça venir de très loin, au travers des années, et des saisons de soleil, de neige et de vent. Oui, j'avais tout vu. J'avais compris. Mais est-ce suffisant ?

Non. Dans cette douleur que m'a laissée chaque chose dont j'ai été témoin, je sais qu'il n'y a pas de réponse - ce qui est important, ce n'est pas seulement de comprendre mais de vivre avec tout. De ne rien éluder. Non pas juger. Souffrir sans croire que la douleur donne un droit. Avoir pitié. Aimer. Ne pas abandonner l'espoir. Être là : c'est cela qui est important. Nous sommes tous des êtres humains, et j'ai pitié de nous tous, parce que je suis la mère de tous.

On garde une image du passé et stupidement, naïvement, on brode autour et on l'embellit tout au long des années.

Même la grande Bible marron ne l'impressionnait pas.

"Il y a longtemps que je connais ce livre, Nicolaas. Chaque soir de ma vie, j'ai écouté ton père le lire et prier."

- Mais c'est la parole de Dieu, Mama Rose !

- Alors, tu ferais mieux de l'écouter, c'est ton Dieu. Il n'a rien à faire avec moi.

- C'est le maître de l'univers. Il a tout créé.

- C'est Tsui-Goab, l'Aube Rouge, qui a tout fait.

- Il n'y a rien là-dessus dans ce livre.

Elle a craché par terre, me manquant de peu.

"Tsui-Goab ne peut pas vivre dans un livre. Il est partout. Là-haut dans le soleil. Dans le blé qui pousse. Dans les nouvelles feuilles des arbres qui sortent après l'hiver. Dans les hirondelles qui partent et qui reviennent. Dans les pierres vivantes. Dans tout.

- Mama Rose, si tu n'écoutes pas, Dieu enverra du Ciel son feu pour te détruire.

- Alors, laisse-le faire. Laisse-le essayer.

- Maman dit que...

- Laisse-la dire ce qu'elle veut. Ecoute-la. Mais personne n'a rien à me dire. Mon coeur est à moi. Je suis la seule personne libre sur cette ferme.

L'an dernier, quand nous sommes allés au Cap, ai-je dit, j'ai été stupéfaite de voir le nombre d'enfants blancs parmi les esclaves. Et il m'est venu à l'esprit que si les choses continuaient comme cela, nous n'aurions bientôt plus d'autre choix que de les libérer tous. Est-ce que tu imagines ce que cela signifie? Dans ce pays que Dieu nous a donné, nous allons devenir les égaux des bêtes.

On garde une image du passé et stupidement, naïvement, on brode autour et on l'embellit tout au long des années. La revoir a été un choc cruel.

Quel dommage qu'il n'y ait que des filles ! L'éducation des femmes est un véritable gaspillage. Qu'est-ce que Martha avait tiré de tout ce temps passé à l'école? Cela ne l'aidait pas à tenir son ménage.

Au début, dans les illusions de l'adolescence, on croit dans la révolte sauvage. Pris au piège de sa condition - femme, épouse, subalterne -, il ne s'offre que deux échappatoires comme alternative à la violence : la folie ou le suicide. Mais survivre prend le pas, même sur la dignité. Ce n'est pas une reddition, mais un ultime et patient empressement du corps et de l'esprit.

Nous, nous n'avons jamais pensé que ces montagnes et ces plaines, ces immenses pâturages et ces marécages étaient des endroits sauvages qu'il fallait dompter. Ce sont les Blancs qui les ont appelés sauvages et qui y ont vu des animaux sauvages et des hommes sauvages. Pour nous, ce pays a toujours été amical et domestiqué. Il nous a fourni de quoi manger, de quoi boire et de quoi nous abriter. Ce n'est que lorsque les Blancs sont arrivés et ont commencé à creuser, à briser et à tirer, à repousser les animaux, qu'il est devenu sauvage.

Les dimanches ne m'avaient jamais valu rien de bon. On pense trop quand on ne fait rien. Pendant toute la semaine, on travaillait dur et on contrôlait tout ce qui se passait; et cela donnait un sentiment de sécurité. Mais le dimanche, on avait l'impression que tout le monde vous glissait entre les doigts. On n'était plus sûr de ce qui se passait dans le lourd silence; on se sentait étranger, menacé par une panique impossible à dominer parce qu'au-delà de toute compréhension.

Aucun homme n'a assez de pouvoir sur l'esprit pour contenir l'esprit.

Ce qui est important, ce n'est pas seulement de comprendre mais de vivre avec tout. De ne rien éluder. Non pas juger. Souffrir sans croire que la douleur donne un droit. Avoir pitié. Aimer. Ne pas abandonner l'espoir. Etre là: c'est cela qui est important.