Une Aventure de Jill Kismet, Tome 2 : La Prière du Chasseur

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Ce n’est pas le genre de boulot qu’on annonce sur une carte de visite.

Mais il m’arrive de jouer a ce petit jeu. Qu’est-ce que j’inscrirais sur ma carte ?

Jill Kismet, exorciste. Peut-etre sur un joli carton epais couleur creme, avec une chouette police. Plutot classe et pas trop pretentieuse, comme la Garamond ou la Book Antiqua. En caracteres gras. Ou alors une de ces polices a l’ancienne, mais pas ces caracteres manuscrits edwardiens trop chichiteux.

Evidemment, il faudrait penser aux slogans. Jill Kismet, specialiste de l’occulte. Exterminatrice spirituelle. Fleau des serviteurs de l’Enfer.

Ou alors l’etiquette que collait le pere MacKenzie a toutes les femmes a l’ecole primaire : Catin de Babylone. Il savait jouer avec les mots, ce Brimstone MacKenzie. Sans doute son cote irlandais.

Et puis il y a mon prefere : Jill Kismet, chienne psychopathe. Si je devais vraiment me faire une carte de visite, je choisirais sans doute celui-la. Pas tres distingue, je vous l’accorde.

Mais dans mon metier, la distinction peut etre un handicap.

J’entrai au Monde Nuit comme si j’y etais chez moi. Sans talons aiguilles, mais avec mes bottes de combat a la coque d’acier et aux boucles d’argent. Le trench-coat de cuir noir claquait autour de mes chevilles.

Ouais, dans mon metier, il faut avoir le costard de l’emploi — en permanence. Personne ne vous prendra au serieux si vous debarquez en jogging.

Je portais donc un tee-shirt noir moulant et un futal en cuir, et le rubis taille scintillait de son propre pouvoir contre ma gorge. La bague d’argent de Mikhail a mon majeur gauche et la cicatrice a mon poignet droit fourmillaient de chaleur au rythme de la musique qui traversait le beton et venait me percuter les cotes. Avec mes cheveux laches et mes yeux grands ouverts, je paraissais peut-etre meme a ma place parmi cette foule vetue de cuir noir. Yeux brillants, hanches comme des coquillages, ceintures d’anneaux metalliques autour de tailles minces et souples — un melange de bijoux scintillants, de cheveux argentes et de levres vermeilles.

Franchement, les damnes sont superbes. Ceux qu’on croise au Monde, en tout cas. Les infernaux disgracieux ne viennent pas ici, pas plus que les Pactisants moches. Les videurs de l’entree s’en assurent.

Sans le pacte que j’avais conclu, je n’aurais sans doute jamais vu l’interieur de cette boite grouillante d’infernaux. Meme le chasseur qui m’avait formee ne venait ici qu’en dernier recours, et jamais la nuit.

J’aurais tres bien pu ne venir ici que pour y foutre le feu.

Personne ne me pretait attention. Je me dirigeai droit vers le bar. Riverson etait de service et remplissait les verres avec ses yeux aveugles recouverts d’une taie grise. Quand j’approchai, il leva la tete et ses narines se dilaterent. Il sentait ma presence, bien sur. Peu de choses lui echappaient, ce qui expliquait qu’il soit encore en vie. Et puis je brule comme une etoile dans l’ether, surtout quand la cicatrice fourmille a mon poignet et que la sensation me dechire le bras en reaction a cette sombre energie infernale saturant l’air.

Sans compter qu’un exorciste pratiquant a l’air different aux yeux de ceux qui possedent la Vue. On leur apparait comme bardes de piquants d’oursins formant un mur robuste et inflexible qui nous maintient dans notre corps et garde tout le reste a l’exterieur.

Le regard aveugle et voile de Riverson glissa sur moi comme de la gelee froide.

— Kismet. (Meme avec la musique assourdissante, j’entendais bien qu’il n’avait pas l’air ravi.) Je croyais vous avoir dit de ne plus rappliquer avant qu’il ne vous appelle.

Je lui adressai mon sourire le plus chaleureux, qui etirait bien grand mes levres. Et qui devoilait mes dents, mais il ne devait pas s’en rendre compte.

— Desolee, mon grand. (Ma main droite reposait sur la crosse du pistolet. Le fait que les videurs n’aient pas tente de me jeter devait en dire long sur ma reputation. Ou alors Perry s’attendait a me voir debarquer en avance.) Il fallait juste que je passe vite fait. Vous voulez bien me servir une vodka ? Je ne resterai pas longtemps.

Apres tout, c’etait un endroit ou trainaient les damnes, infernaux et Pactisants de haut rang. J’avais quasiment traque ma proie jusqu’a la porte et, avec la presence de tous ces infernaux souillant l’air, l’endroit avait du lui faire l’effet d’une cachette tentante ou une chasseuse n’oserait peut-etre pas la suivre.

Voila qui suffirait a faire ricaner de degout n’importe quel chasseur. Ils devraient pourtant savoir qu’il existe peu d’endroits sur terre ou une chasseuse n’irait pas quand elle en pince serieusement pour quelqu’un.

Je me retournai en m’adossant au bar. Balayai la piste de danse du regard. Ma main caressait la crosse du flingue, glissait sur le metal lisse, le tapotait des doigts — le bout des doigts, car je me ronge les ongles. Je regardai se tortiller toute cette chair pale tandis que le DJ pactisant a quatre bras, en haut de l’autel, se retrouvait soudain eclaire par une flamme bleue, bras inferieurs tendus ; puis la musique monta d’un cran et les boules disco projeterent des eclats lumineux sur toute la piste.

Bientot. Il va bientot se montrer.

Je me laissai aller en arriere tandis que la petite zone de peau sensible entre mes omoplates se herissait soudain de chair de poule. Les amulettes d’argent tressees au fil rouge dans mes cheveux remuerent avec un tintement audible malgre l’agression musicale. Je tournais le dos a Riverson, et je me trouvais en plein milieu d’un patchwork de damnes.

Elle est pas belle la vie, ma grande ?

— Vous ne devriez pas etre la, brailla-t-il pour couvrir la musique tout en posant brutalement une double vodka sur le bar. Perry est toujours furax.

Je haussai les epaules. Un geste plus eloquent qu’un millier de mots. Si Perry etait toujours contrarie par l’incident de l’eau benite ou par d’autres occasions ou j’avais perturbe ses plans, autant passer le restant de mes jours adossee a ce bar.

Alors profitons-en. Je m’emparai du verre sans le regarder et le vidai d’un coup.

— Un autre, hurlai-je en reponse. Et mettez-le sur mon ardoise.

Riverson me les servit a la chaine. J’en descendis cinq — dommage que mon metabolisme brule l’alcool en quelques secondes — avant de percevoir un changement de pression dans l’air. Je me retournai brusquement, brandis mon flingue, refermai la main gauche autour du manche de cuir tresse accroche au niveau de ma taille et laissai le fouet se derouler.

Les gens se trompent sur le maniement du fouet. Pour l’utiliser, il faut que la hanche guide le coup ; il faut anticiper de quelques secondes l’endroit ou l’on veut se trouver. Comme dans une partie d’echecs rapide. Pas mal de cretins qui se croient capables de donner du fouet se retrouvent avec des cicatrices plein la figure ou carrement de vraies blessures, parce qu’ils ont oublie ce simple fait. Le fouet claque parce qu’il depasse la vitesse du son ; les petits bang supersoniques signifient que les losanges metalliques attaches aux lacets qui le terminent peuvent arracher la peau de l’os si on s’y prend bien — ou mal, d’ailleurs.